mercredi 10 octobre 2012

Acrobaties doctrinales au Front national



Revendiqués par un jeune homme se réclamant d’Al-Qaida, les meurtres de Toulouse et Montauban, à la mi-mars, ont provoqué un recentrage du Front national sur ses sujets de prédilection : les problèmes que représentent à ses yeux l’immigration ou l’islam. Auparavant, la candidate d’extrême droite à l’élection présidentielle, Mme Marine Le Pen, avait fait campagne sur une thématique sociale pour le moins nouvelle dans son parti.


« L’Esprit saint, pour la théologie libérale, c’est la main invisible, celle qui, d’une masse de comportements individuels égoïstes, va construire un bonheur collectif conforme à la Science et mieux encore à l’Ordre naturel. » Cette phrase blasphématoire, autant pour la sainte Trinité que pour la droite traditionaliste, est issue du dernier livre de Mme Marine Le Pen (1). Publié en pleine campagne présidentielle, l’ouvrage de la candidate du Front national (FN) surprend par sa phraséologie. Elle y pilonne l’« utralibéralisme », qui « n’est que l’idéologie d’une classe dominante internationale mondialisée », cette « nouvelle aristocratie » dont il conviendrait de se débarrasser au plus vite. Droite et gauche institutionnelles partageraient « une même idéologie mondialiste née du capitalisme ultralibéral, qui sert les intérêts d’une oligarchie ».

Mme Le Pen ne craint pas de mobiliser, à l’appui de son propos, des auteurs dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils n’ont rien de commun avec l’extrême droite. Philippe Askenazy est cité à deux reprises pour sonManifeste d’économistes atterrés (2). Deux ouvrages de Serge Halimi sont utilisés, l’un pour pointer l’envahissement mental du marché et l’autre pour dénoncer l’« aristocratie journalistique ».

« Le mondialisme est une alliance du consumérisme et du matérialisme, pour faire sortir l’Homme de l’Histoire et le précipiter dans ce que Gilles Lipovetsky nomme l’“ère du vide” », écrit encore la présidente du FN. D’Emmanuel Todd à Franklin Roosevelt, de George Orwell à Bertolt Brecht, de Karl Marx à Maurice Allais, elle fait feu de tout bois pour nourrir sa charge contre le « mondialisme ».

Mais c’est encore le philosophe Jean-Claude Michéa qui semble l’avoir le plus impressionnée, à la suite, précise-t-elle, « de conversations, de débats passionnés qui m’ont opposée à certains de mes amis sur des sujets aussi importants que la laïcité, la république, le libre-échange ou la fin de l’euro ». La candidate s’appuie à plusieurs reprises sur cet auteur, au point de lui demander « qu’il veuille bien [lui] pardonner de le nationaliser ». La lecture de L’Impasse Adam Smith (3) lui aurait permis de comprendre pourquoi la gauche a trahi ses idéaux, quittant « le terrain de la défense des classes populaires, des ouvriers, pour s’évaporer dans la défense de l’exclu ou du sans-papiers ».

La dirigeante d’extrême droite en profite pour rendre un invraisemblable hommage rétroactif au camp adverse : « La Gauche, depuis sa naissance, a mené constamment d’immenses combats de libération. Elle a débuté son histoire politique au nom de la Raison, contre les vérités révélées : les Philosophes et les Encyclopédistes s’attaquèrent à l’Eglise, l’Infâme, puisqu’ils considéraient qu’elle opprimait les consciences. » Les journaux d’extrême droite Rivarol, Minute et Présent — qui ne portaient déjà pas Mme Le Pen dans leur cœur — apprécieront.

Même dans sa dénonciation de l’immigration, cœur de sa critique du « mondialisme », Mme Le Pen prend soin d’argumenter sur un terrain social. Elle met l’accent sur la « situation de concurrence avec tous les travailleurs des autres pays » qui aboutirait à la détérioration du sort des salariés français, évoque des « délocalisations à domicile » et brandit le « masque hideux de l’esclavage moderne ».

Là encore, la dirigeante d’extrême droite puise allègrement dans des propos tenus par le bord opposé. Elle exhume une citation de Pierre Mendès France, datant du 19 janvier 1957, dans laquelle l’ancien président du conseil estimait que son pays devait conserver le droit « de limiter l’immigration en France, surtout lorsque la conjoncture économique le rendra nécessaire, et des sauvegardes contre le risque d’un chômage et d’un abaissement du niveau de vie importés du dehors ».

