Noam Chomsky : Personnellement, je n'ai aucune confiance en mes propres points de vue sur la « juste voie » et je ne suis pas impressionné par les déclarations pleines d'assurance des autres, mêmes celles de bons amis. Je pense que nous comprenons trop peu de choses pour être capables de dire beaucoup de choses avec confiance. Nous pouvons essayer de formuler nos visions à long terme, nos buts, nos idéaux ; et d'autre part nous pouvons (et devrions) commencer à travailler pour des résultats d'une portée humaine. Mais le gouffre entre les deux est souvent considérable, et je vois rarement la façon dont il est possible d'y construire un pont sinon à un niveau très vague et général. Ces qualités qui sont les miennes (peut-être des défauts, peut-être pas) apparaîtront dans les (très brèves) réponses que je ferai à tes questions.
T. L. : Quelles sont les racines intellectuelles de la pensée anarchiste, quels mouvements l'ont développée et animée à travers l'histoire ?
N. C. : Les courants de la pensée anarchiste qui m'intéressent (il y en a beaucoup) ont leurs racines, je pense, dans les Lumières et le Libéralisme classique, et même remontent de façons intéressantes à la révolution scientifique du XVIIe siècle en incluant des aspects qui sont souvent considérés comme réactionnaires, ainsi le rationalisme cartésien. Il existe des ouvrages sur ce sujet (déjà l'historien des idées Harry Bracken ; j'ai écrit là-dessus aussi). Je n'essaierai pas de reprendre cela ici, sinon pour affirmer mon accord avec l'important auteur et militant anarcho-syndicaliste Rudolf Rocker pour qui les idées du libéralisme classique furent ruinées par les écueils du capitalisme industriel sans jamais qu'elles puissent s'en relever (je me referre au Rocker des années trente, des décennies plus tard il pensait autrement). Mais ces idées ont été continuellement réinventées ; à mon avis parce qu'elles reflètent de réels besoins et sentiments humains. La Guerre Civile Espagnole est peut-être l'événement le plus important, bien que nous devrions nous souvenir que la révolution anarchiste qui s'étendit sur une bonne part de l'Espagne en 1936, prenant différentes formes, ne fut pas une poussée spontanée, mais avait été préparée par des décennies d'éducation, d'organisation, de luttes, de défaites et quelques fois de victoires. Ce fut vraiment significatif. Suffisamment pour appeler la répression de tous les systèmes majeurs de pouvoir : stalinisme, fascisme, libéralisme occidental ; la plupart des courants intellectuels et leurs institutions idéologiques - toutes unies pour condamner et détruire la révolution anarchiste ; c'est un signe de sa portée à mon avis.
T. L. : Ceux qui sont critiques se plaignent du fait que l'anarchisme est «informe, utopique.» Tu répliques en disant que chaque période de l'histoire a ses propres formes d'autorité et d'oppression qui doivent être contestées, c'est pourquoi aucune doctrine fixe ne peut-être simplement plaquée. A ton avis, quelle réalisation spécifique de l'anarchisme est appropriée à notre époque ?
N. C. : J'ai tendance à être d'accord sur ce point : l'anarchisme est informe et utopique, mais difficilement plus que les doctrines ineptes du néo-libéralisme, du marxisme-léninisme et des autres idéologies qui ont séduit les puissants et leurs domestiques intellectuels au fil des années ; pour des raisons qui sont toutes très faciles à expliquer. La raison de cette absence de forme générale et de vacuité intellectuelle (souvent masquées dans de grands mots, mais c'est encore dans l'intérêt personnel des intellectuels) est que nous ne comprenons pas grand chose aux systèmes complexes comme les sociétés humaines ; et nous avons seulement des intuitions d'une validité limitée sur la façon dont ces sociétés devraient être remodelées et construites.
L'anarchisme, selon moi, est une expression de cette idée que l'obligation de faire la preuve est toujours sur ceux qui disent que l'autorité et la domination sont nécessaires. Ils ont à démontrer, avec de puissants arguments, que cette conclusion est correcte. S'ils ne le peuvent pas alors les institutions qu'ils défendent devraient être considérées comme illégitimes. Comment chacun a à réagir face à une autorité illégitime dépend des circonstances et des conditions, il n'y a pas de formules.
