© Forêt de bouleaux à Buchenwald de Gustav Klimt
Voilà. Des anniversaires, il y en a tous les ans. Cela a fait 43 ans la semaine passée. Il y a 43 ans, maintenant que tu t'en es allé, un 22 décembre. Il faisait plutôt doux pour un hiver. Barbara chantait. Ou Brel. Ou Ferré. Les vacances de Noël avaient commencé. Quelques jours avant (pourquoi je me souviens de cela ?), Walt Disney était mort. La semaine d'encore avant, je me souviens aussi, c'était le père d'une camarade de lycée qui s'en était allé. J'avais été bouleversée. La mort, je n'y avais encore jamais vraiment pensé.... Il n'y avait aucun rapport. Les orages, ça tombe toujours ailleurs.
Je me souviens de tes mains. Je me souviens de ton regard, brillant et enchassé sous la barre noire de tes sourcils. Je me souviens de ta silhouette, de ton visage, du grain de beauté que tu avais sur l'arrière de l'oreille et que je contemplais quand tu étais au volant. Je me souviens de ton profil, très ciselé, un profil à être frappé au dos d'une pièce de monnaie. Je me souviens de tes sourires, comme retenus, intimidés, qui n'osaient pas vraiment se montrer. De tes rires muets. Je me souviens des plats que tu aimais et de ceux que tu ne pouvais avaler. Je me souviens à quel point tu aimais la campagne, les bois, le soleil. Je me souviens que tu aurais aimé avoir appris à jouer de la musique. Et que tu aimais dessiner. Mais ta voix, tu vois, déjà, je l'ai oubliée....
Je me souviens que tu aimais l'Espagne, et que c'est pour te rejoindre que tes deux filles ont pris espagnol 2e langue. Pour te plaire. Pour célébrer ces républicains d'Espagne que tu avais révérés et que certains de tes proches avaient rejoints. Je me souviens que la première fois que je t'ai vu pleurer, c'était à Collioure, dans une pension de famille appelée « Chez Quintana », lorsque tu avais appris qu'Antonio Machado était mort là. Ce n'est d'ailleurs pas la seule fois que je t'ai vu pleurer. Je revois ton visage, les larmes. Mais ta voix, tu vois, déjà je l'ai oubliée.
Je me souviens aussi que c'est pour toi que j'ai appris l'allemand. Tu voulais apprendre à tourner la page, t'entraîner à pardonner. C'était important pour toi, un geste grave, pas facile à faire, un acte délibéré vers l'avenir, pour lui laisser sa chance, quoiqu'il t'en coûte... Non seulement je devais apprendre l'allemand, mais je devais aussi être première de ma classe. Et c'est auprès de toi que, même si tu n'en connaissais qu'un mot (« heraus »), je devais répéter mes leçons. Je me souviens que chaque fois que passait à la télévision un film ayant le moindre rapport, aussi infime soit-il, avec la Seconde guerre mondiale, l'Occupation, même « le Père Tranquille » avec Noël Noël, tu hurlais la nuit. Plusieurs nuits durant. Tes cris. On n'en parlait pas au lendemain. Mais ta voix, tu vois, déjà, je l'ai oubliée.
Je me souviens de la vénération que tu avais pour ton propre père, compagnon de Jaurès, menuisier. Tu aimais toi aussi travailler le bois. Tu t'étais improvisé un atelier au rez-de-chaussée, avec ton établi, quelques-unes de ses vieilles varlopes rapatriées d'Angers. Et comme ton père aussi, tu adorais pêcher. Une canne à la main. La rivière. Et le silence. Parfois je t'ai accompagné. Mais très vite, je m'ennuyais. Je voulais parler. Et toi, tu te taisais.
