dimanche 20 novembre 2011

Un livre pour ne pas oublier


Si les responsables des éditions du Seuil m'avaient demandé mon avis, je leur aurais suggéré de rééditer, ou de réimprimer, le livre de Monique Hervo, Chroniques du bidonville : Nanterre en guerre d'Algérie, que leur maison a publié en 2001. C'était dans la collection "L'épreuve des faits", avec une préface de François Maspero.

(Votre libraire vous dira que cet ouvrage est épuisé. Selon l'un de mes fournisseurs agréés, il devrait en rester quelques exemplaires dans l'une ou l'autre des librairies du groupe l'Harmattan.)

Certes, Monique Hervo est une parfaite inconnue du monde des lettres, mais il se trouve qu'il y a de parfaites inconnues qui gagnent à être connues.

Monique Hervo est née Paris en 1929. Son enfance a été marquée par l’exode, les bombardements, l’occupation allemande… En 1945, membre des Guides de France, elle participe, en tant que brancardière bénévole, à l'accueil des rescapés des camps à la gare de l'Est.

Elle entreprend des études artistiques. D'abord, en 1947, à l’École des arts décoratifs de Grenoble, puis, en 1951 à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris, où elle étudiera jusqu'en 1955. Elle avait choisi de devenir maître verrier, mais elle finira par se détourner de ce projet prometteur. Dix ans après la fin de la guerre, il restait encore bien des verrières à restaurer ou à remettre en place dans les églises, basiliques et cathédrales. On pouvait même espérer y faire un peu d'argent. Mais la jeune femme a trouvé que cela était beaucoup trop mince pour justifier une vie.

En 1956, elle décide de rejoindre le Service civil international (SCI), comme volontaire bénévole.

Le SCI a été fondé, après la prétendue Grande Guerre, par l'ingénieur suisse Pierre Ceresole, sur une idée que nos contemporains les plus pragmatiques jugeront d'une naïveté absolue. En 1920, il organise dans un lieu hautement symbolique, à Esnes-en-Argonne qui est situé dans la région de Verdun, un chantier de reconstruction où, pendant cinq mois, viendront travailler des volontaires allemands, anglais, autrichiens, belges ou français. Ces utopistes ne se contentent pas de vouloir construire la paix avec leurs pelles et leurs truelles, ils veulent aussi faire admettre que ces travaux effectués en commun, dans le mélange des langues qui hurlaient les ordres quelques années auparavant, peuvent avantageusement remplacer, pour les volontaires, l'abrutissement du "service militaire". Certaines idées ont la vie dure, et la branche française du SCI, fondée en 1936, accueillera, dans les années 50, objecteurs et insoumis, et participera à la reconnaissance, en 1963, de leur statut.

Monique Hervo devient permanente du SCI en 1958. Elle organise des chantiers de jeunes volontaires en région parisienne et différentes villes de France en liaison avec le PACT (Propagande et action contre les taudis). Elle fait aussi partie de diverses équipes d'urgence réunies pour intervenir sur des sites de catastrophes naturelles. Et, en août1959, apprenant qu'un incendie vient de se produire dans un des bidonvilles de Nanterre, elle se rend dans celui de La Folie, et décide d'y installer une antenne de volontaires du SCI.

Le FLN - le Front de libération nationale algérien, très présent dans le bidonville - accepte cette installation. Et la population accorde l'hospitalité - c'est le mot, et il faudrait peut-être le souligner - à Monique Hervo et ses volontaires.

Chroniques du bidonville : Nanterre en guerre d'Algérie est le journal de ces années-là.


Août

Route déserte. Terrains vagues abandonnés. Quelques talus barrent l'horizon. Çà et là, un arbre perdu, esseulé. Au loin, s'élancent une multitude de blocs d'HLM sortis de terre de fraîche date. La chaussée devient chemin de terre. S'élève un peu. Et, comme posé sur un plateau, surgit un monstrueux amas de cabanes. Des milliers de tôles enchevêtrées se mêlent à des briques cassées : La Folie. Des moutons broutent l'herbe alentour. Monté sur un cheval de labour, un Tunisien à fière allure parcourt les lieux au petit trot. Gravats et vieilles ferrailles traînent aux abords de cette étrange cité, reliquats des déchets déversés ici par des entreprises : une décharge publique ! Je contourne le bidonville. Je n'ose y pénétrer. Je suis une intruse. Par une sorte de boyau, je me faufile à l'intérieur de cette agglomération en papier goudronné et cartons aplatis, bouts de bois vermoulus et tôles rouillées. Situées derrière le palais de La Défense en construction luisant de blancheur, les baraques s'agrippent les unes aux autres dans un décor de débris de matériaux usés. Les chemins sont vides. Tout semble inerte. Seules quelques silhouettes féminines fugitives s'engouffrent derrière des planches branlantes.


