Pourquoi les mouvements révolutionnaires du passé ont fait faillite

Rosa Luxemburg I


Michel Peyret

J’ai déjà donné à faire connaître Anton Pannekoek.
Voir notamment, dans ma "Tribune libre" de "Rouge Midi", l’article :"Propriété publique et propriété commune", selon Anton Pannekoek.
J’ai trouvé son approche intéressante.
Le personnage ne l’est pas moins.

UN PROCHE DE ROSA LUXEMBURG

Anton Pannekoek, dit Wikipedia, était un astronome réputé, un astrophysicien et un militant communiste néerlandais (1873-1960).
Militant de l’aile gauche de la 2ème Internationale, ses positions le rapprochent de Rosa Luxemburg. Son courant de pensée a été appelé "Gauche germano-hollandaise".
Opposant résolu à la Première guerre mondiale, il rejoint dès 1919 la 3ème Internationale dont il est exclu en 1921 en raison de ses positions de "communisme de gauche" et de son opposition à l’autoritarisme de Lénine.
Conseilliste, il rejette le stalinisme dès son apparition, comprenant d’emblée que ce courant n’a plus de rapport avec le marxisme...
Anton Pannekoek écrit le texte : "Pourquoi les mouvements révolutionnaires du passé ont fait faillite" en 1940.

UNE NOUVELLE GRANDE GUERRE IMPERIALISTE

1940.
Anton Pannekoek est persuadé que le monde est alors plongé dans une nouvelle grande guerre impérialiste.
"Quelle que soit la prudence avec laquelle les gouvernements belligérants traitent les affaires économiques et sociales pour essayer d’éviter de tomber dans un enfer total, ils n’arriveront pas à prévenir une catatrophe sociale.
"Avec l’épuisement et l’appauvrissement général, particulièrement sévères sur le continent européen, avec l’esprit d’agressivité féroce encore puissant, de violentes luttes de classes accompagneront les restructurations inévitables du système de production.
"Quand le capitalisme privé se sera effondré, l’enjeu sera : économie planifiée, capitalisme d’Etat, exploitation ouvrière d’un côté ; liberté ouvrière et pouvoir de décision sur la production de l’autre côté.
"La casse ouvrière va à cette guerre handicapée par le fardeau de la tradition capitaliste de soumission aux partis et par le fantasme d’une révolution de type russe.
"L’immense pression de cette guerre poussera les ouvriers à résiter spontanément contre leurs gouvernements et à entreprendre des luttes sous une nouvelle forme.
"Quand la Russie entrera dans le camp contre les pouvoirs occidentaux, elle rouvrira sa vieille boîte à slogans et appellera les ouvriers à faire une révolution mondiale contre le capitalisme pour essayer de mettre de son côté les ouvriers révoltés.
"Les bolcheviques pourraient ainsi avoir encore une chance. Mais cela ne représenterait pas une solution aux problèmes des ouvriers. Quand la misère générale augmentera et que les conflits entre classes deviendront plus durs, la classe ouvrière devra, par nécessité, s’emparer des moyens de production et trouver les moyens de se libérer de l’influence du bolchevisme." Il est évident que Pannekoek ne pouvait imaginer que la guerre se terminerait par le partage de l’Europe, avec interdiction pour les peuples de sa partie occidentale de faire la révolution, l’occupation américaine étant chargée de faire respecter les engagements pris dans les traités...

LE RETOUR SUR LE PASSE

1940.
Il y a trente ans, dit Pannekoek, tout socialiste était convaincu que la guerre qui s’annonçait entre les grandes puissances entraînerait la catastrophe finale du capitalisme et serait suivie de la révolution prolétarienne.
Ces espoirs restaient forts même après que la guerre eut éclaté et que le mouvement socialiste se fut effondré comme facteur révolutionnaire. Même les révolutionnaires demeuraient convaincus que la révolution mondiale aurait lieu à la suite de la guerre mondile.
Et en effet elle est venue.
Telle un météore, la révolution a éclaté sur la terre, et les ouvriers de tous les pays se sont soulevés et ont commencé à bouger.
Mais, pour Pannekoek, ce n’est que quelques années après qu’il est devenu clair que la révolution déclinait, que les convulsions sociales décroîssaient, que l’ordre capitaliste était graduellement restauré.
"Aujourd’hui, le mouvement ouvrier révolutionnaire est au plus bas et le capitalisme est plus puissant que jamais.
"Une fois encore on a une grande guerre, et une fois encore les ouvriers et les communistes se reposent la question : est-ce qu’elle va affecter le système capitaliste au point d’entraîner une révolution ouvrière ? "Est-ce que l’espoir d’une lutte victorieuse pour la liberté de la classe ouvrière ve cette fois devenir réalité ? "Il est clair, dit-il, qu’on ne peut pas espérer trrouver une réponse tant qu’on n’a pas compris pourquoi les mouvements révolutionnaires d’après 1918 ont échoué.
"Ce n’est qu’en étudiant toutes les forces qui jouaient alors qu’on peut se faire une idée claire sur les causes de cet échec.
"On doit donc essayer de voir ce qui s’est passé il y a vingt ans dans le mouvement ouvrier mondial."

