mardi 10 avril 2012

ESPAGNE : Le Ministre Ruiz-Gallardón et la liberté des femmes


Dernièrement le nouveau Ministre de la Justice espagnol, Alberto Ruiz-Gallardón, a affirmé que « la liberté de la maternité est ce qui rend vraiment femmes les femmes ». Par ces propos Gallardón cherche à justifier une initiative législative visant à modifier dans un sens restrictif les lois qui garantissent le droit à l’avortement. Plus précisément, il vise à remplacer l’actuelle loi sur l’avortement, qui autorise l’interruption de grossesse dans des délais déterminés et laisse les femmes libres de décider, par une autre législation basée sur des supposés, c’est-à-dire, des conditions établies par le législateur. De toute évidence, ce retour à une législation qui place à nouveau les femmes sous une tutelle médicale ou légale limiterait leur actuelle possibilité d’interrompre leur grossesse quand elles le décident.


L’opportunisme du Ministre est manifeste dans son argumentation, puisqu’il présente la limitation d’un droit légal comme si elle était l’extension d’un autre droit plus important et plus réel. Il compare le droit à l’avortement avec le droit à la maternité, de telle sorte que les deux semblent s’opposer. Comme dans tout sophisme, l’argument de Gallardón mêle des éléments de vérité à un mensonge qui les déforme. Il est parfaitement exact que le droit à la maternité et à la paternité de nombreux citoyens espagnols est aujourd’hui très limité par l’imposition aux nouvelles générations de la précarité économique massive, le chômage, les bas salaires et l’impossibilité réelle d’accès à un logement abordable. Ces éléments ont fait descendre le taux de fécondité de la population espagnole au niveau des plus bas en Europe. Les mesures d’austérité adoptées par le gouvernement auquel appartient M. Gallardón ne semblent pas en mesure de corriger la situation créée depuis des nombreuses années par les gouvernements du PSOE et du PP. Il ne semble pas non plus qu’on aille vers l’introduction en Espagne des prestations de maternité ou des allocations familiales qui existent dans les pays européens développés, et encore moins que le gouvernement actuel ait la moindre intention d’établir un revenu de base capable de donner aux parents potentiels la stabilité économique nécessaire pour avoir des enfants.
 
Bref, il est vrai que le droit à la maternité, en tant que capacité matérielle d’y accéder, est très fortement limité en Espagne par rapport aux autres pays européens. D’après Gallardón « tant qu’il n’y aura pas la moindre possibilité pour la femme d’exercer pleinement son droit à la maternité, ce gouvernement montrera toujours sa solidarité envers les femmes, loin du silence complice et coupable pratiqué par le Parti socialiste. » Dans le contexte actuel ces mots ne peuvent être interprétés que comme une déclaration cynique, car le gouvernement n’est pas disposé à offrir aux citoyens les moyens de mettre au monde des enfants dans des conditions adéquates de sécurité financière, mais en revanche il veut réduire sérieusement la liberté des femmes à disposer de leur propre corps.
 
Ce qui, dans les arguments du Ministre, constitue un mensonge et un sophisme est d’opposer droit à l’avortement et droit à la maternité. Un droit est une option qu’on peut exercer ou non : un droit qu’on est obligé d’exercer n’est plus un droit ou une liberté mais devient une contrainte. Le droit à l’avortement ne nie pas le droit à la maternité : bien au contraire il lui donne un sens, tout comme le droit à la liberté d’expression est confirmé et non pas nié par le droit de garder le silence ou, encore, comme la liberté de circulation des personnes n’implique pas nécessairement qu’elles deviennent nomades. Dans la Roumanie de Ceausescu ou dans l’Espagne de Franco l’avortement était absolument interdit car le rôle principal des femmes était de perpétuer l’espèce sans tenir compte de leur désir. Tout le monde connaît les terribles histoires d’avortements illégaux qu’on réalisait dans des conditions très dangereuses pour la santé des femmes et humiliantes pour leur dignité. Le film roumain 4 mois, 3 semaines et 2 jours, de Christian Mungiu (2007), raconte une horrible histoire d’oppression et d’humiliation des femmes, mais nous parle aussi de la corruption, des illégalités et des abus qui découlent de l’interdiction d’un droit fondamental. La restriction du droit à l’avortement promue par le Ministre espagnol de la Justice nous ramène à ces univers totalitaires.
 
