lundi 19 septembre 2011

LE POUVOIR MÉDICAL ?


« Il est honteux de gagner de l’argent. Comment les médecins peuvent-ils ne pas rougir quand un client pose un billet sur leur table. Dès qu’un monsieur se met dans le cas d’accepter d’un autre quelque argent, il peut s’attendre à ce qu’on lui demande de baisser son pantalon. Si on ne rend pas de service bénévolement, pourquoi en rendrait-on ? » (Jacques Rigaut, Roman d'un jeune homme pauvre).

« Par leur nature propre, les hommes de science sont portés à toutes sortes de perversions intellectuelles et morales. Leurs vices principaux sont l'exagération de leurs propres connaissances et le mépris envers tous ceux qui ne savent pas. Donnez-leur le pouvoir et ils deviendront les plus insupportables des tyrans » (Bakounine).


LA RELATION MÉDECIN-MALADE : UN CUL-DE-SAC

Tout le monde s'accorde pour dire qu'aujourd'hui les relations entre les gens s'appauvrissent. Bonjour, ça va, il fait beau, les sports, les performances de la Renault 12, les programmes de télé... les autres aussi quelquefois : mais les autres sont vraiment des cons et il n'y a aucune raison de leur « sacrifier » quoi que ce soit, rien à en attendre. On se le répète, on s'en persuade et on y trouve la justification de son enfermement : on est piégé !

A l'heure où les gens ne communiquent plus, pour l'essentiel, que par l'intermédiaire de la télévision et de la presse « d'information » qui les manipulent : la relation médecin-malade est là ! Comme la putain, moyennant finances, le médecin vient au secours de la famille et de la société. Une putain raffinée, plutôt une call girl. Mais, reconnu d'utilité publique et ses actes remboursés par la Sécurité sociale ; le médecin ne contrevient pas aux bonnes mœurs et, s'il s'occupe du corps, il va sans dire que le sien propre est esprit et science, il n'est pas concerné. Nous voyons pourquoi (et comment) il « faut » qu'il en soit ainsi.

En médecine, aujourd'hui, il est de bon ton de mettre en avant « la relation » — la relation à deux bien entendu : on l'étudie, on la fignole, on apprend les secrets de la « neutralité bienveillante ».

Dans « la relation », la psychologie va venir au secours de la science défaillante, au secours du spectacle d'abord avec ses rôles. Un demandeur malade, nu, infantilisé, acceptant. Un répondeur sain, savant, aseptique, bienveillant, dont l'autorité est, par là même, incontestable. Passons sur le mobilier, le décor, qui renforce l'autorité. Le spectacle médecin-malade est bien rodé par des siècles de mise au point : on l'appelle le « colloque singulier ». Le malade et le médecin sont éternellement seuls ; solitude à deux garantie par le « secret médical », une des règles d'or de la profession qui, nous le verrons, garantit, du même coup, bien autre chose.

Le « colloque singulier » trouve des justifications technico-scientifiques précises. On sent cependant qu'il y a des choses qui ne vont pas bien, les rouages se grippent : on met de l'huile, c'est tout. On est tellement habitué à ce jeu qu'on est incapable d'en envisager un autre. On assiste dans les sphères médicales les plus « avant-gardistes » à des modifications, des « améliorations » ; le théâtre moderne prend la place du théâtre classique, mais c'est toujours le théâtre. Essayons d'analyser un peu la pièce.

La relation est un jeu dangereux. Chaque relation porte en elle un risque de déséquilibre : la parole échangée avec quelqu'un risque toujours de mettre en évidence une contradiction, une faiblesse, une faille dans n'importe quel équilibre et de le détruire (que cet équilibre soit dans le domaine de la « maladie » ou dans celui de la « bonne santé »). On pourrait dire aussi : mettre en évidence, dans l'équilibre, les éléments de déséquilibre de telle sorte que celui-ci puisse être gravement remis en cause.

Chacun trouvera en lui des exemples, car il en va de la relation médecin-malade comme de toute autre relation entre les gens. Aujourd'hui, le déséquilibre va croissant en chacun de nous et dans la société en général. C'est une des raisons qui permettent et font que la relation entre les gens s'appauvrit, se raréfie. Le jeu de la relation est prometteur de mises en cause collectives ou personnelles : on en a peur, et on s'enferme (on peut aussi se faire enfermer !). C'est dire aussi l'importance de la constitution d'un corps de spécialistes de la relation.