Si, dans cette première note, Monique Hervo parle de sa timidité en arrivant à Nanterre, elle n'a pas écrit son journal pour s'écouter vivre, ni même pour laisser une trace de son action au bidonville avec son groupe de volontaires.

Elle a préféré y consigner ce que vivent ces "autres", Algériens - en majorité -, Marocains, Tunisiens et Portugais, avec qui elle a décidé de vivre. Et c'est cela que son livre nous donne à lire.

Ces pages, fragments d'un récit plus ample de la vie du bidonville qui ne sera jamais écrit, ne sont pas simples feuillets d'observations rassemblés pour mémoire. Il faut souligner la grande qualité d'écriture de ces chroniques de l'immédiat. En quelques phrases courtes et nerveuses, Monique Hervo est capable de rendre compte d'une situation ou, avec un beau talent du croquis rapide, esquisser une silhouette. Deux ou trois lignes, quelques traits, essentiels, et c'est un vivant qui apparaît...

Ces vivants, hommes, femmes, enfants, qui survivent dans des conditions matérielles indignes à deux - ou trois - pas de la prétendue plus belle avenue du monde, vivent aussi dans la guerre - cette guerre qui n'a trouvé officiellement son nom qu'en 1999. Le journal de Monique Hervo a été écrit dans cette guerre, et il témoigne de l'intensification implacable des opérations qui a été orchestrée par le gouvernement français, avec la participation active du préfet Maurice Papon et de quelques autres, comme le capitaine Raymond Montaner, commandant de la Force de police auxiliaire - les Harkis de Paris -, afin de séparer le FLN de sa base. Les récits d'arrestations, de tabassages, de tortures, se succèdent à un rythme accéléré. Les descentes des forces de l'ordre au bidonville deviennent de plus en plus fréquentes, de plus en plus humiliantes, violentes et destructrices.

Jusqu'à ce mois d'octobre 1961, marqué par la manifestation du 17, et sa répression sanglante.

18 h 30. Je me trouve à La Folie. Je vois hommes, femmes enfants partir en masse, comme si toutes les baraques s'embrasaient. Cependant, les familles sortent du bidonville sans affolement, les unes derrière les autres, d'un pas résolu. Les regards sont impressionnants, on y discerne l'appréhension.

Monique Hervo ira jusqu'aux abords du pont de Neuilly...

Nous sommes là, un ensemble de familles dispersées au milieu des hommes marchant épaule contre épaule. Un peu plus loin, d'autres regroupements familiaux sont également noyés dans la masse. Je porte un bébé. Pas de Français parmi cette foule considérable qui défile. C'est la consigne donnée par les organisateurs. Manifestation exclusivement algérienne. (...)

Noyée au milieu de ce peuple en marche vers son indépendance, ma participation reste pour moi un immense honneur que je dois aux militants de La Folie. Avec leurs bébés dans les poussettes, les Algériennes avancent, déterminées elles aussi, au-devant des forces de police qui les attendent. Soudain, des coups de feu. La fusillade éclate entre le rond-point de La Défense et le pont de Neuilly, sur l'avenue du Général-de-Gaulle. Notre regroupement de mères et d'enfants se trouve alors, très exacte­ment, à la hauteur de la rue Arago à Puteaux. La chaussée étant fortement en pente, je peux voir nettement, en contrebas, un bar­rage d'uniformes sombres de la police. Des canons de fusil ou des mitraillettes s'agitent, braqués sur les premiers rangs des manifestants. Des balles sont tirées en direction de notre cortège. (...)


Certains soutiennent encore que cet "incident" du pont de Neuilly a été terriblement exagéré...

Monique Hervo (à gauche),
devant une de ses photos du bidonville.
(Colloque de Nanterre, 15 octobre 2011.)
(Photo : Vanessa Caradant.)

La publication de ce journal s'achève sur une note du 5 juillet 1962, relatant les fêtes qui suivirent, à La Folie, la proclamation de l'indépendance de l'Algérie...

(Monique Hervo, une fois l'équipe du SCI dispersée, continuera de vivre seule au bidonville jusqu'à sa "résorption" définitive, en 1971. Elle participera à la création du GISTI - Groupe de soutien et d'information des (travailleurs) immigrés - et passera sa vie aux côtés des plus démunis, œuvrant avant bien d'autres dans ce qui est devenu "l'humanitaire", sans jamais rien vendre, surtout pas elle-même.)

En plus d'une postface où, quarante ans plus tard, on retrouve la même indignation et le même engagement, Monique Hervo a tenu à ajouter au texte de ces chroniques quelques annotations en bas de page. Elle y donne surtout des références pour appuyer ce qu'elle dit des opérations de "pacification" menées par l'armée en Algérie ou des actions de "maintien de l'ordre" en France. Il est remarquable de constater que presque toutes ces références datent des années mêmes de cette "sale guerre"...

Comme si, en note de bas de page, ce livre nous disait : "Ne dites pas que vous ne pouviez pas savoir !"

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