mardi 14 juin 2011

Gavroche et Mai 68

En 1967 j’avais 20 ans, et je baladais ma révolte et mon inculture politique aux quatre coins de la galaxie extrême gauche. Je cherchais. Et c’est en cherchant qu’un jour je tombai sur Maurice Joyeux qui, dans une petite salle de l’Athénée à Bordeaux, animait une réunion publique sur … Kropotkine !
Disons-le tout net, ce premier contact avec l’anarchisme, la Fédération anarchiste et Maurice Joyeux ne me transporta pas d’allégresse. Le bonhomme parlait, certes, haut et ample, mais justement ! Son charisme de tribun lourd d’un lyrisme flirtant par trop avec une certaine démagogie me hérissait le poil. Et puis Kropotkine, ça n’était pas franchement dans mes préoccupations du moment !
Mai 68 par contre, ce fut autre chose. Rien à voir avec la langue de bois langue de plomb des staliniens, trotkos, maos et autres anarchos de la planète ringarde. C’était la vie. La passion. L’amour. L’espoir fou. La déferlante de l’autogestion généralisée. Le pied quoi ! Mais aussi hélas la défaite. Et la débandade !
Au début des années 70 cependant, par le hasard de rencontres avec notamment un certain Jean Barrué je repris contact avec le mouvement anar et je me décidai sans enthousiasme à tenter l’expérience de l’adhésion à la FA. D’où re-rencontre avec Maurice Joyeux… et rebelote pour la soupe à la grimace. Car le zigue avait toujours aussi mauvais caractère. Il savait toujours aussi bien jouer la symphonie de la peste émotionnelle. Il continuait à rabâcher les vieilles ritournelles syndicalistes, qui plus est à la mode de Force ouvrière. Il ne démordait pas d’un ouvriérisme et d’économisme d’un autre siècle. Et pour corser le tout, il se mettait désormais à dégoiser sur les étudiants, la révolte de la jeunesse !
Ambiance martienne, donc ! Le choc de deux générations ! L’impression de ne pas parler la même langue ! Le sentiment pénible de fréquenter la préhistoire !
Les années passant, j’ai cependant commencé à mettre de l’eau dans mon vin. Non pas que j’aie été soudainement séduit par le caractère toujours emblématique de mon organisation ! Non pas que son incompréhension crasse de Mai 68 m’ait brusquement convaincu ! Non pas que je me sois rallié en catimini à son économisme à front bas et à son ouvriérisme à la limite du populisme ! Non pas que… mais ! Mais peu à peu j’ai commencé à déceler quelque chose dans l’au-delà des apparences. Une espèce de blessure dont souffrent tous les enfants de la classe ouvrière – et j’en fais aussi partie – qui ont été, plus ou moins interdits de culture. Une soif de revanche, bien sûr. Une certaine forme de mélancolie à tout le moins ! Et puis également, en pendant, une volonté farouche de construire. De forger des outils. Des armes. Une organisation. Quelque chose qui rétablisse la balance des inégalités de classe. Qui résiste aux états d’âme. Aux modes. À la frivolité d’un ludique par trop souvent égocentrique et éphémère. Une certaine intransigeance par rapport à l’essentiel au bout du compte !
Mieux, j’ai ensuite découvert que Maurice Joyeux, par-delà ses choix politiques, idéologiques et organisationnels avait pleinement conscience de ses limites et de son historicité. Dix fois, cent fois, mille fois il se plaisait en effet à dire que s’il fallait être ferme sur les principes il fallait par contre adapter constamment ces principes – ceux de l’anarchisme social – aux temps politiques, idéologiques et organisationnels du moment.
Là et nulle part ailleurs se situe l’explication de son effacement volontaire au début des années 80. De son exil voulu sur la planète vieux sage. Et ça c’est fort ! Et rarissime ! Cette capacité à rester soi-même en acceptant que les autres – les jeunes – puissent être autre chose que ce que l’on a été. C’est d’une humilité et d’une lucidité béton !
De cela, de ce souci de l’essentiel comme de cette humilité à s’accepter comme daté, je me souviendrai, j’espère, toujours.
Pour l’heure, sans pour autant avoir jamais renoncé à mes certitudes de jeunesse et aux espoirs fous d’un printemps trop bref, si je suis toujours anarchiste et militant à la FA c’est sans nul doute grâce à un certain Maurice Joyeux que je le dois, et de cela, de ce deal de maintenant plus de vingt ans entre le fils de Gavroche et celui de Mai 68, ne s’étonneront que ceux qui s’étonneront toujours de tout pour ne s’être jamais étonnés d’eux-mêmes.

Jean-Marc Raynaud




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