« Dans l'intérêt de la santé, les rassemblements de plus de deux personnes sont interdits. » On ne force pas, que je sache, sur les locaux collectifs dans les ensembles modernes : quand il y en a, il est bien rare qu'une administration dévouée et spécialisée (dans la relation notamment) ne les dirige pas. Cela dit, revenons au médecin : on peut se rassembler avec lui. Mais celui-ci, dans l'intérêt de tous, y compris de lui-même, il va falloir l'armer, l'assurer contre les risques de mise en cause profonde des autres et de lui-même. Le médecin est un spécialiste dévoué : le danger qu'il représente est à la mesure de son importance dans le maintien d'un système social ; il détient dans son fichier des tas de secrets bouleversants (socialement).

On comprend que les médecins apprennent que la relation doit être manipulée avec douceur et qu'une parole ou un acte puisse être facilement taxé de « sauvage », garantie de science et d'expérience à l'appui (psychothérapie sauvage !). On comprend que le médecin soit armé, ait des « défenses » que lui apportent de longues études « scientifiques », une expérience de l'odeur, du froid, de l'exclusion et de l'anonymat hospitalier, un standing de bourgeois, une neutralité et un apolitisme allant de pair avec lui, une relation d'argent..., toutes choses contrebalançant bien l'angoisse existentielle du médecin !

Sous le prétexte, psychologiquement défendable, d'écarter les rapports émotionnels de la relation, on va masquer le risque de mise en cause sociale en niant ces rapports par tout le rituel qui les entoure et qui vient en aide aux « défenses » acquises par le médecin. On va stériliser la relation en l'isolant hors du réel.

D'abord, on simplifie le problème en donnant à la relation un caractère exclusivement duel : le tête à tête de deux personnes « bien élevées », c'est-à-dire acceptant leur rôle.

Pour le malade, le médecin est un être un peu merveilleux qui le connaît, tandis que, lui, ne le connaît pas, et d'ailleurs il ne tient pas à le connaître. Un peu de mystère convient bien à ce spectacle, dans une ambiance de confiance et de respectabilité. Le médecin lui donne tout, bons médicaments et bons conseils d'homme de science et d'expérience ; lui, n'a rien à lui apporter sinon une demande, des symptômes, et de l'argent (de toute façon, un acte médical n'a pas de prix ! — l'argent : ce sont les « honoraires », car, si l'on paye d'un salaire un ouvrier ou un ingénieur, on honore un médecin !). L'argent précise bien le sens de la relation.

Et puis le médecin sait. Son savoir, sa « science », le protège contre l'émotion : il n'est qu'une machine perfectionnée douée de « réflexes médicaux » (symptômes → diagnostic → traitement), il n'est pas concerné. Il ne tombe pas amoureux de sa malade, ce qui n'est pas un mal en soi, mais surtout il n'est pas remis en cause par le dialogue. D'ailleurs, peut-il y avoir un dialogue ? car sa science le différencie du malade (il est donc sain) et lui permet en outre de le dominer. 7 à 10 ans d'accumulation de connaissances aussi diverses que variées ont fait de lui ce savant, cet homme hors du commun. De ce « savoir », il résulte un franc et honnête sentiment de puissance (honnête, naturellement, puisqu'il s'agit de faire du bien !), bonne défense contre l'émotion ; mais surtout il en résulte un pouvoir sur les gens, qui va bien au-delà de ce que pourrait légitimer ce « savoir ». Ce pouvoir est accentué et confirmé par une situation sociale et un standing de petit bourgeois cossu, sinon de bourgeois.

Etrange, puissant et paternel, le médecin est d'un autre monde ; celui des notables, mais de ceux qui connaissent les profondeurs du corps et de l'âme, savoir dont ils ne font pas forcément étalage. Distingués, mais discrets : neutres, apolitiques, ne prenant pas parti, ils ne se situent de toute façon pas sur le même plan. Sachons garder nos distances, notre rang ! Il n'y a pas de dialogue.

Le secret médical vient assurer le tout. Hors du cabinet médical : c'est le silence sur tout ce qui s'y dit. Certes, personne ne tient, au moins dans les conditions culturelles et économiques d'aujourd'hui à ce que son état de santé soit crié sur les toits : qu'il s'agisse d'une blennoragie, ou de n'importe quel handicap physique, notamment une maladie chronique. Et pourtant le secret médical permet de masquer le caractère social de la maladie et de ses causes les plus importantes (cadences, répression sexuelle, logement, famille...) et d'empêcher que soient prises des mesures thérapeutiques ou préventives de caractère collectif, aidé en cela par le caractère unilatéral d'une relation qui s'obstine à aller dans le même sens : du malade au médecin, en ce qui concerne les renseignements importants (symptômes et conditions de vie, environnement des symptômes sur le plan de l'individu, mais aussi sur le plan social (environnement de l'individu) ; du médecin au malade en ce qui concerne les conclusions, les directives. On s'interdit de livrer à la collectivité (les individus en société) les éléments d'un débat qu'elle est seule à pouvoir résoudre.

