vendredi 23 septembre 2011

La pensée politique d’Albert Camus


Camus, né dans un milieu pauvre, n’aura besoin ni de livres, ni d’une réflexion sur les faits politiques pour comprendre le phénomène de l’oppression : la misère. « C’est dans la vie et non dans Marx que j’ai appris la misère ».

Le fait a son importance car le vécu nous apporte une expérience, une connaissance des choses directes, qui ne s’oublie pas facilement. Cela explique pourquoi Sartre apostropha un jour Camus en ces termes, surtout après L’Homme révolté : « Qui êtes vous Camus pour parler ainsi, sur un tel ton ; vous avez été pauvre c’est un fait, vous êtes un bourgeois maintenant comme Jeanson et comme moi ».

Oui, justement la différence était là, il avait été pauvre et c’est pourquoi il comprenait mieux certaines choses ; mieux n’est peut-être pas le terme adéquat ; simplement, il les comprenait plus justement. Homme de gauche souvent seul, il verra chez un grand nombre d’hommes de gauche un paternalisme insupportable par sa vanité, et sa naïveté finalement. Parce que le peuple on croit le connaître et c’est de sa caricature que l’on parle, justement parce que le vécu manque ; idée de Camus que récemment dans une interview accordée au Magazine Littéraire (n° 10), Maurice Clavel corroborait en disant : « Il [le peuple] vaut toujours mieux que ce qu’on en pense. Il est facile de l’abuser. Prétendre l’élever mérite souvent des gifles. Je commence à tirer mon revolver quand j’entends parler « d’élites ». Il est beau, grand, passionnant de l’interpréter ». (p. 39)

Déjà cette idée de misère est l’un des facteurs qui condamnent le régime capitaliste. Ce mode de gouvernement créé un petit nombre de privilégiés et une masse de gens travaillant dur et gagnant peu.

Le drame n’est pas dans le peu d’argent gagné mais dans l’oppression qui en résulte : « Marx a très bien montré que l’exploitation des travailleurs a pour cause principale, non pas un désir de luxe et de puissance de la part des capitalistes, mais la nécessité pour chaque entreprise de dépasser ses concurrentes afin d’être plus forte qu’elles ». On peut être pauvre et vivre heureux ; Camus nous a rapporté dans Noces et son premier essai L’Envers et l’Endroit cette première expérience. Le drame est donc ce qui en résulte, habitation étroite quand ce n’est pas un taudis, pas de temps pour les loisirs, pour ces temps morts précieux à l’homme : «60 000 francs par mois et Tristan n’a plus rien à dire à Yseut ». (Préface de L’Envers et l’Endroit)

Un régime qui parle sans tremblement dans la voix de S.M.I.G., c’est-à-dire de 400 francs par mois, n’est pas un régime pour l’homme. De plus, et le système américain est là pour le démontrer, le système capitaliste a besoin de s’étendre, de produire toujours plus, en un mot d’avoir une expansion toujours plus grande, d’où le besoin d’une guerre pour liquider certains stocks, pour remettre, l’économie à flot.

Camus a donc bien compris cette oppression d’un gouvernement capitaliste, d’autant mieux qu’en Algérie elle se doublait de racisme, de subordination d’une race à l’autre ce qui augmentait d’autant le poids de l’oppression. Camus connaît bien ce dont il parle, on ne peut le qualifier de ‘hâbleur politique’. Il débuta dans le journalisme par le reportage, véritable école du réel : ne doutons pas que cette expérience intéressante pour sa formation littéraire, pour son langage, qui sera toujours de ‘chair et de sang’, l’ait été aussi pour sa formation politique.

Du vécu il passera à la réflexion sur la misère, ce qui donnera du poids à son expérience. On peut donner trois exemples de ces reportages cités par Morvan Lebesque, dans son Camus par lui-même : « L’affaire Hodent où il prouva qu’un malheureux commis de ferme était innocent du vol dont l’accusait un colon richissime, l’affaire El-Okby où i1 démontra l’innocence d’un musulman inculpé d’assassinat par ordre des Pouvoirs et pour des raisons uniquement politiques, et l’affaire de la Martiniére où il s’éleva contre les conditions inhumaines du transport des forçats en Guyane ». (p. 21.)

