jeudi 29 septembre 2011

«La Seine était toute rouge du sang de ceux qu'on y avait jetés»



17 octobre 1961, 17 écrivains se souviennent




Le 17 octobre 1961– c'était un mardi – des milliers d'Algériens et d'Algériennes défilèrent dans Paris pour protester contre le couvre-feu qui leur était imposé par le préfet Maurice Papon. Si, depuis plus de cinq ans, la guerre faisait rage en Algérie, cette manifestation organisée par le FNL était pacifiste. Les hommes et les femmes s'étaient endimanchés, certains vinrent avec leurs enfants. Ils ne portaient aucune arme, avaient consigne de ne répondre à aucune violence. Mais sur les ponts, au sortir des métros... les forces de l'ordre les attendaient. La répression fut féroce: des milliers de blessés, des dizaines de morts – jusqu'à 300, affirme l'historien Jean-Luc Einaudi. Durant des jours, des cadavres furent retrouvés dans la Seine. Officiellement, il n'y a eu que deux morts. Aujourd'hui encore, l'Etat nie les faits historiquement établis et, sous couvert de raison d'Etat, empêche de faire toute la lumière sur cette répression féroce.


«La Seine était toute rouge du sang de ceux qu'on y avait jetés»





Longtemps le 17 octobre n'a été qu'une date anodine, le 290e jour de l'année, le 291e lors des années bissextiles, personne n'y accordait d'importance sauf ceux dont c'était l'anniversaire et les esprits curieux, en effet il y a la translation des reliques de Lazare et elle nous importe parce que les reliques ont toujours quelque chose de fascinant, doigts, bras, ongles, cheveux, fragments divers d'une infinité de saints et martyrs de tous bords qui se baladent ici et là pendant des siècles, et il va de soi que Lazare n'est pas n'importe qui puisqu'il incarne le leurre de la résurrection, il y a aussi quelques batailles car les hommes n'auront cessé de faire la guerre, cela dit, vous ne trouverez pas grand chose dans les livres d'histoire, on ne va quand même pas s'étendre sur le traité de Campo-Formio signé dans la nuit du 17 au 18 octobre 1797, alors même si la date est libre aucun événement ne s'impose jusqu'en 1961 quand la police française assassine à Paris des manifestants algériens, mais ce 17 octobre ne fera pas la une de la presse ni de l'actualité, nié par le pouvoir, aussitôt relégué en page intérieure et sur les marges de l'histoire, bientôt rayé du paysage, bâtonné comme on disait et comme on fit en thermidor sur les registres d'état-civil pour raturer les noms des membres du Comité de salut public, oui, ce 17 octobre sera enfoui, refoulé, qui pourrait prétendre le contraire et alors s'étonner qu'un jour il remonte à la surface et nous complique l'existence et le moins compliqué n'est pas que le 17 octobre ait été recouvert par l'événement Charonne, le 8 février, donc ce jour-là les amateurs de football commentaient la victoire de Saint-Etienne contre Lyon par deux buts à zéro bien que Rachid Mekloufi fût parti jouer au Servette de Genève, les jeunes fredonnaient les rengaines amoureuses de Johnny Halliday, après le succès retentissant de Retiens la nuit, ils découvraientDouce violence, des titres de chanson sans rapport avec la guerre d'Algérie sinon la passion des garçons revenus de là-bas ou susceptibles d'y partir, à part ça quoi de neuf, Marx était mort la semaine précédente, Chico, l' ainé des quatre frères, le pianiste qui dégainait l'index pour jouer, West Side Story triomphait le jour même à Broadway et les ouvriers débrayaient par-ci par-là en attendant la grève des mineurs de Decazeville après le licenciement de huit gueules noires fâchées par la fermeture des puits, alors que s'était-il donc passé ce mardi 17 octobre au soir pour qu'on ait matière à parler d'événement, au début c'était une simple manifestation de travailleurs algériens en habits du dimanche ou plutôt trois manifestations de travailleurs algériens en habits du dimanche et