La demande du malade se modifie et notamment devient plus critique ; la Sécurité sociale ainsi que des organismes plus spécialisés, tel le Planning familial, deviennent des éléments de contrôle et de contestation gênants pour le pouvoir médical ; on a vu récemment les démissions de médecins perdant leur pouvoir au mouvement du Planning familial. Le statut social et le standing des médecins de l'ère technocratique se dégradent quelque peu. Les Planchon de la médecine, psychiatres ou « psycho-somaticiens », se mettent au travail, mais ils ne peuvent aller jusqu'à modifier l'essentiel du spectacle, sa colonne vertébrale : la relation médecin-malade à sens unique et les rôles jamais intervertis (même si l'on peut évoquer le psychodrame). Qui plus est, nous allons voir qu'ils ne font souvent qu'accentuer la distance qui sépare le médecin du malade et la justifie « scientifiquement ».

On voit désormais des médecins à l'écoute de leur malade ; la pseudo-neutralité politique est élevée au rang de « technique d'écoute » et prend le nom de « neutralité bienveillante » ; on parle beaucoup aussi de « disponibilité ».

La psychologie, qui prend rang de « science humaine », utilisée par les représentants de la même idéologie, non seulement justifie mais encore accentue le théâtre. De plus, la psychologisation des problèmes va les multiplier et les éparpiller à plaisir. On n'est pas un ouvrier ou un bourgeois soumis à un nombre relativement restreint d'agressions qui nous sont communes : on devient un « fils d'alcooliques », ou « l'ambiance du ménage parental était tendue », ou « la mère était hystérique », ou encore « paranoïaque ». Chacun a sa formule, sa maladie, sa personnalité, quoi ! Chacun sa solution personnelle, c'est une bonne façon d' « oublier » les solutions collectives, et de les faire oublier.

A tous les niveaux, sous le couvert d'une science que la psychologie rend à la fois plus humaine et plus scientifique, une « vérité » en masque une autre, essentielle. De telle sorte que, si on peut soigner, on s'interdit de guérir. Ou plus exactement la possibilité de soigner empêche de voir tout ce qui devrait être fait pour guérir et aussi prévenir.

On voit aussi des médecins se mettre en cause (ou en frôler le risque !). Ils sont moins biologistes et plus psychologues : nouvelle science, nouveau vernis. Comme dans les congrès d'architectes, où se pressent des constructeurs de cages à lapins inlassables, on parle beaucoup d'urbanisme, il est peu de congrès médicaux où l'on ne se gargarise d'un peu de « psychiatrie pour le praticien » et même d'un peu d'écologie. Mais, dans un cas comme dans l'autre, la continuation de la démarche nécessite des choix politiques et économiques impossibles. La société marchande ne laisse pas rêver, a fortiori ceux qui la protègent ! Les médecins ne se mettent en cause d'ailleurs que devant d'autres médecins : par exemple dans les groupes Balint [1]. Le but exprimé est ici de rendre de meilleurs services, de mieux répondre à la demande du malade de prise en charge et d'exclusion de la maladie. Mais cette prise en charge et cette exclusion sont contradictoires avec l'objectif de « guérison », nous l'avons vu. Celui-ci passe par la prise en charge de l'individu par lui-même pour défricher, dénouer une réalité pathogène qui est derrière son dos quand il regarde le médecin. Ce dernier la regarde à sa place : étant donné que le médecin sait, il lui donne son corps, et ses yeux pour le regarder à sa place et regarder aussi cette réalité... afin qu'il remette les choses en place. Mais le regard du médecin, dans une société de classes, n'a pas les mêmes intérêts à défendre que celui du malade. Et les choses vont être remises en place selon les critères de valeur du monde bourgeois. Passation de pouvoir. Le tour est joué, tout le monde est content, même ceux qui sont bernés. Les médecins ne se mettent en cause que pour ne pas risquer d'être mis en cause socialement.

Il reste que, poussée dans sa logique, l'idée psychosomatique peut aussi mettre sur la voie de la remise en cause des murs du cabinet médical, de l'exclusion de la maladie dans le secret de la relation. On modifie, on améliore et un jour cela vous saute aux yeux : le véritable « piège à cons », le truc dont il faut sortir, c'est la relation médecin-malade elle-même. La relation à deux, imperméable, l'enfermement, le repli sur soi.