Ces trois affaires seront bientôt suivies par sa grande enquête en Kabylie qui montrera aux fanatiques de tous bords qu’avant la guerre de 39 on avait déjà tiré le signal d’alarme en Algérie. Ce reportage permettra de comprendre le désarroi de ces populations kabyles ‘déracinées’, ne se sentant plus chez elles. Ce thème important, signalé aussi par Lebesque, trouve son écho dans nos sociétés, l’ouvrier est ‘déraciné’ dans son usine nous dira Camus ; déracinement que Simone Weill a montré dans La Condition Ouvrière.

Voici un passage d’Alger Républicain fin 8 juin 1939 : « On m’avait prévenu que les salaires étaient insuffisants. Je ne savais pas qu’ils étaient insultants. On m’avait dit que la journée de travail excédait la durée légale. J’ignorais qu’elle n’était pas loin de la doubler. Je ne voudrais pas hausser le ton, mais je suis forcé de dire ici que le régime du travail en Kabylie est un régime d’esclavage. Car je ne vois pas de quel autre nom appeler un régime où l’ouvrier travaille de dix à douze heures pour un salaire moyen de six à dix francs ». (« Oeuvres Complètes », Pléiade, tome II, p. 915)

Camus a dû sentir dans sa chair ce que sa carrière d’écrivain devait à un Louis Germain lui permettant de continuer ses études, car probablement lié par des préoccupations matérielles, préoccupé par son avenir ou devenu tonnelier comme son oncle, une oeuvre aussi importante nous aurait échappé. D’où réflexion sur un des aspects fondamentaux d’un pays : l’enseignement.

Dans les régimes démocratiques de l’Europe de l’Ouest, on constate que l’enseignement n’est pas démocratique ; ainsi en France par exemple, toutes les études statistiques concordent : seuls 7% des étudiants sont issus d’un milieu ouvrier et 5 % d’un milieu agricole [ces chiffres sont encore plus bas actuellement...NDE].

L’enseignement est fondamental pour la bonne marche d’une société se voulant libre. Car comment l’artiste se fera-t-il entendre si le divorce entre le peuple et lui s’accentue ? Ainsi Morvan Lebesque note-t-il que « Camus écrit aristocratiquement et simplement pour être compris par ceux qui aiment à le lire. Si tous n’en ont pas l’occasion, ce n’est pas sa faute, mais celle d’un Etat bourgeois qui écarte le peuple de la culture. Un pays ne pourra vraiment se dire civilisé que lorsque tous ses enfants, même socialement les plus humbles, pourront l’y rejoindre s’ils le désirent ». (Camus par lui-même, p.166)

Ce divorce, Camus l’avait déjà entendu formulé par certains Kabyles qui comprenaient en quoi l’enseignement des filles, concrétisé seulement vers 1936-1937 dans ce pays, était essentiellement nécessaire : « Rien de plus émouvant à cet égard que la lucidité avec laquelle certains Kabyles prennent conscience du fossé que l’enseignement unilatéral creuse entre leurs femmes et eux : « le foyer, m’a dit l’un d’eux, n’est plus qu’un nom ou une armature sociale sans contenu vivant. Et nous éprouvons, tous les jours, l’impossibilité douloureuse de partager avec nos femmes un peu de nos sentiments. Donnez-nous des écoles de filles, sans quoi cette cassure déséquilibrera la vie des Kabyles »». (Œuvres complètes, Pléiade, tome II, p. 921)

L’enseignement ne peut être une formation d’homme dans une société qui cherche en lui le producteur. Il y a contradiction fondamentale.

En résumé, nous pouvons dire que le capitalisme est rejeté à la fois par le vécu et par la réflexion de l’auteur - oppression du plus grand nombre, divorce du peuple et de la culture, morale bourgeoise et buts matériels tels seraient les griefs essentiels de l’auteur contre le capitalisme. Voilà déjà motivé en lui l’homme de gauche.

Camus condamne le capitalisme non seulement pour les raisons intellectuelles de Marx, mais aussi pour les raisons ‘sensibles’ de la justice, de la, dignité et de la valeur humaine.

La pensée politique d’Albert Camus

MARIN PROGRESO, 1967.

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