La candidate frontiste tire encore argument de la lettre envoyée par Georges Marchais, le 6 janvier 1981, au recteur de la Grande Mosquée de Paris, dans laquelle le secrétaire général du Parti communiste français (PCF) expliquait pourquoi « il faut arrêter l’immigration, sous peine de jeter de nouveaux travailleurs au chômage », évoquant des « tensions » et des phénomènes de « ghettos ». Mais, comme le relève M. Alexis Corbière, dirigeant du Parti de gauche, elle oublie opportunément de citer une autre phrase de Marchais, assurant que « ce qui nous guide, c’est la communauté d’intérêts, la solidarité des travailleurs immigrés. Tout le contraire de la haine et de la rupture (4) ».

Réunissant sa critique du libre-échange économique et de l’immigration, le combat contre le « mondialisme » reste la clé de voûte du FN. Mme Le Pen en appelle à une « politique de réindustrialisation et de relocalisation des activités » qui seule « permettra l’écologie véritable »,défend le protectionnisme et prône la sortie de l’euro. La stratégie consistant à emprunter une thématique à connotation sociale pour développer son projet politique est trop systématique pour ne pas avoir été mûrement réfléchie. « Je n’ai aucun état d’âme à le dire : le clivage entre la gauche et la droite n’existe plus », lit-on. Les positions de la candidate FN sur les questions de l’insécurité et de l’immigration n’en restent pas moins fermement ancrées dans la droite la plus dure, même si certaines atténuations séparent son programme de celui de son père il y a cinq ans.

Sur l’immigration, ses orientations demeurent radicales, avec notamment la « réduction en cinq ans de l’immigration légale de deux cent mille entrées par an à dix mille entrées par an » ou encore la« suppression du droit du sol ». La « préférence nationale » chère à M. Le Pen a cédé la place à la « priorité nationale ». En 2007, le candidat du FN proposait de « réserver les aides sociales diverses et les allocations familiales aux seuls Français ». Aujourd’hui, sa fille estime que les entreprises doivent donner la préférence, « à compétences égales, à des personnes ayant la nationalité française », la même logique s’appliquant au logement social. Quant aux allocations familiales, elles seraient « réservées aux familles dont un parent au moins est français ou européen ».

Séduire les enseignants

C’est en matière économique que l’évolution entre père et fille est le plus nette. Le chef historique du FN ne faisait pas mystère de son admiration pour le président américain Ronald Reagan (1981-1989). Ancien député poujadiste, il se posait en défenseur de la libre entreprise, dénonçant sans relâche l’« étatisme » et le « fiscalisme ». En 2012, Mme Le Pen prône un « Etat fort qui mette au pas la finance et la spéculation », et ne craint pas d’envisager la « nationalisation, même partielle et temporaire, des banques de dépôt en difficulté ». Son père proposait de ramener à 20 % le taux d’imposition de la plus haute tranche des revenus, tandis qu’elle veut le porter à 46 %.

Là où M. Le Pen était partisan du « retour à 65 ans de l’âge légal de la retraite », sa fille promet que celui-ci « sera progressivement ramené à 60 ans », et même que « l’objectif doit être fixé de revenir le plus rapidement possible au principe de quarante annuités de cotisation pour pouvoir bénéficier d’une retraite à taux plein ».

Interrogés sur ces glissements programmatiques, les dirigeants du FN les justifient par l’évolution du monde lui-même. Une certaine nostalgie des « trente glorieuses » (lire « L’histoire ne repasse pas les plats »)transparaît dans les propos de Mme Le Pen : « La France, avec son économie mixte, son Etat influent limitant le libre jeu des puissances économiques, sa législation sociale protectrice et son salaire minimum, ses services publics “coûteux”, son école et sa fonction publique “non rentables”, son système de santé généreux, ses grands monopoles du gaz, de l’électricité, des transports, de la poste, était très loin de l’idéal rêvé par les ultra-libéraux. » Elle assure vouloir ressusciter la« planification stratégique », se référant à l’« ardente obligation » chère au général de Gaulle.

Tout cela jure avec les racines d’une extrême droite française aux sensibilités multiples, que M. Le Pen avait réussi à fédérer dans les années 1970. M. Yvan Blot, ancien dirigeant du FN et fondateur du Club de l’Horloge, s’est étranglé d’indignation : Mme Le Pen, écrit-il, « est la dernière marxiste en Occident. Ses électeurs, préoccupés d’immigration et de sécurité, seront surpris de ce décalage entre leurs préoccupations et celles de Marine la Rouge (5) ! ».