La relation n'est qu'une illusion, de la poudre aux yeux : par son caractère unilatéral, par le secret qui l'enferme, la consultation médicale n'est que la continuation du monologue intérieur du malade. Le monologue tourne en rond, et c'est précisément ce qui l'a rendu malade et conduit chez le médecin pour y être pris en charge.

Le cabinet médical est le cul-de-sac où viennent se perdre les armes de la révolte. Chacun s'y rend, l'un après l'autre, et la reddition s'y déroule seul à seul : le soumis face à l'un des représentants de son maître. Il n'y a pas de honte à ça, mais il n'y a aucune raison non plus d'être fier d'être malade ! Mais, dira-t-on, le bourgeois aussi est malade ! Qui dit que le bourgeois n'est pas lui aussi victime des contradictions du système qu'il dirige — lui aussi est aliéné. Ce serait trop simple !

Quand nous disons « révolte » (et non révolution), nous voulons souligner que les problèmes ne sont pas résolus pour autant, si le cabinet médical change de rôle : encore qu'ailleurs le médecin en tant que tel n'a rien à dire. En fait, son silence actuel est une parole conservatrice (quand il parle, c'est pire !) par définition ; d'autre part, il empêche la démarche politique (curative et surtout préventive) en la court-circuitant par sa prise en charge. Le médecin engrange tout de suite les armes que le malade lui apporte en excluant le malade et sa maladie dans la relation, le cabinet médical et son fichier secret, en enfermant le malade dans son corps et, au mieux, dans la seule dialectique de son corps et de son esprit.

Pour détruire ce masque que constitue la médecine, il semble que l'on ne puisse guère compter, par définition, que sur les malades. Pourtant, nous avons vu que ce masque correspond à leur demande : ce qui rend une attitude attentiste quelque peu aléatoire. On peut sans doute aussi s'appuyer sur de nombreux médecins qui, le plus souvent inconsciemment, étouffent parce qu'ils ne sont pas satisfaits de leur bricolage et de leur impuissance à guérir réellement, et parce que leur cabinet est un lieu clos et aseptique, un cul-de-sac sans perspective, où vient s'épancher et se perdre jour après jour la misère psychique et physique de leur quartier. C'est ainsi sur le jeu dialectique de l'action de quelques médecins et d'une minorité de malades dont la demande est différente que nous fondons notre espoir d'une rupture.

Jean CARPENTIER, Tankonalasanté (TK) N° 4, novembre 1973

Notes

[1] Groupe Balint : groupe de médecins qui se réunissent régulièrement, pour parler ensemble, généralement en présence d'un psychiatre, de la manière dont ils exercent leur métier et des problèmes (notamment d'ordre personnel) qui peuvent se poser à eux.

--------------------------------------------------------------------------------------------------------

QUEL POUVOIR ? *

* Réponse à Jean Carpentier.


L'idée est lancée : on n'a jamais tant parlé du pouvoir médical que depuis qu'il n'existe pas ; qu'on en parle pour le louer, le mépriser ou le critiquer, il me semble que le résultat est le même : on participe ainsi à l'entretien de son illusion.

Au fond, quel est le problème ? Le surgissement dans la trame de la vie de quelque chose qui, a priori, est tout à fait arbitraire : la maladie. Il s'agit de quelque chose d'absurde, d'aberrant, de dépourvu de sens ; la tuile, le pépin... mais qu'est-ce que j'ai donc fait au bon Dieu ? Toute une vie qui semblait tourner rond (boulot, famille, traites à payer, télé, etc.) se met tout à coup à devenir problématique : qu'est-ce qui se passe, qu'est-ce qui va se passer, qu'est-ce que j'ai fait, à quoi bon, etc.

Si, au lieu d'être « médecin-généraliste-dans-une-petite-ville-de-la-banlieue-de-Paris », tu étais le sorcier d'une tribu d'Amérique centrale (par exemple), tu invoquerais toutes les divinités, les forces, les ancêtres, etc., qui sont habituellement responsables de la continuité des significations à l'intérieur de ton groupe social (ce qu'on appelle la tradition) et à travers les mythes de ce groupe social tu mêlerais toutes les questions qui jaillissent chez le malade et ses proches avec les fils directeurs de la vie symbolique du groupe, c'est-à-dire avec les principaux thèmes que les mythes ont pour rôle de véhiculer et d'organiser. Le résultat de ton intervention shamanique serait que ce qui arrive au « malade » prendrait un sens dans la vie normale du groupe social ; l'absurde de la maladietrouverait un sens dans le jeu des forces qui sont, dans ce que nous sommes réduits à appeler la « culture », responsables du sens de la vie.