bien entendu ce n'était pas une promenade de santé, mais la préfecture de police choisit de la réprimer et de faire un exemple, sauvagerie est bien le mot qui convient, bien plus précis que le fameux « bidule » qui servit à blesser mortellement les manifestants, il suffit de prendre acte des consignes données aux polices parallèles et à la police pas parallèle, une police ordinaire chauffée à blanc, invitée à tuer, faisant son travail, tuant, abandonnant les cadavres ou les jetant dans la Seine et les canaux, noyant dans le sang l'aspiration à l'indépendance et à la dignité, litanie des ponts qui ne doit rien à Apollinaire, pont de Neuilly pont-neuf d'Argenteuil pont de Bezons pont d'Asnières pont Saint-Michel pont de la Cité, etc, et ceux qui n avaient pas été tués ou pas encore étaient entassés dans le Palais des sports tout neuf voué aux chanteurs de rock et aux patineurs sur glace, ce Palais des sports qui avait remplacé le Vel d Hiv détruit pour satisfaire les promoteurs immobiliers, et quand le Palais des sports fut plein la préfecture décida d'ouvrir le stade de Coubertin et les mêmes autobus de la ratp livrèrent leur cargaison sans désobéir, ainsi ce 17 octobre c'est non seulement le soir du 17 mais la nuit du 17 au 18 car si le massacre a commencé le soir il a duré toute la nuit et dans les rues les bons Français se livraient aux ratonnades, une phrase du bloc-notes de Mauriac sauvera pourtant l'honneur des gaullistes, « ce qu'a d'irréductible la résurrection de ces désespérés qui ont pris les armes pour n'être plus jamais les ratons et les bougnouls de personne », en tout cas la Seine était toute rouge du sang de ceux qu'on y avait jetés et les rues humides comme s'il avait plu, cette phrase a quatre siècles, elle date de la Saint-Barthélemy, du massacre des protestants par les catholiques, d'une détestation qui recouvrait des conflits d'intérêts économiques plus vastes que la sphère de leur Dieu, kif kif les commanditaires du général de Gaulle aveuglés par le désert saharien, par les hydrocarbures et un terrain d'expérimentation nucléaire plus discret que le Lubéron, oui, cinq mois plus tard pourtant la guerre était finie, ou plutôt cette guerre qui n'avait pas dit son nom, ensuite il faut attendre vingt-trois ans pour qu'un 17 octobre m'attriste, c'est le jour de la mort d'Henri Michaux, le hasard fait que la même année Daeninckx publie Meurtres pour mémoire, un autre hasard fait qu'en 1961 Michaux avait publié Connaissances par les gouffres, les deux 17 octobre se tiennent côte à côte, et en fin de compte le silence qui a recouvert cette nuit relève du même principe que le silence qui a prévalu pour la rafle du Vel d'Hiv, trente ans, quarante ans, cinquante ans, comme s'il avait en effet fallu attendre longtemps pour que le peuple français entende les vers de Kateb Yacine et reconnaisse l'événement, toutefois il ne faut pas oublier, non plus, qu'un certain nombre de citoyens les a entendus, ces vers, ou sans même les entendre les a anticipés : « Oui, peuple français, tu as tout vu de tes propres yeux et maintenant vas-tu te taire ou parler. ». 

Bernard Chambaz


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Né en 1949, Bernard Chambaz est poète et romancier. Il a publié, entre autres, L'Orgue de Barbarie, Martin cet été (Le Seuil), ainsi que des ouvrages destinés à la jeunesse. En cette rentrée littéraire, il publie Je ne m'appelle pas Ben Laden,un texte fort qui aborde l'après 11 Septembre, et la vague d'islamophobie qui a suivi, illustré par Barroux (Rue du Monde). Il est aussi un grand coureur cycliste, a fait le tour de France, cet été 2011 a traversé les Etats Unis d'Est en Ouest, pour arriver à Los Angeles le 11 septembre.


http://www.mediapart.fr/journal/france/270911/la-seine-etait-toute-rouge-du-sang-de-ceux-quon-y-avait-jetes

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