Après plusieurs mois d’un bras de fer entre Gbagbo et Ouattara pour savoir qui devait occuper le fauteuil présidentiel, le monde entier a pu voir l’image d’un homme en maillot de corps entouré d’hommes en armes prenant la pose devant les caméras. La manière dont on a pu montrer ces images est déjà révélatrice d’un traitement différentiel médiatique de notre « outre-mer », des territoires lointains mais toujours sous la tutelle politico-militaire de la France malgré les discours officiels après cinquante ans d’« indépendance » formelle. Avant de s’interroger sur le « silence éloquent » qui a entouré en France le niveau de violence inouï, encore plus élevé que lors des phases de conflit précédentes en Côte d’Ivoire, il est nécessaire de revenir sur les causes structurelles et les étapes successives qui ont conduit à cette situation dramatique.
La crise du « modèle » ivoirien se révèle dès la fin des années 1980. Le « miracle » ivoirien des années 1960-1970 commence à tourner au fiasco. Le « modèle économique » était fondé sur le développement de recettes d’exportation, notamment le cacao et le café, cultures de rente par excellence mais qui ont été développées durant la fin de la période coloniale par quelques riches Africains, dont Houphouët-Boigny était le représentant en à la tête du Syndicat agricole africain des années 1940. Ces cultures d’exportation se sont ensuite largement développées dans les années qui ont suivi les indépendances, grâce aux apports de la main-d’œuvre des pays voisins, comme la Haute-Volta. Ainsi, la Côte d’Ivoire devient le premier producteur mondial de cacao. Ces recettes d’exportation alimentaient une « caisse de stabilisation » chargée en théorie de garantir un prix au producteur, mais permettant en réalité un transfert de revenu vers des catégories urbaines voire l’enrichissement d’une bourgeoisie parasitaire. A la fin des années 1980, la chute des cours du cacao, alimentée par la spéculation de sociétés de négoce international, sonne le glas du « développement ivoirien ». Houphouët fait alors appel à un Premier ministre, Alassane Dramane Ouattara, qui est aussi un économiste du FMI, chargé de mettre en place une politique d’austérité avec pour objectif de redresser les finances de l’Etat. Quelques années plus tard, encore sur l’injonction du FMI et de la Banque mondiale, la « Caistab » sera finalement liquidée en 1999.
Sur le plan politique, après avoir été le chef de file du Rassemblement démocratique africain, un parti né en 1946, dans le cadre de l’Union française mais en opposition au colonat et à l’administration française, Houphouët-Boigny a accepté en 1950 de « rentrer dans le rang », en renonçant à son positionnement anticolonialiste (et en rompant l’alliance avec le PCF, pour lui préférer l’UDSR d’un certain François Mitterrand). Houphouët se posera en chantre de la « Françafrique » – un terme qui est de lui à l’origine, et qui n’était pas péjoratif dans sa bouche. Une des conséquences de ce positionnement a été l’installation d’une base française à Port-Bouët, tandis que l’armée ivoirienne demeurait peu développée et peu équipée. En clair, la survie au pouvoir du « Vieux » dépendait de l’armée française, et non de l’armée ivoirienne, dont il pouvait redouter un coup d’Etat comme il s’en est produit de nombreux dans les pays voisins… Le modèle du parti unique (le Parti démocratique de Côte d’Ivoire) s’était installé ici comme ailleurs avec la bénédiction des parrains français, qui n’avaient rien trouvé à redire lorsque Houphouët avait éliminé par la menace et la violence ses concurrents éventuels, au début des années 1960, à l’occasion de plusieurs « complots ». Cependant, à la fin du règne de Houphouët, le régime apparaît de plus en plus contesté, notamment par les étudiants qui créent en 1990 la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (FESCI), en rupture avec le parti unique, le PDCI. Sur le plan politique, un opposant rentré d’exil, Laurent Gbagbo, profite de l’ouverture que doit concéder le régime pour lancer son parti, le Front populaire ivoirien (FPI), et se présenter contre Houphouët en 1990, lors de la première et unique élection présidentielle où Houphouët n’a pas été le seul candidat. En 1992, dans le contexte de la montée de manifestations estudiantines lancées par la FESCI, le gouvernement dirigé par Ouattara met en place une loi anticasseurs qui lui permet de mettre en prison en 1992 le leader de l’opposition Gbagbo.