Mais, dans ta banlieue, en plein XXe siècle européen, qu'est-ce qui est à ta disposition ? Ton malade vient te voir avec sa question sur le sens de la maladie (c'est-à-dire sur le sens de la vie et de la mort) et tu lui réponds : pénicilline, actapulgite, valium, arrêt de travail... A quel mythe ayant une efficacité sociale vas-tu pouvoir faire appel pour que ta réponse recrée le SENS perdu ? Dépourvu de tout pouvoir authentique sur la réalité sociale de son patient, c'est-à-dire sur une réalité sociale qui n'a plus aucun symbole à sa disposition pour s'organiser comme quelque chose qui a un sens, il ne reste au médecin que la voie d'un pouvoir imaginaire qui est pure violence et pure destructivité. Dès lors, il s'agit en effet de l'affirmation arbitraire, dé-réelle (dans la mesure où le réel, c'est la vie sociale des gens) et hypertrophiée d'un pouvoir qui ne peut plus se manifester autrement que comme un gigantesque système de brimade et d'humiliation ; à la limite, c'est le nazisme comme forme exacerbée d'une toute puissance imaginaire.

Le paradoxe, apparent, par lequel je commençais cette réponse pourrait donc se reformuler ainsi : n'ayant plus aucun pouvoir sur la réalité du SENS (de la vie et de la mort), le médecin se réfugie dans une attitude crispée et s'épuise à manipuler les signes de l'illusion de son pouvoir (standing vestimentaire et architectural, parler lointain et magistral, effets verbaux et gestuels d'intimidation, etc.).

Coupable ? Complice ? Victime ? Quelle est la place du médecin dans cette gigantesque farce ? Il me semble qu'un parallèle instructif peut être fait entre l'étudiant en médecine et l'étudiant en lettres : dans les deux cas, les études sont abordées avec l'arrière-pensée d'une fonction prestigieuse : la médecine absolue pour l'un, la pédagogie absolue pour l'autre. Dès qu'ils sont aux prises avec la réalité de leur métier, c'est « la crise », car l'image à laquelle ils se sont identifiés n'a rien à voir avec la pauvre pratique, sans la moindre parcelle de ce que j'appelle un pouvoir authentique à leur disposition. Ils « craquent » tous les deux : le littéraire se déprime, le médecin devient paranoïaque, car il a, lui, à sa disposition les éléments formels du prestige (le fric et son pouvoir de tout acheter) ; il est très souvent à la limite du véritable délire de persécution : « on veut tout me prendre », dans lequel ON, c'est la Sécurité sociale, les syndicats, les technocrates, les « rouges » qui sont au gouvernement, etc. Il ne reste plus dès lors au médecin qu'à jouer à échanger son fric contre tous les éléments formels de la puissance sociale, et à parler sans fin du « pouvoir médical » pour bien se persuader qu'il existe. Bien sûr, le médecin est en proie au même non-sens social que n'importe lequel de ses patients : il n'a à sa disposition aucun symbole, aucun mythe efficient pour l'aider à vivre le fait qu'il est mortel ; or, il doit, de par sa fonction sociale, supporter non seulement sa propre mortalité, mais aussi celle des autres.

A mon avis, tel est bien le problème : nous devons tous mourir un jour ou l'autre, et il n'existe plus aucune structure sociale qui aide à métaboliser le monstrueux non-sens de la mort. Chacun attend la mort seul, devant sa télé ou son verre de rouge ; et le médecin comme tout le monde, alors qu'on lui demande (ON = les malades, la société en général) d'être à lui tout seul ce mythe, ce ciment social qui n'existe pas. Il me semble qu'à côté de ce problème tous les autres ne sont que des conséquences ou des corollaires, en particulier le problème de savoir si le médecin appartient ou non à cette hypothétique « classe bourgeoise », si c'est en collaborateur ou en victime qu'il faut le situer dans cette classe, etc.

Pour essayer de clarifier ma pensée, j'ai caricaturé le devenir du médecin en ne montrant qu'une seule voie dans laquelle il peut s'engager : voie délirante, au niveau personnel ; fasciste, au niveau collectif. Mais il n'est bien entendu pas obligatoire que le médecin adopte la voie la plus réactionnaire ; la preuve : le travail que tu fais ou que peuvent faire, d'une autre façon, un certain nombre de médecins passés par les groupes Balint. Je ne partage d'ailleurs pas entièrement la critique que tu fais de ces groupes. Il me semble que la critique que tu fais est plus celle du « balintisme » comme nouvelle idéologie médicale qui consiste à vouloir soigner l'esprit comme on soignait jusque-là le corps sans que rien de la fonction soignante soit contesté. La « pratique Balint » stricto sensu aboutit en fait à des questions et à des angoisses qu'il n'est plus possible d'éluder derrière une pratique enclose dans le silence du « colloque singulier ». Le livre de Ginette Raimbault et de onze pédiatres paru sous le titre Médecins d'enfants [1] montre remarquablement ce qu'il en est.

