lundi 8 octobre 2012

Évaluer la pauvreté est un exercice difficile et un sujet de controverses




Évaluer la pauvreté est un exercice difficile et un sujet de controverses, opposant parfois les économistes. Cette observation à travers les chiffres est pourtant indispensable pour aider ceux qui se débattent dans les difficultés. Extrait du magazine du Secours populaire Convergence.

Pour les uns, la France compterait 8,2 millions de pauvres. Pour d’autres, elle en recenserait "seulement" 4,4 millions. Certaines estimations portent ce chiffre à 11,3 millions alors que, selon d’autres critères, il pourrait être nul. Comment s’y retrouver parmi ces agrégats statistiques ? Il faut garder à l’esprit que tous ces chiffres servent à représenter la situation de personnes en difficulté. En fait, tout dépend de ce que l’on nomme pauvreté. Aucune définition ne fait consensus chez les experts, que ce soit en France, en Europe ou au niveau international. "Toute mesure est le reflet des conventions qui sont adoptées", résume Didier Gelot, secrétaire général de l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (Onpes) qui rassemble, synthétise et commente les informations existantes sur cette thématique. Le chiffre de 11,3 millions, avancé dans le rapport 2012 de l’institution, concerne une évaluation réalisée dans le cadre de l’objectif européen de lutte contre la pauvreté. Il est peu retenu en France. "Ce chiffre n’est pas faux, mais il correspond à une définition différente du phénomène, qui repose sur des indicateurs autres que la seule pauvreté monétaire", explique l’économiste.

À l’inverse, lorsque la pauvreté consiste à recenser les personnes qui vivent avec environ moins d’un euro par jour – une mesure privilégiée par les organisations internationales – l’Hexagone se retrouve quasiment débarrassé de la misère. En France, la statistique de référence est celle publiée par l’Institut national de la statistique et des études économiques (Insee). Elle établit le seuil de pauvreté à 60 % du revenu médian (la moitié de la population gagne plus de ce revenu, l’autre moins). Ce seuil est évalué à 954 euros mensuels (après impôts et prestations sociales) pour une personne seule : 8,2 millions d’individus, soit 13,5 % de la population, se situent au-dessous. Ce chiffre élevé a bondi en 2008 après un changement du mode de calcul. Auparavant, l’Insee fixait le seuil à 50 % du revenu médian, ce qui portait à 4,4 millions le nombre de "pauvres". La réévaluation à 60 % a ouvert la notion de pauvreté à de nouveaux profils. "Toutefois, précise Julien Damon, professeur associé à Sciences-Po,il ne s’agit nullement d’une définition juridique".

Les meilleurs outils sont discutables

Le choix statistique de l’Insee suscite des critiques. Pour le sociologue, le seuil actuel, qui avoisine le Smic, est davantage une mesure des inégalités. De son côté, Louis Maurin, directeur de l’Observatoire des inégalités, dénonce l’utilisation de multiples indicateurs, faisant ainsi l’amalgame de populations qui vivent des réalités très différentes : des pauvres installés dans un camping avec 400 euros par mois, des familles modestes avec 2.200 euros en logement social... "La statistique joue un rôle dans le débat public et peut influencer les politiques mises en œuvre", remarque-t-il, en appelant les acteurs sociaux à la vigilance. Pour beaucoup, afficher un chiffre élevé de la pauvreté est souvent le moyen de marquer les consciences et d’appeler à la solidarité. "Mais exagérer le phénomène pourrait, à terme, le banaliser. La conception extensive de la pauvreté est lourde d’effets pervers. À force d’élargir la notion de pauvreté, celle-ci peut être au final amoindrie, notamment parmi les catégories modestes situées juste au-dessus des 60 %", soutient Louis Maurin. Pour lui, le seuil de 50 %, voire de 40 % du revenu médian, plus apte à recenser la grande pauvreté, serait mieux approprié. "Même réduit, le chiffre reste inquiétant et intolérable dans un pays riche comme la France. Plutôt que de multiplier les instruments, un débat mériterait d’être mené sur la réalité de la pauvreté".

De la mesure à la prévision


Autre faille des statistiques : la date des données les plus récentes. "Les chiffres de la pauvreté concernent 2009, alors que la France vient de vivre trois années de crise", déplore Julien Damon. "Sur les conditions de vie des ménages, les vacances, la mobilité sociale, les données n’ont pas été actualisées. L’Insee ne diffuse aucun élément sur la pauvreté au niveau communal", remarque Louis Maurin. Certains items manquent alors que d’autres sont très détaillés. "Techniquement, notre appareil statistique est bon. On sait calculer l’inflation tous les mois avec une batterie d’indicateurs, on pourrait mieux mesurer la pauvreté. Le problème est que ce n’est pas une priorité. C’est dommage", reprend Julien Damon. En 2013, l’Insee doit publier les chiffres datant de l’année 2010. Pour cerner la réalité immédiate, l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (Onpes) tente d’établir quelques indicateurs "d’alerte" pour son prochain rapport. La nécessité en effet de disposer de plusieurs indicateurs est liée à la variété des facteurs, parfois discordants, qui interfèrent sur l’évolution du taux de la pauvreté. "Il s’agit d’anticiper un peu les évolutions afin de faciliter la mise en place de politiques plus réactives. Cela pourrait concerner le surendettement des ménages, les expulsions... et se traduirait ensuite dans les indicateurs lourds de la pauvreté monétaire", expose Didier Gelot. De son côté, la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees) devrait sortir bientôt quelques tendances pour 2011, à partir d’un travail mené auprès d’un large panel d’intervenants qui reçoivent des ménages.