Sur le plan politique, la crise de succession d’Houphouët dans les années 1990 a débouché sur la surenchère xénophobe de l’ivoirité…
Lorsque Houphouët décède en décembre 1993, une querelle de succession s’engage entre le Premier ministre Ouattara et le président de l’Assemblée nationale, Henri Konan Bédié. Se fondant sur le texte constitutionnel, Bédié occupe le fauteuil présidentiel et entend se prémunir contre une candidature de Ouattara, dont l’envergure internationale lui fait de l’ombre. C’est pourquoi il va s’efforcer de le disqualifier en mettant en cause sa nationalité ivoirienne. Mais, au-delà de cet enjeu interne à l’élite politique, la propagande de l’ivoirité concernait aussi la population. D’abord parce que se pose la question de l’électorat, sachant que les stratèges politiciens en Afrique, et ceux qui les inspirent, ne raisonnent pas en termes d’opinions individuelles mais de soutiens communautaires. Ensuite viennent se greffer d’autres enjeux, de nature socio-économiques, qui se posent de manière plus aiguë en temps de crise – notamment l’enjeu foncier entre les populations « autochtones » et « allogènes », assimilées souvent aux étrangers venus du Nord.
En 1995, Bédié se fait élire en l’absence de Ouattara, mais également de Gbagbo, qui a appelé au boycott actif de ce scrutin qu’il estime joué d’avance. Durant cette période, le FPI de Gbagbo et le RDR de Ouattara sont alliés sous l’égide d’un front républicain. Bédié s’accroche au pouvoir, croyant toujours bénéficier de soutiens français. Mais son pouvoir qui s’est lancé dans la surenchère ivoiritaire apparaît de plus en plus corrompu, et incapable d’apporter des réponses aux revendications sociales et politiques de la société ivoirienne.
Le conflit se militarise à partir de la phase 1999-2002
Au sein de l’armée, le malaise se manifeste par des mutineries à répétition ; elles se terminent en décembre 1999 par le « coup d’Etat de Noël » qui porte à la tête de l’Etat le général Gueï, l’ancien chef d’état-major d’Houphouët, mis sur la touche par Bédié. Après avoir promis de « balayer la maison » et de tourner le dos à l’ivoirité, Gueï finit par s’imaginer un avenir présidentiel. En 2000, la nouvelle Constitution précise que les candidats deront être de père et de mère ivoiriens, une disposition qui vise à exclure Ouattara. Gueï est alors candidat à l’élection présidentielle – qu’il n’imagine pas perdre –, avec pour principal challenger Gbagbo. Gueï s’autoproclame élu, mais Gbagbo mobilise ses partisans et finit par être investi. Les partisans de Ouattara, qui manifestent alors pour de nouvelles élections où serait présent Ouattara, sont réprimés par des tirs à balles réelles. Des règlements de comptes se poursuivent au sein de l’armée, qui visent des officiers « nordistes » jugés trop proches de Ouattara. En septembre 2002, une tentative de putsch se produit et ne réussit que partiellement : les puschistes échouent à Abidjan mais parviennent à contrôler le nord du pays. Le mouvement militaire rebelle prend le nom de « Forces nouvelles » ; et, sur le plan politique, son expression est assurée par le Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire, dont le leader est un ancien dirigeant de la FESCI, Guillaume Soro. Durant cette première phase, on constate un regain de violence qui vise essentiellement des militants politiques ou des membres des forces armées. De part et d’autre, des assassinats et des exécutions sommaires ont eu lieu. D’autre part, Gbagbo récupère le registre ivoiritaire sur lequel il a été le premier à jouer par le passé), en mobilisant les « jeunes patriotes » dont le leader Charles Blé Goudé vient aussi de la FESCI, qui est la pépinière de la génération politique des années 2000 dans les différentes factions politiques se disputant le pouvoir.