Par exemple, quand tu dis : « les médecins ne se mettent en cause que pour ne pas risquer d'être mis en cause socialement », il me semble que tu sautes un certain nombre d'étapes dans l'argumentation, pressé que tu es de montrer que les médecins sont décidément de sales types, et ce au risque d'affirmations à la limite de la démagogie. Si, en effet, les structures de représentation du corps médical (l'Ordre) sont essentiellement composées de vieux retardataires cela tient, me semble-t-il, au moins autant au fait même de la délégation de pouvoir et de la représentation qu'à une sorte de connerie ontologique des médecins pris un à un. La phrase que tu as écrite devrait être complétée par les arguments suivants : si les médecins se mettent en cause, c'est avant tout un phénomène social qui traduit une crise déjà présente au moins autant chez les médecins que chez monsieur-tout-le-monde. Il est sûr que si aucun malaise n'avait existé dans ta clientèle, tu n'aurais jamais eu l'occasion de faire tout ce que tu as fait, ni qu'aucun des participants des groupes Balint n'y serais jamais allé. Ce qui crée la crise d'identité des médecins, c'est l'évolution des structures sociales à laquelle le médecin est soumis autant que les patients.

Face à ce malaise, il existe, me semble-t-il, deux nécessités : la première est le but explicite de la pratique Balint : remettre en connection les événements morbides avec ces « mythes individuels » que sont les fantasmes de chacun ; c'est un travail sur le sens qui, à mon avis, ne peut pas être négligé, sous peine de démagogie et de manipulation sociale. Il ne s'agit en aucun cas d'une psychogénèse « à tout prix » des phénomènes morbides, mais d'un travail sur le sens ; en d'autres termes, ce n'est pas un travail de type causaliste. Il ne s'agit pas de rechercher une linéarité causale « tête → corps », mais de retrouver les connections dans l'ensemble des mythes individuels. C'est pourquoi la pensée de la « gauche médicale » qui veut à tout prix établir une « économico-socio-psychogénèse » me paraît dangereuse : qu'est-ce qui la différencie de l'idéologie dominante : une maladie = une étiologie ? Il ne reste plus alors qu'à « agir » sur la cause (les monopoles ?), et tout est prêt pour ça : syndicats, partis, etc. Soit dit entre parenthèses, une médecine enfin « scientifique », c'est-à-dire une médecine qui serait enfin capable de dire avec précision : telle maladie = tel bacille + tant de misère sexuelle + tant d'habitat insupportable + tant de boulot con, serait, si elle était possible, le fin du fin de l'actuelle idéologie médicale : à chaque événement une cause et à chaque cause un événement. CQFD.

La deuxième nécessité consiste à « sortir de mon bureau, mais aussi de ma salle d'attente » et là je pense que je n'ai rien à t'apprendre, car si on ne veut pas en crever, c'est une nécessité vitale ; tu l'as sentie bien avant moi et tu as vu les réactions que cela entraîne : il est interdit de parler avec les gens de son malaise, de sexe, de plaisir possible... Et pourtant il est urgent que nous nous donnions les moyens de parler entre nous, car le plaisir est avant tout un rapport social ; car la mort et l'agressivité doivent être métabolisées en commun si on ne veut pas étouffer à bas bruit dans un silence individualisé qui est déjà la mort. A quand ces grandes fêtes païennes au cours desquelles on détruit ce qu'on a eu tant de mal à fabriquer pour se l'offrir les uns aux autres ?

Le problème n'est donc pas tant celui d'un lugubre « pouvoir médical » : qu'ai-je (et qu'as-tu) à faire du sentiment d'humiliation du patient devant moi (devant toi) quand il attend un arrêt de travail que je suis (tu es) incompétent à donner ? Si c'est un problème, c'est pas le mien (le tien) d'abord. Le problème est bien plus celui d'une vie et d'une mort qui, faute de prendre sens pour tout le groupe social, diffusent quotidiennement comme une mort de la vie et qui sont attribuées à des « spécialistes » qui vont en crever s'ils ne font rien rapidement. Et pour faire quelque chose, il faut partir du constat de notre impuissance médicale.

Claude MARITAN, Tankonalasanté N° 4, novembre 1973

Notes

[1] Editions du Seuil, Paris, 1973.