Connaître le nombre de pauvres est important. Il est aussi utile de savoir comment la pauvreté évolue et qui elle concerne. Après une baisse entre les années 1970 et 1990, puis une stabilisation, les indicateurs repartent à la hausse. L’Onpes souligne une légère augmentation entre 2008 et 2009, laquelle était déjà présente en 2004. Nul doute qu’avec la crise, elle se poursuit. Autre accentuation : l’intensité de la pauvreté. "Les pauvres le sont davantage qu’hier. Les plus démunis s’éloignent du seuil des 60 %", constate Didier Gelot. Les jeunes, surtout peu qualifiés, se retrouvent désormais aux premières loges, les plus de 60 ans leur ayant cédé la place. Cependant, alerte-t-il, "nous notons une possible recrudescence de la pauvreté des personnes âgées, due en particulier aux réformes des retraites, dont les effets commencent à se faire sentir". Un frémissement que perçoivent des associations.

La pauvreté s’est déplacée des familles nombreuses vers les familles monoparentales et des campagnes vers les villes. Enfin, les inactifs et les chômeurs formeraient à eux seuls la moitié de la population démunie, selon l’Observatoire des inégalités.

La peur du déclassement social


Selon des économistes pour analyser l’évolution de la pauvreté, il apparaîtrait logique d’adopter un seuil immuable. C’est la conviction de Julien Damon, pour qui l’abondance de chiffres finit par nuire à la lisibilité des données. "On pourrait se concentrer sur les 10% les plus mal lotis et regarder, chaque année, si leur situation s’améliore ou se dégrade, en termes de logement, d’accès aux soins, d’éducation..." Une approche qui interdit néanmoins tout objectif chiffré de réduction de la pauvreté. Quant au taux envisagé, il est à mettre en rapport avec les 10 % de la population qui vivent dans un foyer dont les ressources viennent d’une prestation sociale comme le revenu de solidarité active (RSA).

Une autre approche, plus subjective, mérite qu’on s’y attarde : la mesure du sentiment de pauvreté. En France, une personne sur cinq s’estime dans cette situation. À ce sujet, le baromètre Ipsos-SPF annuelest évocateur. "En 2012, il en ressort qu’une personne seule est considérée pauvre en France lorsqu’elle gagne moins de 1.062 euros par mois, ce qui dépasse le seuil de pauvreté officiel", résume Christelle Craplet, directrice d’études chez Ipsos. L’enquête aide aussi à distinguer ce qu’est la pauvreté pour les Français sur le plan des conditions de vie : ne pas manger de façon saine et équilibrée, ne pas pouvoir envoyer ses enfants en vacances, ne pas accéder à des loisirs... "Ce type de sondage apporte un éclairage complémentaire. Il permet de confronter la réalité des chiffres avec la perception que peuvent en avoir les gens, d’appréhender leur ressenti", poursuit-elle.

Ainsi, la peur de devenir pauvre ou de voir ses enfants le devenir est-elle tenace. 85 % des Français considèrent que les risques de voir leurs enfants touchés par la pauvreté est plus élevé que pour leur génération. Cette angoisse est en partie légitime pour Julien Damon : "une part de la population a raison d’avoir peur. C’est le cas des jeunes, qui sont gravement frappés par le chômage". Les statistiques relatives au chômage sont d’ailleurs aussi sujettes à polémiques. "Le chiffre officiel publié chaque mois ne fait que recenser les demandeurs d’emploi, d’une certaine catégorie, inscrits à Pôle emploi. C’est réducteur", souligne Robert Crémieux, coordinateur du dernier rapport du Mouvement national des chômeurs et précaires (MNCP). "Les chômeurs ne se retrouvent pas dans les statistiques et les débats qu’ils suscitent. La privation d’emploi, c’est d’abord un vécu quotidien, des difficultés financières, un statut social." Pour le MNCP, le taux de chômage est minoré. Plus de 5 millions de personnes sont inscrites à Pôle emploi, si l’on ajoute les salariés précaires ou en formation aux 3 millions de chômeurs environ, régulièrement annoncés. Pour plus de justesse, le MNCP propose de comptabiliser le chômage en additionnant les sans-emploi indemnisés, que ce soit par l’Unedic, via l’allocation spécifique de solidarité (ASS) ou le RSA, soit 4,6 millions de personnes.

