Ce dimanche soir 29 janvier, le président de la République est chez lui sur huit chaînes de télévision, privées et publiques. Il a choisi son jour, son heure, son réalisateur et, surtout, ses journalistes. Ils sont quatre, de sensibilités avoisinantes, dont deux décorés de la Légion d’honneur.
A Mediapart, nous sommes entêtés, et nous ne nous résignerons jamais à ce spectacle de l’avilissement du journalisme par le présidentialisme français. TF1 et sa chaîne d’information en continu LCI (le groupe Bouygues ne lésine jamais dès qu’il s’agit de son poulain Nicolas Sarkozy), France 2, LCP, Public Sénat et TV5 Monde (quatre chaînes du service public), i-Télé (du groupe Canal Plus) et BFMTV (du groupe Next) vont donc offrir à partir de 20h10 ce dimanche le même programme à leurs téléspectateurs : une heure, voire plus, de Nicolas Sarkozy.
Quatre journalistes ont été sélectionnés par l’Elysée pour cet entretien en forme de messe cathodique obligatoire, déjà démontée avec une joie ravageuse par Antoine Perraud sur Mediapart (à lire ici). Il s’agit de Claire Chazal (TF1), Laurent Delahousse (France-2), François Lenglet (BFMTV) et Jean-Marc Sylvestre (i-Télé). Aux deux premiers, supposés généralistes puisque présentateurs des journaux du week-end, ont été ajoutés deux supposés spécialistes des questions économiques qui ont cette particularité de défendre les mêmes positions ultra-libérales
François Lenglet fut ainsi l’auteur, en 2007, d’un livre de vulgarisation plutôt prophétique, La crise des années 30 est devant nous (chroniqué ici par le magazine Alternatives économiques), dont le diagnostic reprenait la vulgate patronale de la « préférence française pour le chômage » et du « trop d’impôts bridant la croissance ». Position qui, au nom du pluralisme, aurait bien sûr sa place dans un questionnement collectif si, en l'occurrence, elle n'était pas la seule, sans contrepoint ni contradicteur. Tel n'est pas le cas avec le tandem constitué. Car le cas le plus pendable est évidemment celui de Jean-Marc Sylvestre, procureur médiatique récurrent du système social issu des conquêtes de l'après-guerre, acquis sociaux dont il ne rechigne cependant pas à utiliser les protections (par exemple à l’hôpital public, qui lui a sauvé la vie, ou aux prud'hommes, face à France Inter,comme le rappelle sa notice Wikipédia).
Surtout, comme l’a révélé dans son livre récent sur Radio France, La Voix de son maître ? (Nova Editions, voir ici la chronique de Didier Porte sur Mediapart), notre confrère Augustin Scalbert, Jean-Marc Sylvestre doit beaucoup à l’homme qu’il est chargé d’interviewer ce soir. On y apprend en effet que Claude Guéant, alors secrétaire général de l’Elysée, est intervenu par deux fois, en 2008, auprès du PDG de Radio France, afin que Jean-Marc Sylvestre soit maintenu à son poste d’éditorialiste à France Inter. En vain, le PDG d’alors, Jean-Paul Cluzel (c’était avant la réforme qui a permis à l’Elysée d’y nommer directement Jean-Luc Hees), n’ayant pas cédé à ces pressions au vu du rejet suscité par Sylvestre parmi les auditeurs de la station publique.
Mais Augustin Scalbert, dans l’article de Rue89 où il rappelle ses propres révélations, évoque également cet autre fait : alors ministre de l’économie et des finances, Nicolas Sarkozy a lui-même remis en 2004 la Légion d’honneur à Jean-Marc Sylvestre, lors de sa promotion au grade d'officier (à voir ici, avec une belle photographie). C’est alors que m’est venue l’envie d’écrire ce billet, la Légion d’honneur servant ici de fil rouge de la servitude journalistique. Seule femme des quatre interviewers, Claire Chazal l’a d’ailleurs reçue aussi, en 2004 également. Deux sur quatre donc.
Je me suis en effet souvenu de mon algarade, début janvier, sur le plateau de Ce soir ou jamais, l’émission animée par Frédéric Taddéi, avec le nouveau thuriféraire du régime, Eric Brunet, qui officie sur RMC et qui vient de publier une ode à son Prince, Pourquoi Sarko va gagner (lire ici l’article très complet d’Ellen Salvi, où l'on découvre qu'Eric Brunet est plutôt un communicant intéressé qu'un journaliste professionnel). Outre l’évident désaccord sur les faits, le bilan et l’imposture, cet échange fut provoqué par mon rappel de la Légion d’honneur que, très opportunément, venait de se voir décerner ledit Brunet dans la promotion du 1er janvier 2012.
« M. Brunet (Eric, Philippe), journaliste et essayiste ; 24 ans de services », fut donc fait chevalier sur le contingent du ministère de la culture et de la communication, dans la même promotion qui voyait « M. de Carolis (Patrick, Martial), journaliste, membre de l'Académie des beaux-arts. Chevalier du 30 octobre 2003 » être promu au grade d’officier, après avoir cédé sans faire trop d’histoires le siège de président de France Télévisions, jusqu’alors choisi par le CSA, au favori élyséen du moment, Rémy Pflimlin (voir ici les décrets au Journal officiel).