Un élément clé de l’argument du Ministre est l’idée que « la nature de la femme » est quelque chose qui « rend femmes les femmes ». Gallardón cite ici, en l’évacuant de tout son sens, une phrase de Manuel Azaña qui affirmait très kantiennement que « la liberté n’est pas ce qui rend les gens heureux, mais ce qui les rend libres ». Le Président Azaña distinguait par cette phrase le bonheur de la liberté en mettant l’accent sur le fait que, dans une Constitution républicaine, l’objectif du gouvernement n’est pas de garantir le bonheur (tâche impossible), mais d’établir un cadre pour la liberté. Le fondement de cette affirmation est que les fins morales où se déploie la liberté ne peuvent pas être déduites des conditions naturelles empiriques qui peuvent – ou non – rendre un être humain heureux. En d’autres termes, que celui-ci n’est pas seulement un être de nature mais surtout un être moral doté de liberté. D’après Kant ou Azaña aucun gouvernement qui respecte la primauté de la liberté ne peut se baser sur une prétendue connaissance de l’essence naturelle des êtres humains pour déterminer quels sont les moyens de leur bonheur. Le gouvernement qui oserait le prétendre, dit Kant, deviendrait le plus grand despotisme qu’on puisse concevoir. Il est utile de citer ici ce beau passage de Kant dans son livre Théorie et pratique :
 
« … nul ne peut me contraindre à être heureux à sa manière (celle dont il comprend le bien-être des autres hommes) ; mais il est permis à chacun de chercher son bonheur par le chemin qui lui semble bon à lui, pourvu qu’il ne nuise pas à cette liberté qu’ont les autres de poursuivre une fin semblable, qui peut s’accorder avec celle de chacun suivant une loi universelle (c’est-à-dire s’il ne nuit pas au droit d’autrui). Un gouvernement fondé sur le principe de la bienveillance envers le peuple, semblable à celle d’un père envers ses enfants, c’est-à-dire un gouvernement paternel (imperium paternale), où donc les sujets, comme des enfants mineurs qui ne peuvent distinguer ce qui leur est véritablement utile ou nuisible, sont réduits au rôle simplement passif d’attendre du seul jugement du chef de l’Etat qu’il décide comment ils doivent être heureux, et de sa seule bonté qu’il veuille bien s’occuper de leur bonheur : un tel gouvernement est le plus grand despotisme qu’on puisse concevoir (constitution supprimant toute liberté des sujets qui par suite n’ont absolument plus aucun droit) ... »
 
Inattentif au contenu réel de la phrase du Président de la Deuxième République espagnole, le Ministre de la monarchie juancarliste affirme qu’il existe une essence de la femme et que le gouvernement devrait s’en tenir à elle dans son action. Cette essence détermine pour les femmes l’objectif principal pour qu’« une femme soit une femme » : avoir des enfants, accoucher. Pour le gouvernement respecter la liberté des femmes signifie leur reconnaître une essence et un objectif naturels, dont l’accomplissement selon Aristote serait le « bonheur ». En d’autres termes, à la façon du despote philanthropique kantien, Gallardón prétend que pour les femmes le bonheur passe par l’accomplissant de leur fonction prétendue naturelle. Cependant nous savons depuis Lucrèce et plus tard Spinoza que toute affirmation d’un objectif naturel est la projection imaginaire d’un désir inconscient. Les plantes que nous mangeons ne sont pas d’avantage là pour servir à notre nourriture que les dents dans notre bouche pour la mâcher. Encore moins le monde a-t-il été créé pour le bonheur des humains ou ceux-ci pour la satisfaction de Dieu, sauf dans un délire théologique. Les femmes peuvent avoir des enfants et aussi mâcher avec leur dents et voir de leurs yeux, mais leurs dents n’ont pas été «créées» pour mâcher ni leurs yeux pour voir ni leur ventre pour engendrer. L’espèce humaine est capable de se dissocier des objectifs prétendus naturels et – au-delà du délire téléologique – de contempler sa véritable condition d’êtres contingents sans place prédéterminée ni objectif dans la nature et, en ce sens précis, les êtres humains sont libres. Le gouvernant qui ignore cette liberté et veut régir la société en fonction d’une essence prétendue naturelle les diverses catégories de citoyens non seulement nous ramène à un délire superstitieux, mais nous soumet au « plus grand despotisme qu’on puisse concevoir ».


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