Dans la période actuelle, les contestations surgissent de tous les plans, comme elles le font généralement : des relations personnelles au sein de la famille, et en dehors, jusqu'à l'ordre politique/économique international. Et les idées anarchistes - en contestant l'autorité et en insistant qu'elle se justifie - sont appropriées à tous ces niveaux.
T. L. : Sur quel type de conception de la nature humaine l'anarchisme est-il affirmé ? Les gens auront-ils moins de motivations à travailler dans une société égalitaire ? Une absence de gouvernement permettra-t-elle au puissant de dominer le faible ? La prise de décision démocratique aura-t-elle pour conséquence des conflits excessifs, l'indécision, la « dictature du nombre » ?
N. C. : De la façon dont je conçois le terme « anarchisme », il est basé sur l'espoir (dans notre état d'ignorance nous ne pouvons aller au-delà de cela) que les éléments profonds de la nature humaine incluent les sentiments de solidarité, de soutien mutuel, de sympathie, d'attention aux autres etc.
Est-ce que les gens travailleront moins dans une société égalitaire ? Oui, tant qu'ils sont poussés au travail par le besoin de survivre ; ou par une récompense matérielle, qui est une sorte de pathologie, je crois, comme ce type de pathologie qui conduit certains à prendre plaisir à torturer les autres.
Ceux qui pensent raisonnable la doctrine libérale classique, à savoir que l'impulsion pour s'engager dans du travail créatif est au centre de la nature humaine - quelque chose que nous voyons constamment, je pense, des enfants jusqu'aux plus âgés quand les circonstances le permettent - seront très soupçonneux de ces doctrines, qui sont hautement commodes au pouvoir et à l'autorité, mais qui semblent n'avoir aucun autre mérite.
Est-ce qu'une absence de gouvernement permettra au puissant de dominer le faible ? Nous ne le savons pas. Si cela arrivait alors des formes d'organisation sociale devraient être construites (il y a beaucoup de possibilités) pour venir à bout de ce crime.
Quelles seront les conséquences de la prise de décision démocratique ? Les réponses sont inconnues. Nous avons à l'apprendre par l'expérience. Essayons-la et découvrons.
T. L. : L'anarchisme est parfois appelé socialisme libertaire - comment diffère-t-il des autres idéologies qui sont souvent associées au socialisme comme le léninisme ?
N. C. : La doctrine léniniste soutient qu'un parti d'avant-garde devrait assumer le pouvoir d'État et conduire la population au développement économique, et, par quelque miracle inexpliqué, à la liberté et à la justice. C'est une idéologie qui naturellement séduit grandement l'intelligentsia radicale, à qui cela donne une justification pour son rôle de dirigeants de l'État. Je ne vois aucune raison - ni en logique ni en histoire - pour la prendre au sérieux. Le socialisme libertaire (incluant un courant substantiel du marxisme) a rejeté très justement tout cela avec mépris.
T. L. : Comment les principes anarchistes s'appliquent-ils à l'éducation ? Est-ce que les notes, les cours obligatoires et les examens sont des bonnes choses ? Quel sorte d'environnement conduit le plus à une pensée libre et au développement intellectuel ?
N. C. : Mon sentiment, basé en partie sur mon expérience personnelle dans ce cas, c'est qu'une éducation convenable devrait chercher à fournir un fil le long duquel on cheminera selon sa propre voie ; un bon enseignement c'est plus le moyen de fournir de l'eau à une plante pour la mettre à même de grandir par ses propres forces, que de remplir un récipient avec de l'eau (pensées qui ne sont pas du tout originales, devrais-je ajouter, mais paraphrasées d'écrits des Lumières et du libéralisme classique).
Ce sont des principes généraux, qui je pense sont valides. Comment elles peuvent être mises en œuvre dans des circonstances particulières cela a à être évalué au cas par cas, avec une humilité voulue, et une reconnaissance du fait que nous comprenons vraiment peu de choses.
T. L. : Décris-nous si tu le peux comment une société anarchiste idéale fonctionnerait au jour le jour, quelles sortes d'institutions économiques et politiques existeraient, et comment fonctionneraient-elles ? Aurons-nous de la monnaie ? Ferons-nous nos achats dans des magasins ? Posséderons-nous nos maisons ? Aurons-nous des lois ? Comment empêcherons-nous le crime ?
N. C. : Je ne pense même pas à essayer de l'entreprendre. Il y a des matières sur lesquelles nous avons à apprendre par la lutte et l'expérience.
Traduction : Arnaud
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