LE MOUVEMENT LE PLUS IMPORTANT

Pour Pannekoek, la croissance du mouvement ouvrier n’a pas été le seul évènement important, ni même le plus important de l’histoire du siècle dernier.
"Le plus important était la croissance du capitalisme lui-même. Il a crû non seulement en intensité par la concentration du capital, le perfectionnement croissant des techniques industrielles, l’augmentation de la productivité – mais aussi en extension.
"Partant des premiers centres industriels et commerciaux (Angleterre, France, Amérique et Allemagne), le capitalismr a commencé à envahir les autres pays jusqu’à conquérir la terre entère.
"Dans les siècles passés, les autres continents étaient voués à être exploités comme colonies. Mais à la fin du 19ème siècle et au début du 20ème, on voit une forme de conquête supérieure.
"Ces continents sont assimilés par le capitalisme, ils sont devenus eux-mêmes capitalistes.
"Ce fut un processus très important, qui s’est déroulé avec une vitesse croissante au siècle dernier et a entraîné un changement fondamental dans leur structure économique. Il fut à la base d’une série de révolutions d’envergure mondiale."

DEUX MOUVEMENTS REVOLUTIONNAIRES

Autrefois, poursuit Anton Pannekoek, les pays centraux du capitalisme développé, ,avec la classe moyenne (la bourgeoisie) comme classe dominante, étaient entourés d’une frange de pays moins développés.
Là, la structure sociale était encore entièrement agricole et plus ou moins féodale ; des fermiers exploités par des propriétaires terriens cultivaient de grandes étendues de terre et ils étaient constamment en lutte plus ou moins ouverte contre eux et les autocrates en place.
Dans le cas des colonies, cette pression interne était renforcée par l’exploitation imposée par le capital colonial européen qui faisait des propriétaires et des rois ses agents.
Dans d’autres cas, cette exploitation par le capital eu(ropéen était le fait d’emprunts financiers des gouvernements, qui imposaient de lourdes taxes aux fermiers.
On a construit des chemins de fer pour apporter les produits industriels qui ont détruit les anciennes industries locales et qui emportaient la matière première et les produits agricoles.
Cela a graduellement introduit les fermiers dans le commerce mondial et a fait naître en eux le désir de devenir des producteurs libres pour vendre sur le marché.
On a construit des usines ; une classe d’hommes d’affaires et de commerçants s’est développée dans les villes, qui a ressenti la nécessité d’un meilleur gouvernement pour ses intérêts.
Les jeunes qui faisaient leurs études dans les universités occidentales sont devenus les porte-parole révolutionnaires de ces tendances qu’ils formulaient dans des programmes théoriques, revendiquant principalement la libération nationale et l’indépendance, un gouvernement démocratique et responsable, des droits civils et des libertés leur permettant de se faire une place comme cadres et politiciens d’un Etat moderne.

UN ENNEMI COMMUN ET DES DIFFERENCES

Anton Pannekoek considère que le développement proprement capitaliste dans le monde prit place en même temps que le développement du mouvement ouvier dans les pays centraux du grand capitalisme.
"On avait donc deux mouvements révolutionnaires, pas seulement parallèles et simultanés, mais ayant aussi de nombreux points de contact.
"Ils avaient un ennemi commun, le capitalisme qui, sous la forme de capital industriel exploitait les ouvriers et, sous la forme de capital colonial et financier, exploitait les fermiers dans les pays orientaux et coloniaux, et soutenait leurs despotes.
"Les groupes révolutionnaires de ces pays n’ont trouvé compréhension et soutien que de la part des travailleurs socialistes d’Europe occidentale.
"Alors, ils se sont dits socialistes aussi. Les vieilles illusions sur les révolutions des classes moyennes apportant la liberté et l’égalité à toute la population ont ressurgi."