En substance, j’ai simplement énoncé qu’un journaliste digne de ce nom, d’autant plus s’il est en activité, ne devait pas accepter de se voir décerner une décoration par le pouvoir politique, quel qu’il soit. Cette acceptation est d’ailleurs souvent un indice des renoncements ou des déchéances à venir. Jean-Luc Hees, qui n’a pu résister aux sirènes sarkozystes qui le tentaient en lui proposant la présidence de Radio France, n’avait-il pas déjà largué les amarres ? Promu officier en 2010, il avait été fait chevalier dès 1999. Quant à l’histrion Robert Ménard, passé du journalisme sans frontières à la préférence nationale, il fut fait chevalier en 2008.
Pour comprendre cette position de principe, qui a longtemps soudé les rangs de ceux qui font profession d’informer, il n’est pas inutile de rappeler que, selon les textes qui définissent le Code de la Légion d’honneur, il s’agit de « la plus élevée des distinctions nationales », supposée être « la récompense de mérites éminents acquis au service de la nation ». De plus, présidentialisme, césarisme et bonapartisme cumulés obligent, « le Président de la République est grand maître de l’ordre » et lui seul « statue comme tel, en dernier ressort, sur toutes questions concernant l’ordre », prenant la présidence de son conseil quand « il le juge utile ».
Mais, emporté par la discussion sur le plateau de Ce soir ou jamais, lors d’un second échange sur la Légion d’honneur, j’ai ajouté que, de toute façon, accepter une décoration créée par l’homme, Napoléon Bonaparte, qui avait rétabli l’esclavage supprimé par la Révolution française me semblait tout simplement inimaginable. Sur le moment, j’ai fugacement regretté cette sortie (à laquelle mon enfance antillaise n'est pas indifférente), pensant aux résistants honorables, militaires courageux, savants estimables, fonctionnaires méritants, citoyens désintéressés, etc., dont le dévouement au service du bien collectif avait été symboliquement récompensé par cette distinction.
Je précise fugacement car, réflexion faite, je persiste. En raison d'un fait d'histoire dont j’espère que l'évocation ne choquera pas (trop) nos quelques lecteurs (il y en a forcément) ayant honorablement mérité de recevoir la Légion d’honneur. M’intéressant de plus près à l’histoire de l’Ordre national de la Légion d’honneur (ici le site de sa Grande Chancellerie), je suis en effet tombé sur une coïncidence qui, au-delà du journalisme, me conforte dans ce rejet principiel.
C’était donc il y a un peu plus de deux siècles. En 1802, précisément. Au sortir de son aventure révolutionnaire, la France invente alors, avec Napoléon Bonaparte et son futur empire personnel, institué en 1804, ce mal qui continue de la ronger, le bonapartisme. Devenu par la suite césarisme républicain, sous l’aspect du présidentialisme, il est au régime présidentiel – Mediapart ne cesse de le documenter – ce que l’absolutisme est à la monarchie ou l’intégrisme à la religion : un excès, une pathologie, une corruption.
Or cette année-là, pratiquement le même jour, le régime napoléonien prend deux décisions dont le rapprochement est bavard. Le 19 mai 1802, il institue l’Ordre national de la Légion d’honneur, système de décorations toujours en vigueur et supposé récompenser des « mérites éminents » militaires ou civils rendus à la Nation (le texte de la loi du 29 floréal an X est ici). Puis, le lendemain, 20 mai 1802, il rétablit l’esclavage dans les colonies, effaçant d’un trait de plume la loi qui, en 1794, l’avait aboli au nom du droit naturel, ce droit des hommes à naître libres et égaux (le texte de la loi du 30 floréal an X est consultable ici).
Deux hiérarchies en somme. L’une de distinction, l’autre d’oppression. D’un côté, ces hommes que l’on « mène avec des hochets » comme le dira non sans mépris Bonaparte pour justifier cette « reprise des formes monarchiques » après l’égalitarisme révolutionnaire. De l’autre, cette part de l’humanité, noire de peau, à laquelle on dénie l’humanité même en la plaçant dans la servitude, en la vendant comme une marchandise, en ayant droit de vie et de mort sur elle.
L’invention de la Légion d’honneur et le rétablissement de l’esclavage ont donc bien partie liée, ne serait-ce que par leur concomitance. Et si l’esclavage a heureusement disparu, la servitude volontaire, hélas, a encore de beaux jours devant elle. La Légion d’honneur ayant été, de plus et depuis belle lurette, dégradée par sa remise trop fréquente à des personnages trop peu recommandables – ce dont s’est ému un ancien sénateur gaulliste, Henri Torre, qui l’a récemment refusée avec éclat, tout comme l’ancien ministre communiste Jack Ralite –, on se prend à rêver d’une refondation républicaine qui, au nom de l’égalité retrouvée, la sortirait de notre présent pour la reléguer, enfin, au musée du passé.
PS1: j'ai corrigé sur un point factuel ce billet dans la soirée du dimanche 29 janvier, après avoir constaté que Nicolas Sarkozy s'exprimait non pas sur 6 chaînes de télévision, comme écrit dans la première version, mais sur 8 chaînes. Et ceci sans compter les reprises ou retransmissions radiophoniques.
PS2: après la remarque d'un lecteur, qui fut témoin direct de la première cérémonie de remise de Légion d'honneur à Jean-Marc Sylvestre, j'ai précisé que celle dont Nicolas Sarkozy fut l'officiant était sa promotion au grade d'officier dans l'ordre de la Légion d'honneur.
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