Quel crédit accorder à tout cela ? M. Florian Philippot, directeur stratégique de la campagne de la candidate, assure qu’« elle a tenu la plume de A à Z ». Cet énarque passé par le Mouvement républicain et citoyen de M. Jean-Pierre Chevènement reconnaît néanmoins que ce livre est le fruit d’un « travail collectif de deux ans ».

Ces écrits ne relèvent-ils pas d’une tactique de diversification des soutiens ? Le FN est aujourd’hui en situation de monopole à l’extrême droite. Il peut donc compter sur un public traditionnel captif, et rechercher de nouveaux électeurs. Les enseignants, par exemple, que Mme Le Pen interpellait en ces termes, lors d’un colloque sur l’éducation organisé par le think tank frontiste Idées Nation, le 29 septembre 2011 :« Longtemps, il y a eu un malentendu entre nous. Longtemps, nous avons donné le sentiment de vous regarder en ennemis. Longtemps, nous n’avons pas su parler, trouver les mots (…). Longtemps, nous avons commis l’erreur de penser que vous étiez complices ou passifs face à la destruction de l’école. Pour l’immense majorité d’entre vous, c’était une erreur et cette époque est révolue. »

De la même manière, la critique des injustices et des incohérences d’un système économique déséquilibré peut — dans un contexte de crise — constituer une stratégie réaliste pour conquérir les milieux populaires.

Aucun partage des richesses

Il est tentant de crier à l’imposture. Bon nombre de prises de position d’apparence sociale du Front mariniste ne résistent guère à un examen approfondi. Mme Le Pen promet un Etat fort et la remise en cause de la révision générale des politiques publiques (RGPP) au nom de laquelle sont massivement supprimés des postes de fonctionnaire, mais elle enjoint aux collectivités territoriales de présenter « un plan impératif de réduction ou de stabilisation de leurs effectifs ». Autre exemple : son programme fait miroiter une augmentation de 200 euros net des salaires jusqu’à 1,4 fois le smic, financée par une « contribution sociale aux importations » ; mais il s’agit en réalité d’alléger d’autant les cotisations sociales salariales, ce qui ne se traduirait par aucun rééquilibrage dans le partage des richesses — une problématique totalement étrangère à ce parti.

Par ailleurs, la candidate du FN peine à concilier les deux volets de sa propagande, qui s’adressent potentiellement à deux publics distincts. La question de l’avortement est symptomatique de sa difficulté à contenter à la fois des électeurs traditionnels, très hostiles à toute interruption de grossesse, et de nouveaux soutiens, acquis aux droits des femmes. Dans son programme, Mme Le Pen s’en est tenue à une ambiguë « liberté des femmes à ne pas avorter », avant de préciser que le remboursement des interruptions de grossesse ne serait « pas prioritaire », voire supprimé en cas de déficit de la Sécurité sociale.

L’offensive du candidat Nicolas Sarkozy sur les thématiques originelles du FN, partiellement couronnée de succès dans les sondages, a contraint la candidate du parti d’extrême droite à revenir, en cours de campagne, à un discours plus musclé sur l’immigration et l’islam. Elle s’efforce néanmoins de ne pas abandonner le volet de la contestation économique, sur lequel elle compte pour élargir son influence dans les classes populaires et moyennes. Cette concurrence entre l’Union pour un mouvement populaire (UMP) et le FN limite toutefois les audaces novatrices de la nouvelle dirigeante frontiste, qui ne peut prendre le risque de se couper complètement des racines historiques de son parti.


Eric Dupin
Journaliste, auteur notamment de Voyages en France, Seuil, Paris, 2011.


(1) Marine Le Pen, Pour que vive la France, Jacques Grancher, Paris, 2012.

(2) Philippe Askenazy, Thomas Coutrot, André Orléan et Henri Sterdyniak,Manifeste d’économistes atterrés. Crise et dettes en Europe : 10 fausses évidences, 22 mesures en débat pour sortir de l’impasse, Les liens qui libèrent, Paris, 2010.

(3) Le titre exact est Impasse Adam Smith. Brèves remarques sur l’impossibilité de dépasser le capitalisme sur sa gauche, Flammarion, Paris, 2006.

(4) Alexis Corbière, « Marine Le Pen, un livre absurde et dangereux pour la France », Place au peuple !, 3 février 2012.

(5) Yvan Blot, « Un livre néomarxiste ? Quand Marine Le Pen devient Marine la Rouge... », Atlantico, 4 mars 2012

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