LA REVOLUTION PROLETARIENNE, RESULTAT D’UN CAPITALISME DEVELOPPE

En réalité, montre Anton Pannekoek, il existait une différence profonde et fondamentale entre ces deux sortes de buts révolutionnaires, dits occidental et oriental.
"La révolution prolétarienne ne peut être le résultat que d’un capitalisme développé au plus haut point. Elle met fin au capitalisme.
"Les révolutions dans les pays de l’est étaient le produit d’un capitalisme qui n’en était qu’à ses débuts dans ces pays.
"Considérés ainsi, elles ressemblent aux révolutions que les classes moyennes ont faites dans les pays occidentaux, et elles doivent être considérées comme des révolutions des classes moyennes.
"Bien que la classe moyenne composée d’artisans, de petits-bourgeois et de paysans riches ne fût pas aussi nombreuse que dans les révolutions française et anglaise, leur caractère général est analogue...
Le caractère général d’une révolution prolétarienne doit être différent.
"Au lieu de la lutte égoïste pour des intérêts personnels, il doit y avoir une action commune pour les intérêts de la classe. Un ouvrier seul est impuissant ; ce n’est que comme partie de sa classe, comme membre d’un groupe économique solidement relié, qu’il peut gagner du pouvoir...
"Ainsi donc, ces deux types de révolution sont aussi différents l’un de l’autre que le sont le début et la fin du capitalisme..."

LA GUERRE MONDIALE DE 1914-18 ET LES REVOLUTIONS

La guerre mondiale de 1914-18, avec sa destruction massive de forces productives, a laissé des cicatrices profondes.
Dans les pays hautement industrialisés, la lutte de classe était déjà le facteur dominant de l’histoire. Les ouvriers ont appris que le capitalisme s’approprie non seulement leur force de travail, mais aussi leur vie.
Dans les pays de l’est de l’Europe, l’aristocratie terrienne a été dépossédée, les fermiers se sont emparés des terres.
On a vu surgir une classe de petits et moyens propriétaires terriens.
Ces révolutions étaient des révolutions des classes moyennes et, en tant que telles, elles marquaient le début d’un développement illimité du capitalisme et de l’industrie.
En Russie, la révolution est allée plus loin que partout ailleurs.
Parce qu’elle a détruit le pouvoir tsariste, qui avait été une puissance dominante en Europe pendant un siècle et l’ennemi le plus haï par toute démocratie et par le socialisme, la révolution russe a guidé tous les mouvements révolutionnaires en Europe.
Il est vrai que l’essentiel du contenu social de la révolution russe – la terre aus paysans, l’écrasement de l’autocratie et de la noblesse – en faisait une révolution des classes moyennes et les bolcheviks eux-mêmes ont renforcé ce caractère en se comparant aux jacobins de la révolution française.

LES SOVIETS OU CONSEILS

Mais les ouvriers de l’ouest eux-mêmes pleins de traditions de liberté petite-bougeoise, n’ont pas ressenti cela comme leur étant étranger. La révolution russe leur a montré en exemple des méthodes d’action. Son pouvoir était le pouvoir de l’action de masse spontanée des ouvriers industriels des grandes villes.
"Dans ces actions, dit Pannekoek, des ouvriers russes ont donné naissance à la forme d’organisation la plus appropriée à l’action indépendante : les soviets ou conseils. Ils sont ainsi devenus les guides et l’exemple pour les ouvriers des autres pays.
"Quand, un an plus tard, en novembre 1918, l’empire allemand s’est écroulé, l’appel à la révolution mondiale lancé par les bolcheviks russes a été salué et reçu avec enthousiasme...Les groupes qui se proclamaient communistes sont passés outre le fait que, économiquement, la Russie n’en était qu’au seuil du capitalisme et que les centres prolétariens n’étaient que de petits ilots dans un océan de paysannerie primitive.
"Ils se disaient par ailleurs que, lorsque la révolution mondiale viendrait, la Russie ne serait qu’une province du monde, le lieu où la lutte a commencé, et que les pays les plus avancés du capitalisme prendraient rapidement la relève et détermineraient le cours réel du monde.
"Mais le premier mouvement de révolte des ouvriers allemands a été battu...Contre ces rebelles s’est dressée une coalition du parti social-démocrate, dont les chefs avaient des sièges au gouvernement, et des anciennes classes gouvernantes, bourgeoisie et officiers de l’armée.
"Les premiers ont endormi la classe pour l’empêcher d’agir. Les seconds ont organisé des bandes armées pour écraser le mouvement de révolte et ont assassiné les chefs révolutionnaires, Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg..."