L’autre face du chômage

L’information devrait aussi s’appuyer sur d’autres indicateurs pour mieux cibler l’action : chiffres par genre, par âge, par durée d’inscription à Pôle emploi, etc. "Il y a une corrélation évidente entre le fait que le chômage augmente et que les gens y restent plus longtemps", observe Robert Crémieux, également choqué de l’exclusion des chiffres des départements d’outre-mer des statistiques sur la France. Les données de l’Insee pourraient alimenter avantageusement le débat. Chaque trimestre l’enquête Emploi livre des résultats du chômage au sens du Bureau international du travail (BIT) ainsi que quelques autres indicateurs. Ce rapport, s’il était mieux exploité offrirait une image plus juste des situations que le comptage administratif de Pôle emploi selon Ludovic Bourlès, statisticien à l’Insee et représentant du collectif les Autres chiffres du chômage (ACDC) : "Sa périodicité, trimestrielle, est bien adaptée alors que regarder la question du chômage et de l’emploi d’un mois sur l’autre n’a qu’un intérêt limité. Au-delà du taux de chômage, cette enquête peut suivre sur le long terme diverses tendances. Le problème est que nombre de ces données ne sont plus accessibles que sur Internet et ne sont plus valorisées.".

Chômage, précarité de l’emploi et pauvreté entretiennent des liens étroits. "Il y a énormément de chômeurs pauvres, mais aussi de plus en plus de salariés dans cette situation. Depuis dix ans, les bas salaires, les contrats précaires, les mauvaises conditions d’emploi ont augmenté, or cela est peu mis en avant par l’Insee", regrette Ludovic Bourlès. Près de 2 millions de travailleurs se retrouvent sous le seuil de 60 % du revenu médian pour les données de 2009. Du côté des chômeurs, selon le MNCP, la question des revenus reste peu documentée. "Les statistiques sur les ressources monétaires des chômeurs n’existent pas, sont parcellaires ou pas publiées. Cependant les retours du terrain sont sans équivoque : les chômeurs sont majoritairement pauvres", dénonce Robert Crémieux. Comme le révèle le rapport du MNCP, à côté de ceux qui n’ont droit à rien, de ceux qui perçoivent l’ASS ou le RSA et touchent environ 15 euros par jour, il existe "une catégorie de chômeurs/salariés précaires que l’Insee s’efforce de recenser et qui selon son portrait social 2011, sont 6 millions à toucher moins de 750 euros par mois". Enfin, le mouvement souligne l’absence d’informations sur les risques psychosociaux liés au chômage. Le suicide, en particulier, n’aurait fait l’objet d’aucune enquête épidémiologique. Et de résumer : "On meurt encore du chômage dans le silence de la presse, des pouvoirs publics et des responsables politiques."
Avec la crise, la situation des plus vulnérables risque de s’aggraver. Le phénomène complexe de la pauvreté ne se résume pas uniquement en l’analyse froide des statistiques, mais en une connaissance précise des réalités de la précarité. Des données précieuses pour évaluer la réalisation des objectifs que doivent se fixer les acteurs publics contre les inégalités.



Le baromètre Ipsos-SPF annuel
"Le niveau d’inquiétude des Français pour l’avenir de leurs enfants reste très élevé." selon Étienne Mercier, directeur adjoint du pôle Opinion et Recherches sociales d’Ipsos. La sixième édition du baromètre que nous réalisons pour le Secours populaire français met en évidence cette année encore les effets toujours plus dévastateurs de la crise. Désormais, ce sont 37 % des Français qui disent avoir déjà connu une situation de pauvreté au cours de leur vie : ces résultats sont d’autant plus préoccupants qu’ils sont en constante augmentation depuis 2009 (+7 points) et démontrent que les jeunes semblent en souffrir tout particulièrement : ces derniers sont ainsi de plus en plus nombreux à avoir connu la précarité.
Le niveau d’inquiétude des Français pour l’avenir de leurs enfants reste quant à lui très élevé : 85 % d’entre eux considèrent que les risques que leurs enfants connaissent un jour une situation de pauvreté sont plus élevés que pour leur génération.
Cette année, le Secours populaire a souhaité compléter cette interrogation par une enquête auprès d’enfants âgés de 8 à 14 ans, afin de mesurer leur propre perception de la pauvreté et la manière dont ils pensent (ou non) pouvoir agir afin de la combattre. Cette enquête inédite est particulièrement intéressante car elle atteste que les plus jeunes sont majoritairement sensibles à la question de la pauvreté. Ils ne sont pas non plus épargnés par la crainte qu’expriment leurs aînés de connaître une telle situation dans l’avenir. Si nombre d’entre eux s’estiment aujourd’hui trop petits pour aider les personnes pauvres, ils sont en revanche attirés par des actions multiples et sont convaincus que la pauvreté en soi n’est pas une fatalité.

Extrait du dossier "Les enfants et la pauvreté" du magazine du Secours populaire Convergence, n° 326 / septembre - octobre 2012.

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