--------------------------------------------------------------------------------------------------------

L’IMPUISSANCE MÉDICALE *

* Article écrit pour TK, paru dans Le Monde du 2 octobre 1974, à l'occasion des Entretiens de Bichat, grand rassemblement médical d'enseignement postuniversitaire.

Films, débats, tables rondes, interventions courtes et précises, conférences audio-visuelles. Pendant neuf jours. Des milliers de médecins praticiens, des grands patrons. Les « Entretiens de Bichat » débutent à la fin de cette semaine. Un énorme programme qui a l'ambition d'embrasser l'ensemble de la pratique médicale, de la chirurgie à la psychiatrie. Programme à l'intention des praticiens auxquels est rappelé l'article 4 du code de déontologie : « Il est du devoir du médecin d'entretenir et de perfectionner ses connaissances. »

Sans aller à l’encontre de ce désir et de ce besoin légitime de perfectionnement des praticiens, nous pouvons en profiter pour nous poser quelques questions embarrassantes.

En effet, si l'énormité du programme de ces journées force l'admiration, elle a aussi quelque chose de suspect. On peut se demander notamment s'il s'agit vraiment d'une œuvre utile à la pratique du médecin de quartier, ou s'il ne s'agit pas plutôt d'un grand spectacle que la médecine se donne à elle-même et voudrait donner d'elle-même à son public ?

De fait, s'il ne trouve pas forcément dans cette manifestation scientifique la réponse aux problèmes de santé de ses clients, le médecin y puisera au moins la force et l'assurance confortante et justificatrice que peut donner la grand'messe à un croyant. Perdu dans son quartier, confronté aux problèmes insolubles de la vie quotidienne de ses clients, sur les finances desquels il vit, confronté aux misères pathogènes qui mettent en cause chaque jour son savoir, son pouvoir et sa propre vie quotidienne, il aura la satisfaction de retrouver au contact de ses maîtres l'idée depuis longtemps oubliée que « la médecine est assurément une science » (Professeur Jean Bernard).

Quant à ses malades, ils apprendront, directement (presse, radio, télévision) ou par son intermédiaire, cette même vérité rassurante et lénifiante. Bercés par les espoirs d'opérations prestigieuses et d'appareillages ou de médicaments nouveaux propres à faire barrage à la mort, ils accepteront de mieux en mieux de mourir psychiquement ou physiquement, mais inexorablement, des fumées, du bruit, des transports, des cadences industrielles, du travail posté et des heures supplémentaires, de l'école répressive, d'une famille fermée, d'une sexualité sommaire, d'un logement étriqué, d'un crédit bancaire aliénant, de la solitude et de l'ennui d'un monde tout entier tourné vers la production et la consommation de marchandises... et demain la conquête du cosmos... et demain la lune... oui, mais aujourd'hui ! Laissez-vous faire, dormez en paix, la médecine tient bon, drapée dans sa science !

Cette dimension de la pathogénie, qui est le constat quotidien de la médecine praticienne de quartier, apparaît bien peu dans le programme des Entretiens de Bichat : et le médecin de quartier qui n'y connaît pas grand-chose et qui n'y peut rien risque de ne pas s'y retrouver. Ne serait-il pas temps, alors que depuis des décennies la médecine progresse indiscutablement de découverte en découverte, et que parallèlement (et contradictoirement) il est revendiqué toujours plus de médecins, d'hôpitaux et de personnels hospitaliers, de crédits pour la santé, ne serait-il pas temps de proclamer, par-delà son savoir de plus en plus raffiné, l'impuissance de la médecine ?

Ce que cache au malade, comme au médecin, cet étalage de science, ne serait-ce pas l'essentiel ?

Prenons deux exemples simples.

Madame Durand est fatiguée. L'examen montre à l'évidence qu'il n'y a rien là qui relève de la science médicale. Mais la discussion avec elle montre aussi clairement qu'elle en a tout simplement ras-le-bol : deux enfants jeunes, un mari rarement présent et plutôt alcoolique, une vie sexuelle et affective pauvrette, deux heures de transports, une importante activité ménagère qui s'ajoute à sa journée de travail debout à l'usine, etc.

Sa demande explicite : des fortifiants et un arrêt de travail. Sa demande implicite (inconsciente ?) : faire qu'elle accepte sa vie.