La Côte d’Ivoire divisée entre une zone « loyaliste » et une zone « rebelle », de 2002 à 2010
Durant près d’une décennie, on va s’installer dans une situation de partition de fait de la Côte d’Ivoire. L’Etat ivoirien dirigé par Gbagbo ne contrôle que 40 % du territoire. Lorsque la tentative de renversement du régime a eu lieu, ce dernier a fait appel à la France en invoquant les accords de défense qui liaient les deux pays. Mais les forces françaises qui se sont interposées, si elles ont de facto bloqué la descente des rebelles sur Abidjan en 2002, n’ont pas permis à Gbagbo de reconquérir le nord du pays en lui refusant de faire jouer les accords de défense. Il faut dire que, dès cette époque, les « rebelles » ont bénéficié d’une base arrière qui est le Burkina Faso, dirigé depuis 1987 par Blaise Compaoré, devenu un des piliers de la Françafrique. Cette proximité avec le Burkina Faso s’est également observée au niveau économique, puisque notamment le cacao produit dans le nord de la Côte d’Ivoire était écoulé via le Burkina et a servi à acheter des armes aux rebelles. Des transactions similaires ont eu lieu dans les territoires loyalistes pour financer les achats clandestins de matériel militaire dans un pays sous embargo depuis 2002. Mais, comme le cacao poussait surtout dans le Sud, les Forces nouvelles n’ont apparemment pas hésité à se servir dans les coffres des succursales de la Banque centrale de l’Afrique de l’Ouest situées dans la zone qu’ils contrôlaient, notamment à Bouaké en 2003-2004. Sur le plan du fonctionnement des services publics, comme l’éducation ou la santé, on a assisté à une situation de plus en plus difficile… D’un côté, les fonctionnaires ivoiriens qui restaient en zone rebelle n’étaient pas payés. De l’autre, les taxes perçues par l’administration « rebelle » n’étaient évidemment pas reversées à l’Etat ivoirien. C’est donc les populations civiles qui ont largement fait les frais de cette guerre, en y incluant évidemment les populations immigrées qui ont dû parfois repartir dans leurs pays d’origine pour échapper aux persécutions, surtout juste après la tentative de putsch en 2002.
En réalité, c’étaient trois mouvements de rébellion distincts qui occupaient le nord du pays. Le MPCI contrôlait le territoire le plus large, mais dans le Nord-Ouest existaient aussi le Mouvement pour la justice et la paix et le Mouvement populaire pour le Grand Ouest (MPIGO). Mais, de plus, des dissensions sont rapidement apparues au sein des FN. La plus importante émanait des partisans du sergent Ibrahima Coulibaly, connu sous le surnom d’IB, resté au Burkina Faso en septembre 2002. Des règlements de comptes meurtriers ont eu lieu plus tard, en 2004. En réalité, plus qu’une « zone libérée » du pouvoir loyaliste, le Nord ivoirien est vite apparu comme un pays mis en coupe réglée par des chefs de guerre plus disposés à mettre en place de juteux trafics, et à réduire au silence par la force brute toute velléité de contestation, que de défendre les populations victimes des discriminations ethniques commises par les partisans de l’ivoirité.
Le manège des négociations internationales a débouché sur des accords de façade…
mais la situation est demeurée en l’état
mais la situation est demeurée en l’état
En septembre 2002, les forces françaises se sont interposées, sans mandat international au départ, au nom du sempiternel prétexte de la protection des ressortissants français3. Elles ont de fait « sauvé » le régime Gbagbo, mais pas au point de lui permettre de récupérer la totalité du territoire. Gbagbo est contraint de négocier avec les rebelles et de signer les accords de Linas-Marcoussis le 16 janvier 2003. C’est avec la résolution 1464 de février 2003 que l’ONU légitime a posteriori le déploiement de troupes françaises, renforcées de forces venant de pays de la CEDAO. Le contenu des accords prévoit des négociations sur les sujets qui ont été à l’origine de la rébellion (l’accès à la nationalité, au droit de vote, à la terre ; la réorganisation de l’armée, etc.), et organise un partage du pouvoir entre les différentes parties en présence.