Je me souviens que tu avais une plaque « GIG » (grand invalide de guerre) sur ta voiture, pour pouvoir te garer sans avoir trop longtemps à tourner, et que sur tes papiers, il y avait « Station debout difficile » d'imprimé, mais tu n'en parlais jamais. Je me souviens que c'est par mes grands-parents que j'ai appris que tu ne pesais plus que 39 kilos quand tu étais rentré de camp. Ils ne t'attendaient plus. Un retour miraculeux, inespéré, dont il n'y a presque qu'à voix basse qu'ils osaient parler.
Je me souviens qu'un jour tu nous a dit : « Les filles, il s'est passé des choses terribles, pendant cette guerre. Des choses qui ne doivent à aucun prix se renouveler, où que ce soit. Je ne peux pas vous les raconter. J'en suis incapable. Mais je compte sur vous, un jour, plus tard, de vous-mêmes, il faut que vous essayiez de savoir.... »
C'est un 22 décembre, en fin de journée, que le téléphone a sonné. Tu es mort à Villejuif, sous une tente à oxygène, dans le service du professeur Mathé. Cancer digestif généralisé. Tu avais à peine 46 ans. Tu étais heureux. Une femme, deux filles, un métier. Tes deux parents toujours vivants. Mais ton système digestif ne s'était jamais remis et il y a trop de choses que tu n'avais jamais pu digérer. Je n'avais pas 12 ans et je me souviens, j'étais en train de me faire un shampoing quand le téléphone a sonné. Je n'avais pas compris. Je n'avais pas réalisé. Je t'avais dit à demain.... J'ai continué à mettre ton assiette à table, soir après soir, comme si tu allais rentrer.
J'ai mis à sac le grenier. Je t'ai cherché partout. J'ai porté tes vieilles montures de lunettes pendant des années. J'ai lu de vieux poèmes que tu avais griffonnés. J'ai vu tous les films que tu n'aurais jamais pu regarder. J'ai même pendant des mois porté pour traîner à la maison tes vieilles chemises de déporté, en tissu rèche et mitées. J'ai fini par les jeter. J'ai lu tous les livres qui parlaient des bataillons de la jeunesse et des FTP. J'y ai souvent lu ton nom. J'ai rencontré tous les gens que tu avais pu croiser ou admirer : un vieux poète, un comédien, un écrivain, d'autres plus ou moins anonymes, parfois très âgés, qui tous m'ont souri, accueillie, mais n'avaient pas forcément envie de parler. J'étais fière quand on me disait que j'avais tes yeux, tes épaules, ton regard, que je te ressemblais. J'ai lu et relu les mots gravés en doré sur l'ardoise de ta tombe: Oranienburg, Buchenwald. Un jour aussi, plus tard, j'ai lu Jorge Semprun ("L'écriture ou la vie") et ce qu'il disait sur l' « indicible ». Puis Primo Levi. Et j'ai compris.
J'ai compris que ce tu m'as transmis de plus précieux, mais aussi de plus lourd, c'est ce que tu ne m'as jamais dit. Ou peut-être devrais-je dire que tu n'as jamais pu me dire. Pas eu les mots. Pas eu le temps. Ton silence pour héritage. Tes mots entre les lignes. Un patrimoine de non-dit, plus fort que les mots. Plus fort que les images. Ça pèse lourd un héros. Je t'ai érigé une statue mentale que je trimballe partout depuis des années. Etre digne de toi, te mériter, une obsession, un horizon, le seul qui a compté pendant tant et tant d'années. Mon cap. Ma boussole. Mais ta voix, tu vois, déjà, je ne m'en souviens plus.
Alors maintenant, pour le 43e anniversaire de ta mort, sache que ta mémoire est en moi. Pour toujours, elle m'habite et m'habitera. Tu m'accompagnes. Bientôt, j'aurai 10 ans de plus que toi. Tu es toujours avec moi. Sache-le. Et si tu peux, désormais, fais toi plus léger. Tu as été si lourd à porter. Je t'aime. Ne t'inquiète pas. Ton message est passé.
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