DICTATURE DU PROLETARIAT OU DICTATURE DU PARTI COMMUNISTE

Cependant, dans tous les pays capitalistes, en Angleterre, en France, en Amérique, aussi bien qu’en Allemagne des groupes révolutionnaires se sont créés en 1919...
"Mais bientôt, dit Anton Pannekoek, ces groupes ont pris conscience, avec une surprise de plus en plus douloureuse, que derrière le nom de communisme c’étaient d’autres principes et d’autres idées que les leurs que Moscou était en train de propager.
"Ils montraient les soviets russes comme les nouveaux organes ouvriers d’auto-organisation de la production. Mais peu à peu on apprit que les usines russes étaient de nouveau dirigées par des directeurs nommés d’en haut et que les positions politiques importantes avaient été prises par le Parti communiste.
"Ces groupes occidentaux prônaient la dictature du prolétariat qui incarnait les principes d’auto-gouvernement de la classe ouvrière et la forme politique de la révolution prolétarienne, contrairement à la démocratie parlementaire ; "Mais les porte-parole et les chefs que moscou envoya en Allemagne et en Europe occidentale proclamèrent que la dictature du prolétariat était incarnée par la dictature du Parti communiste...
"En même temps, Moscou exigeait que les partis communistes participent aux élections parlementaires et au travail syndical.
"Les communistes occidentaux prônaient l’indépendance, l’initiative, la capacité de compter sur soi-même, le rejet de la dépendance par rapport aux chefs et la défiance à leur égard. Mais Moscou préconisait, en termes beaucoup plus forts, que l’obéissance aux chefs était la principale qualité du vrai communiste.
"Les communistes occidentaux n’ont pas réalisé tout de suite combien la contradiction était fondamentale...Ils ne voyaient pas, à l’époque, qu’il s’agissait en réalité d’un conflit entre deux conceptions de la révolution, la révolution des classes moyennes et la révolution prolétarienne..."

LA REVOLUTION EN OCCIDENT DEVAIT ETRE DIFFERENTE

Pour Anton Pannekoek, ce n’est pas étonnant que Lénine et ses camarades aient été tout à fait incapables de voir que la révolution à venir en occident serait très différente de leur révolution russe.
Lénine, dit-il, ne connaissait le capitalisme que de l’extérieur, sous sa forme d’usurier étranger qui pille et dévaste, tel qu’avait dû lui apparaître le capital financier colonial en Russie et en d’autres pays asiatiques.
Les masses occidentales n’avaient donc qu’à suivre l’exemple russe. Jouissant de l’autorité que confère une révolution victorieuse contre une révolution défaite (l’allemande), ce que défendait Moscou avait tout de suite un poids prépondérant.
Mais en plus de l’autorité morale, les Russes avaient pour eux l’autorité matérielle de l’argent. Des masses énormes de littérature, subventionnées par Moscou, ont innondé les pays occidentaux... Tout cela a eu vite fait d’étouffer dans l’oeuf la nouvelle conscience des conditions nécessaires pour la révolution.
"Est-il correct, s’interroge Anton Pannekoek, d’appeler cette révolution russe, qui a détruit la bourgeoisie et a introduit le socialisme, une révolution des classes moyennes ? "Quelques années après, dit-il, dans les grandes villes de cette Russie frappée par la misère, sont apparus des magasins spéciaux avec des devantures chargées de délicatesses chères, spécialement pour les riches, et des boîtes de nuit fréquentées par des messieurs et des dames en tenue de soirée...
"Ce n’était pas une nouvelle bourgeoisie : c’était une nouvelle classe dominante...En Russie, la nouvelle classe qui tenait fermement les rènes de l’appareil de production, c’était la bureaucratie..." La différence (avec le capitalisme) était qu’en URSS cette bureaucratie ne possédait pas les moyens de production individuellement mais collectivement...
"Capitalisme d’Etat au lieu de capitalisme privé", écrit Anton Pannekoek.
Et, ajoute-t-il, "ce caractère de la Russie moderne a déterminé le caractère de la lutte de la Troisième Internationale..."
(Article extrait du mondialisme.org : http://www.mondialisme.org/spip.php?article963


http://www.legrandsoir.info/pourquoi-les-mouvements-revolutionnaires-du-passe-ont-fait-faillite.html

photo : http://www.flickr.com/photos/andreabosio/4930033144/