C’est alors qu’une phase de confrontation ouverte entre le gouvernement français et celui de Gbagbo va s’engager, à partir du moment où les manifestations des « patriotes » s’en prennent ouvertement à la France pour avoir imposé de tels accords avec la rébellion. Les relations vont se tendre au fil des mois, au cours de l’année 2004. En novembre 2004, l’aviation des FANCI bombarde les positions françaises à Bouaké, faisant neuf morts. L’armée française riposte en détruisant par un raid aérien l’ensemble des avions militaires des « loyalistes ». Chirac parle de « dérive vers un régime de nature fasciste ». Mais, en fait, c’est l’armée française qui fera le plus de victimes, en ouvrant le feu sur une manifestation de « patriotes » non armés. Au total, ce sont environ une soixantaine de personnes qui seront tuées ce 9 novembre 2004 – soit un massacre néocolonial de grande ampleur que l’on continue de nier en France sans la moindre véracité. Le PS qui, jusqu’alors, défendait le régime avec des divergences en son sein va lâcher ouvertement Gbagbo, dont le parti a continué d’appartenir à l’Internationale socialiste. Seul l’ancien responsable du secteur Afrique, Guy Labertit, est resté sur cette ligne, en officiant même comme conseiller à la Présidence.
A la même époque, les services français manœuvrent pour renverser Gbagbo, mais ils n’y parviennent pas. Gbagbo s’est entouré de conseillers israéliens qui veillent sur sa sécurité. Et, par ailleurs, il semblerait que les candidats au putsch qui devait renverser Gbagbo ne se soient pas montrés capables d’assumer ce rôle.
Au cours de l’année 2005, un nouveau cycle de négociations s’est ouvert, sous l’égide de l’Union africaine dirigée par Thabo Mbeki, qui semble plutôt conforter la situation de Gbagbo en tant que chef d’Etat. Puis, en 2007, avec les négociations qui se déroulent à Ouagadougou, une nouvelle phase s’ouvre avec un accord direct entre Gbagbo et Soro, qui se voit offrir le poste de Premier ministre.
Au cours de l’année 2005, un nouveau cycle de négociations s’est ouvert, sous l’égide de l’Union africaine dirigée par Thabo Mbeki, qui semble plutôt conforter la situation de Gbagbo en tant que chef d’Etat. Puis, en 2007, avec les négociations qui se déroulent à Ouagadougou, une nouvelle phase s’ouvre avec un accord direct entre Gbagbo et Soro, qui se voit offrir le poste de Premier ministre.
Durant toute cette phase de stabilisation relative de la partition de la Côte d’Ivoire, on assiste à des compromis entre politiciens des différents camps qui siègent au sein d’un gouvernement d’union nationale. Mais, en réalité, la situation demeure paralysée. Le gouvernement existe surtout sur le papier. Le scandale le plus révélateur de cette période est l’affaire du Probo Koala, un navire venu déverser à Abidjan des tonnes de résidus pétroliers fortement toxiques qui ont provoqué officiellement la mort de 16 personnes. Dans cette affaire où apparaît la responsabilité de la multinationale Trafigura, seuls quelques lampistes seront incarcérés ; et un procès tenu à Amsterdam n’a jugé que les faits concernant l’escale faite dans ce port. De même, les affaires continuent. Un autre secteur-clé de trafics politico-économiques est celui du téléphone : durant ces années de crise, plusieurs politiciens s’enrichiront en servant d’intermédiaires pour la délivrance de licences de téléphonie mobile.