Je sais bien ce qu'il faudrait pour que Mme Durand ne soit pas fatiguée, et je crois bien qu'elle-même n'est pas loin de le savoir. Mais, précisément, elle me demande de l'empêcher de savoir. Elle ne veut pas le savoir. Car sa vie est engagée, économiquement et culturellement, de telle sorte qu'elle n'a pas d'autre choix que de continuer, pas d'autre perspective possible. Alors, à quoi je sers ? A la demande de Mme Durand, je vais contribuer à masquer par mon activité scientifique, qui n'est pas dénuée de fondement (ce serait trop simple !), la réalité des causes de sa fatigue. Dans le secret de mon cabinet, je sépare cette fatigue de ses causes, je lui donne même un nom : « asthénie », je la prends en charge et la traite activement : vitamines, calmants, repos, conseils pleins de sagesse et lourds de savoir. Et je renvoie Mme Durand à son état antérieur. « Comment ça va ? » « Bof ! pas mal ! j'en ai un peu marre, les enfants, le ménage, mon mari, je m'ennuie un peu, mais c'est bientôt les vacances... Et puis... tant qu'on a la santé... »

Le jeune Tellier a une angine. Il vient me voir, je lui donne des antibiotiques pour tuer ses microbes. Pourtant je sais qu'il y a des microbes partout et que tout le monde ne fait pas des angines à répétition comme le jeune Tellier. « La cause » n'est donc pas le microbe. La cause première est ce qui a fait une telle blessure à l'organisme que le microbe a pu y proliférer à son aise. Pourquoi ne cherche-t-on pas à soigner la blessure en question ? Pourquoi ne soigne-t-on que ce qui est apparent : l'angine, qui n'est que le symptôme de cette blessure ? Car, alors, nous laissons la blessure ouverte à des attaques ultérieures parfois plus graves : nouvelles angines, bronchites, néphrites, ou changement complet de symptôme, à type de « dépression nerveuse » ou de fatigue par exemple.

Parce que cela ne regarde pas « l'homme de science » dont parle le Professeur Péquignot [1]. Cela sort de son champ de responsabilité, ou tout au moins de sa science. Mais qu'est-ce donc que cette science qui laisserait de côté certaines des données un peu trop complexes d'un problème que par ailleurs elle n'hésite pas à prendre en charge ?

On pourrait multiplier les exemples qui montrent que l'essentiel de la pathologie qui se présente au médecin de quartier est loin de ce que traitent les chercheurs dans les murs hospitaliers. La pathologie hospitalière vient après et, en quelque sorte, dans l'évolution de la pathologie du quartier.

Ici, il est inutile d'aspirer à la belle clarté cartésienne : à tout effet une cause, à tel effet telle cause.

La pratique de quartier, en mettant en évidence une pathogénie multiforme, politique, économique, culturelle, sexuelle, écologique, pédagogique, etc., qui est pour l'essentiel au-delà du champ de la « science », démasque l'impuissance fondamentale de la médecine par-delà ses succès prestigieux.

Il en découle sur le plan thérapeutique que l'intervention, pour être efficace, ne saurait être exclusivement médicale. Mais où va-t-on ? Nous nous engageons ici dans une voie dangereuse au regard d'une idéologie médicale largement majoritaire, dans un chemin où se dévoile le caractère politique de la médecine, déterminée par le système culturel et politique, et déterminant en retour ledit système : un chemin au bout duquel la médecine n'appartiendrait plus aux seuls médecins. Il s'agit en fait de rendre aux gens un pouvoir qu'ils demandent qu'on leur prenne, et que la médecine ne peut assumer. Eux seuls peuvent prendre, dans cette mesure, des décisions thérapeutiques efficaces.

Ainsi, affirmer l'impuissance de la médecine devant la maladie et la mort ne veut pas dire qu'elle ne peut rien, mais qu'elle ne peut rien seule. Et c'est ce que l'étalage de science des manifestations médicales tend à masquer, consciemment ou non, aux médecins comme aux malades.

Il serait temps de le dire largement. Mais la médecine le veut-elle, et le peut-elle ? et sinon, pourquoi ? Il y aurait là, dans l'intérêt de la santé, matière pour les soignants et les soignés à d'intéressantes tables rondes qui font dramatiquement défaut dans les congrès médicaux : sur la signification de la maladie en tant que langage ou que révolte du corps ou de l'esprit, et du rôle de la médecine dans la société qui est d'exclure et de réprimer ce langage et cette révolte.

J. C.

Notes

[1] « L'homme de science voit le bacille et sa toxine. C'est sur ce plan d'ailleurs qu'il doit et peut agir. Il ne peut empêcher les guerres et les accidents du travail, mais peut étudier la toxine tétanique, fabriquer un sérum et un vaccin et l'administrer à ceux qui sont menacés. » (Professeur Henri PEQUINOT, La Nef, n° 49, oct-déc. 1972, numéro curieusement appelé : « Vers une antimédecine » [?].

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire