Tandis qu’elles résidaient en Grande-Bretagne ou aux États-Unis, les correspondances électroniques de ces personnalités ont toutes été espionnées par les systèmes de surveillance d’Amesys, un marchand d’armes de guerre électronique français intégré au groupe Bull.
Ainsi qu’OWNI l’a découvert en travaillant en partenariat avec l’organisation Wikileaks, qui dévoile ce jeudi près de 1 100 documents provenant des industriels de la surveillance massive et de l’interception des télécommunications auxquels la société Amesys appartient. Ces nouvelles fuites montrent un marché de la surveillance de masse apparu en 2001 et représentant désormais 5 milliards de dollars, avec des technologies capables d’espionner la totalité des flux internet et téléphoniques à l’échelle d’une nation. Ces matériels, pour l’essentiel, sont développés dans des démocraties occidentales et vendues un peu partout, notamment à des dictatures comme on a pu le découvrir à l’occasion du printemps arabe. Contactés dans le cadre de cette enquête, les responsables de la société Amesys nous ont adressé la réponse suivante :
"Amesys est un industriel, fabricant de matériel. L’utilisation du matériel vendue (sic) est assurée exclusivement par ses clients. Amesys n’a donc jamais eu accès à l’exploitation faite du matériel vendu en Libye."
Cependant, les pseudos ou adresses e-mails de ces opposants libyens, ainsi que ceux de deux fonctionnaires américains et d’un avocat britannique, apparaissent nommément dans le mode d’emploi du système Eagle de “surveillance massive” de l’Internet, “à l’échelle d’une nation“, rédigé en mars 2009 par des employés d’Amesys.
OWNI avait révélé en juin dernier que ce système de surveillance de toutes les communications internet (mail, chat, sites visités, requêtes sur les moteurs de recherche…), avait été vendu à la Libye de Kadhafi, ce que le Wall Street Journal et la BBC avaient confirmé cet été, mais sans que l’on puisse alors en évaluer les conséquences.
La page 52 du manuel visait initialement à expliquer aux utilisateurs d’Eagle qu’on ne peut pas cartographier les relations de plus de 80 “suspects“. La capture d’écran associée, une fois désanonymisée, révèle ainsi une quarantaine de pseudonymes, adresses e-mail et numéros de téléphone ; la barre de défilement, à droite, laissant penser que le document d’origine en comportait au moins deux fois plus :
Nous avons mis plus de deux mois à identifier à qui correspondaient ces adresses e-mails et pseudonymes, et pour contacter leur propriétaire. Et, de fait, Annakoa, l’homme au plus de 80 contacts qui dépasse donc le nombre de “suspects” que peut traiter le logiciel Eagle, avait beaucoup de relations. Et pas n’importe qui.
Ici Londres
Annakoa est le pseudonyme de Mahmoud al-Nakoua, un intellectuel, journaliste et écrivain libyen de 74 ans, co-fondateur du Front national pour le salut de la Libye (NFSL), le mouvement d’opposition libyen le plus important, après celui des Frères musulmans. Considéré comme l’un des “pères fondateurs” de l’opposition libyenne en exil, il vivait en Grande-Bretagne depuis 32 ans, au moment où il était espionné par les systèmes d’Amesys. Il a depuis été nommé, en août dernier, ambassadeur de la Libye à Londres par le CNT.
Présent également dans cette liste de personnes surveillées, Atia Lawgali, 60 ans, fait partie des 15 membres fondateurs du comité exécutif du CNT, qui l’a depuis nommé ministre de la culture.
Lui aussi suivi à la trace par la technologie vendue à Kadhafi, Ashour Al Shamis, 64 ans, vivait en exil en Grande-Bretagne, d’où il animait Akhbar-libya.com, un site d’information anglo-arabe qui lui aussi par le NED, à hauteur de 360 000 dollars.
Akhbar-Libya.com, tout comme Transparency-Libya.com, n’existent plus : les opposants libyens en exil ont ceci en commun qu’une bonne partie de leurs boîtes aux lettres électroniques ont été piratés, et que leurs sites ont tous été “détruits“, plusieurs fois, par des pirates informatiques à la solde de la dictature libyenne. Et c’est aussi pour “restaurer et sécuriser (leur) site web contre les attaques virtuelles destinées à les détruire” que le NED les avait financés.
Après s’être attaqué à leurs sites, et piraté leurs boîtes aux lettres e-mails, les services de renseignement de Kadhafi décidèrent d’aller encore un peu plus loin, en achetant à Amesys son système de surveillance de l’Internet, afin de savoir avec qui ils correspondaient. Ce pour quoi deux employées du NED apparaissent dans la liste des adresses e-mails ciblées : Hamida Shadi, en charge des subventions concernant la Libye, et Raja El Habti, qui était alors l’une des responsables du programme Moyen Orient & Afrique du Nord.
Désireux d’engager des poursuites contre les premiers piratages, Shamis était de son côté entré en contact avec Jeffrey Smele, un avocat britannique spécialiste de l’Internet et du droit des médias. Smele est aussi l’avocat du Bureau of Investigative Journalism (BIJ), une ONG britannique de journalisme d’investigation avec qui nous avons travaillé sur ces dernières fuites de WikiLeaks. Et c’est peu dire que nos confrères ont découvert avec stupeur que Jeffrey Smele figurait en deuxième position sur la liste verte des personnes surveillées pour avoir cherché à défendre Shamis contre les piratages libyens.
Les anglo-saxons ne sont pas les seuls à avoir pâti de cette surveillance électronique. Et plusieurs des Libyens, vivant en Libye et proprement identifiés dans la “liste verte“, ont été directement menacés du fait de leurs communications Internet :
Yunus Fannush, dont le frère fut pendu par Kadhafi, avait ainsi été personnellement convoqué par Moussa Koussa, l’ancien patron des services secrets libyens. Ce dernier lui montra plusieurs e-mails échangés avec des opposants à l’étranger, ainsi que la liste des pseudos qu’il utilisait pour écrire des articles publiés à l’étranger.
Ahmed Fitouri, un journaliste qui avait passé 10 ans dans les geôles libyennes, pour avoir fait partie du parti communiste, fut quant à lui arrêté par les autorités alors qu’il devait rencontrer une personne avec qui il n’était en contact que par e-mail.
Mohamed Zahi Bashir Al Mogherbi, qui avait fait ses études aux États-Unis, et qui dirigeait le département de sciences politiques de l’université de Benghazi, avait de son côté demandé à ses amis en exil de cesser tout contact Internet avec lui après avoir, lui aussi, été menacé par les autorités.
Un système anti-WikiLeaks
Dans le communiqué de presse qu’Amesys avait publié début septembre, la filiale de Bull avait écrit que son système, installé en 2008, s’était contenté d’analyser “une fraction des connexions internet existantes” en Libye, et avait tenu à rappeler que :
"Toutes les activités d’Amesys respectent strictement les exigences légales et réglementaires des conventions internationales, européennes et françaises."
En mars 2011, Amesys était par ailleurs fière d’annoncer le lancement de BullWatch, un “système anti-WikiLeaks unique au monde” de prévention des pertes de données destiné à “éviter la propagation non maîtrisée de documents sensibles“.
Pour le coup, Amesys n’a même pas été en mesure de protéger correctement ses propres informations sensibles. Dans le fichier interne à la société sur lequel nous avons travaillé, les références des personnes espionnées avaient été anonymisées, mais grossièrement. Pour parvenir à les faire émerger, nous n’avons pas eu besoin de recourir aux services de la crème des experts en matière de hacking. Il nous a suffit de cliquer sur les images “anonymisées” avec le bouton droit de sa souris, de copier lesdites images, puis de les coller dans un éditeur graphique… pour faire disparaître les caches apposées sur l’image. Ce que tout un chacun pourra vérifier entéléchargeant le fichier.
Amesys ne se contente pas de vendre à des dictatures ses appareils de surveillance tous azimuts d’Internet. En octobre dernier, OWNI racontait que cette entreprise très dynamique équipe aussi les institutions sécuritaires françaises. Les comptes-rendus des marchés publics montrent la vente d’au moins sept systèmes d’interception et d’analyse des communications. Mais ni Matignon, ni les ministères de la Défense et de l’Intérieur n’ont daigné répondre à nos questions.
La porte-parole de Bull est la fille de Gérard Longuet, ministre de la Défense qui, le 13 juillet 2001, a élevé Philippe Vannier, l’ex-PDG d’Amesys devenu celui de Bull, au grade de chevalier de la légion d’honneur“. Et cet été, le Fonds stratégique d’investissement (partiellement contrôlé par l’État) est arrivé au capital de la société.
Retrouvez notre dossier sur les Spy Files :
- La surveillance massive d’Internet révélée
- La carte d’un monde espionné
Retrouvez nos articles sur Amesys.
Retrouvez tous nos articles sur WikiLeaks et La véritable histoire de WikiLeaks, un ebook d’Olivier Tesquet paru chez OWNI Editions.
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