Les élections de novembre 2010 ont débouché sur une nouvelle situation de double pouvoir et de guerre civile…
A force d’être reportées chaque année depuis 2005, on pouvait douter que les élections prévues en 2010 aient bien lieu… Ce qui bloquait le processus était notamment la question de la composition du corps électoral. D’un côté, on remettait en cause une conception large du corps électoral qui avait prévalu du temps du parti unique, où l’on pouvait voter sans qu’on soit trop regardant sur la nationalité ; d’un autre, on dénonçait la discrimination envers les « nordistes », soupçonnés d’être de « faux Ivoiriens » ou des « Ivoiriens de circonstance ». Le processus des « audiences foraines » qui avait eu lieu en 2007 et 2008 avait permis de régler plus ou moins bien ce contentieux. Ainsi, des milliers de personnes exclues de la nationalité ivoirienne par le jeu de l’ivoirité, ont pu solliciter et obtenir un « jugement supplétif » leur accordant ce statut. Le processus a traîné encore deux ans, car la question était alors celle du contrôle du processus électoral. La question, en réalité, est assez basique : avoir la main sur le processus électoral, c’est être assuré de remporter les élections. Les dictateurs françafricains sont devenus orfèvres en la matière depuis les années 1990, où ils doivent faire semblant d’organiser une élection concurrentielle avec le renfort de conseillers techniques français.
Dans les deux camps, on a cru sans doute qu’on allait gagner les élections à coup sûr… et, de plus, cette situation provisoire ne pouvait plus s’éterniser. Gbagbo, lui, contrôlait certains institutions clés de l’Etat, notamment l’armée et les médias d’Etat. Il avait également fait réaliser par TNS-SOFRES des sondages qui le donnaient assez largement gagnant au second tour (avec 55 % contre Bédié et 61 % contre Ouattara4 #). Du côté adverse, on contrôlait l’essentiel du territoire et on bénéficiait de soutiens internationaux décisifs, on l’a dit.
Lors du premier tour, le 31 octobre, Gbagbo était arrivé en tête avec un score de 38 %, contre 32 % à Ouattara ; l’ancien Président Bédié, soutenu par le PDCI, était éliminé avec 25 % des voix ; il a ensuite appelé à soutenir Ouattara, son allié au sein de la coalition du Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP). On a salué cette élection qui s’était déroulée dans le calme, alors que la crise était imminente. Dans la campagne pour le second tour, l’affrontement n’était déjà plus verbal. On a enregistré plusieurs victimes.
Mais c’est au second tour que la crise a éclaté. Les résultats devaient être annoncés par une commission électorale indépendante (le terme est ici à mettre entre guillemets, car elle était composée uniquement de représentants de partis politiques). Ensuite, le Conseil constitutionnel devait valider ces résultats. Or, au bout du délai de soizante-douze heures fixé à la commission, aucun résultat provisoire n’a été rendu public. C’est alors que, le 2 décembre 2010, le président de la CEI est apparu à l’hôtel du Golf (c’est-à-dire le lieu de résidence de Ouattara), devant la presse internationale convoquée à cette occasion, pour annoncer que Ouattara avait obtenu 54,1 % des élections. De son côté, la semaine suivante, le Conseil constitutionnel a refusé de valider les résultats ayant eu lieu dans sept départements du Nord tenus par la rébellion, et il a annoncé la victoire de Gbagbo avec 51% des voix.
Mais, pour la « communauté internationale », les jeux étaient faits. Le représentant de l’ONU, Choi Young Jin, a validé les résultats donnés par la CEI. Aux yeux des puissances étrangères (à quelques exceptions près), c’était donc Ouattara le vainqueur. Au-delà de la question des fraudes commises par les deux camps et de leur impact sur le résultat final, qui est difficile voire impossible à trancher, on peut se poser des questions plus pertinentes… Comment se fait-il que l’ONU s’est révélée incapable d’organiser un scrutin électoral, avec le budget colossal qui lui a été consacré ; et qu’elle n’a pas entrevu que cette élection dans un pays coupé par la guerre civile depuis dix ans pouvait se terminer par un bain de sang ?
Des tentatives de médiation ont à nouveau eu lieu avec les pays africains, notamment la CEDEAO, mais qui n’ont rien donné. Privilégier les règlements interafricains est une fausse bonne idée, quand on sait qu’il s’agit de faire appel à des fondés de pouvoir de l’impérialisme français (comme Compaoré, du Burkina), ou en tout cas à des politiciens qui ont eux-mêmes connu des élections contestées pour accéder au pouvoir… Devant les massacres qui ont commencé à prendre de l’ampleur, l’ONU a pris une nouvelle résolution censée protéger les populations.
Dans les semaines qui ont suivi, on s’est retrouvé avec deux Présidents se proclamant élus. Les partisans de Ouattara qui ont tenté de manifester, notamment lorsqu’ils ont marché sur l’immeuble de la RTCI le 16 décembre, ont été violemment réprimés. Par ailleurs, les combattants de la rébellion des Forces nouvelles, bénéficiant de la complicité des forces françaises et de l’ONU, ont commencé à attaquer vers le sud. La stratégie de Ouattara, qui n’avait pas les moyens de mobiliser ses partisans sur Abidjan, a été d’appeler à l’asphyxie économique du régime ivoirien. Il a été soutenu dans cette stratégie par la France et l’Union européenne, qui ont pris des mesures de rétorsion contre certaines personnalités du régime. Mais, en réalité, c’est l’ensemble de la population qui a payé le prix de ces sanctions économiques. Ainsi, la plupart des banques, qui sont des filiales de banques françaises, ont été fermées au mois de février. Pis encore, on a imposé dans ce même mouvement un embargo total, y compris sur les médicaments.
Le régime de Gbagbo a été finalement renversé par l’armée française en avril 2011
A partir de janvier, on a vu apparaître des combattants armés jusqu’à Abidjan dans les quartiers réputés favorables à Ouattara, notamment Abobo. C’est ici qu’on a retrouvé le fameux IB – le chef dissident de la rébellion du Nord arrêté il y a quelques années en France pour avoir tenté de préparer une action armée, et qui, depuis, s’est retrouvé avec ses partisans en train de mener des combats à l’arme lourde, à partir du mois de février, avec le fameux « commando invisible ». Dans ce contexte d’une crise prolongée est intervenue la résolution 1975 des Nations unies du 31 mars, qui invitait Gbagbo à reconnaître la légitimité de l’élection de Ouattara. Par ailleurs, il était question de protéger les civils en empêchant l’usage des armes contre la population.
En réalité, ce qui s’est passé, c’est que cette résolution a été utilisée par la France pour agir directement contre les forces pro-Gbagbo, en vue de le renverser. Quels que soient les dénégations, les démentis, les communiqués officiels pour faire taire les versions officieuses, qui sont les plus crédibles – la capture de Gbagbo par les forces spéciales françaises, qui auraient utilisé le souterrain menant au palais présidentiel –, tout cela ne vaut rien face à une évidence : sans le soutien militaire actif de la France (notamment avec des bombardements sur le palais présidentiel et d’autres lieux jugés stratégiques), les « rebelles » n’avaient pas les moyens de renverser le régime de Gbagbo, qui lui aussi s’était préparé à une épreuve de force.
Mais quant au second point : la protection des civils, on peut parler d’une nouvelle faillite onusienne. Malgré l’embargo officiel sur les armes en vigueur depuis 2004, on s’était armé de plus en plus lourdement dans chaque camp. Et c’est au cours des semaines qui ont suivi cette résolution que l’on a assisté aux massacres de civils les plus importants qu’a connus la Côte d’Ivoire, bien au-delà du niveau observé lors de la crise de 2002. Cela s’est passé notamment dans l’Ouest – dans la ville de Duekoué, sous le regard des soldats de l’ONUCI, où des centaines de personnes ont été massacrées sur la base de l’appartenance à un groupe ethnique, les Guéré, réputés favorables à Gbagbo. Cela s’est poursuivi aussi bien dans la capitale que dans certaines provinces, en invoquant la poursuite des miliciens pro-Gbagbo encore armés.
Il est encore difficile de faire le bilan de cette crise, mais ce sont plusieurs milliers de morts, et des centaines de milliers d’Ivoiriens qui sont allés se réfugier dans les pays voisins comme le Liberia, le Ghana ou même le Togo (qui n’a pas de frontières communes avec la Côte d’Ivoire). De par l’ampleur des violations des droits humains et de la position de la Côte d’Ivoire, c’est une des plus grandes crises humanitaires de l’Afrique de l’Ouest, sans doute la plus importante depuis la tragédie du Biafra, mais beaucoup moins médiatisée qu’elle dans notre pays.
Un silence éloquent : une intronisation « démocratique » de Ouattara sur fond de massacres ethniques…
Ce qui frappe en effet, c’est le relatif silence en France sur ces massacres. Au mieux, on signale qu’il y a eu des tueries des deux côtés. Mais on ne dit pas clairement que ce sont les forces pro-Ouattara qui ont commis les exactions les plus massives, lorsqu’elles ont pris le contrôle du sud du pays. Et, évidemment, on a entendu encore plus rarement que ces massacres ont pu être commis sous les yeux des forces de la Licorne et de l’ONUCI, et aussi en raison du soutien politique et militaire dont ont bénéficié les forces pro-Ouattara de la part de l’ONU et de la France.
Au niveau intellectuel et médiatique, très peu de voix se sont élevées pour dénoncer ces massacres, ainsi que l’ingérence flagrante des forces françaises qui ont placé Ouattara au pouvoir. Le Monde a publié, quelque temps avant la chute de Gbagbo, une tribune libre5 ., signée par des intellectuels ivoiriens proches de Ouattara et par quelques « africanistes » français anti-Gbagbo. Or, les mêmes sont demeurés silencieux quand les forces du Nord ont commis des massacres de grande ampleur, comme à Duekoué… Seuls les Ivoiriens pro-Ouattara ont peu s’exprimer sur la scène médiatique, durant les semaines qui ont précédé le renversement du régime Gbagbo. En France, il n’y a eu que des manifs pro-Gbagbo, à Paris et parfois en province, assez durement réprimées, sans qu’il y ait de mobilisation anti-impérialiste organisée sur d’autres mots d’ordre que ceux des « patriotes » ivoiriens.
Le biais systématique dans le traitement de cette information s’observe dans la situation des Français victimes de cette crise : on a entendu parler des « otages » français enlevés par des miliciens pro-Gbagbo ; mais on a à peine évoqué le cas de cet enseignant français, Philippe Remond, connu pour ses positions favorables à Gbagbo et assassiné à Yamoussoukro le 30 mars, lorsque les rebelles du Nord ont occupé cette ville apparemment sans combats6 Le problème qui est posé en France est celui de la faiblesse historique des positions anticolonialistes et anti-impérialistes dès lors que c’est l’impérialisme français qui est lui-même en cause... Une association comme « Survie » a elle-même, par le passé, eu du mal à se positionner sur le sujet, entre le problème de l’ivoirité et les tentatives répétées d’ingérence de la France pour se débarrasser de Gbagbo. Elle a fait au moins un travail d’information sur les responsabilités de l’ONU et de la France dans l’aggravation de la crise – mais pas de mobilisation sur le sujet, laissant toute liberté aux seuls « patriotes » (on pourrait faire le même reproche aux organisations d’extrême gauche).
Le discours de Sarkozy lors de l’intronisation de Ouattara a été à la mesure de la surenchère colonialiste qui le caractérise depuis le discours de Dakar, en juillet 2007 : « Nous garderons toujours la force militaire » en Côte d’Ivoire, au nom du prétexte éculé de la protection des ressortissants français. C’est cela aussi, la Françafrique décomplexée…
La « réconciliation » annoncée semble peu crédible…
Sur le plan interne, du côté des « vainqueurs », il est prévisible que les alliés d’aujourd’hui seront des ennemis demain. Déjà, la liquidation physique, le 27 avril, du leader militaire entré en dissidence au sein de la rébellion du Nord, IB, dans son fief d’Abobo est un signe prémonitoire. Le prochain conflit à prévoir est sans doute celui entre le Président Ouattara, qui est à la tête du RDR, et son Premier ministre Soro, qui, à la tête des Forces nouvelles, a régné sur le nord du pays. On peut remarquer aussi que, pour arriver au pouvoir, Ouattara s’est allié avec Konan Bédié, qui était son ennemi juré lors de la succession d’Houphouët en 1993 et qui a promu l’« ivoirité » pour barrer la route du pouvoir à Ouattara…
La légitimité idéologique de la lutte contre la discrimination à l’encontre des gens du Nord, voire des étrangers, a soudain disparu. Le jeu politique se résume désormais à l’essentiel : prendre le pouvoir par n’importe quel moyen et le garder de la même manière. Peut-être que de nouvelles forces politiques issues des mouvements sociaux arriveront un jour à percer, mais, actuellement, il n’y a hélas rien à attendre de ce côté.
Dans l’immédiat, ce qui risque de se passer, c’est un phénomène d’« héroïsation » du Président déchu, même si, en lui laissant la vie sauve, on a évité d’en faire un martyr comme Lumumba et Sankara. La situation n’est pourtant pas au retour d’une paix durable, même si les combats sont terminés et si on parle de « réconciliation » sur le modèle de l’Afrique du Sud post-apartheid.
Au-delà des discours de circonstance, chacun sait qu’en Côte d’Ivoire l’alternance au pouvoir ne s’est pas jouée dans les urnes, mais sur le terrain des armes. Dans les camps de réfugiés ivoiriens dans les pays voisins, il est probable que les partisans de Gbagbo, dont aujourd’hui les leaders sont en fuite ou en détention (ou même tués), vont se réorganiser. Si le pouvoir actuel se contente de simulacres d’ouverture, comme cela semble être le cas, et laisse impunis les auteurs des massacres, comme c’est probable, ils voudront se venger. Ce que les « rebelles du Nord » ont fait depuis des années avec le soutien de Compaoré et de l’impérialisme français, ils vont tenter de le faire avec des soutiens politiques, dans un pays comme le Ghana par exemple. Il est trop tôt pour prévoir à quel degré cette revanche sera possible, mais elle est à prévoir… Faudra-t-il la perspective apocalyptique d’une guerre ouest-africaine pour qu’en France des gens plus nombreux prennent conscience que cette politique de la canonnière choisie par l’Etat français est vouée à provoquer de nouvelles crises ? Faudra-t-il pour cela que le « sentiment antifrançais » en Afrique, qu’on est prompt à détecter à la moindre occasion pour s’en émouvoir, se traduise par des actes autrement plus violents que porter de simples pancartes « A chacun son Français », comme le faisaient les « jeunes patriotes » ivoiriens en 2004 ?
Au-delà des discours de circonstance, chacun sait qu’en Côte d’Ivoire l’alternance au pouvoir ne s’est pas jouée dans les urnes, mais sur le terrain des armes. Dans les camps de réfugiés ivoiriens dans les pays voisins, il est probable que les partisans de Gbagbo, dont aujourd’hui les leaders sont en fuite ou en détention (ou même tués), vont se réorganiser. Si le pouvoir actuel se contente de simulacres d’ouverture, comme cela semble être le cas, et laisse impunis les auteurs des massacres, comme c’est probable, ils voudront se venger. Ce que les « rebelles du Nord » ont fait depuis des années avec le soutien de Compaoré et de l’impérialisme français, ils vont tenter de le faire avec des soutiens politiques, dans un pays comme le Ghana par exemple. Il est trop tôt pour prévoir à quel degré cette revanche sera possible, mais elle est à prévoir… Faudra-t-il la perspective apocalyptique d’une guerre ouest-africaine pour qu’en France des gens plus nombreux prennent conscience que cette politique de la canonnière choisie par l’Etat français est vouée à provoquer de nouvelles crises ? Faudra-t-il pour cela que le « sentiment antifrançais » en Afrique, qu’on est prompt à détecter à la moindre occasion pour s’en émouvoir, se traduise par des actes autrement plus violents que porter de simples pancartes « A chacun son Français », comme le faisaient les « jeunes patriotes » ivoiriens en 2004 ?
Pascal
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