lundi 10 octobre 2011

Cardon : « Un dessin qui dérange, à la mesure de la violence du monde »


« On me dit souvent que mes dessins sont pessimistes ; ils sont simplement réalistes. » Cardon n’est pas de ces dessinateurs de presse qui jouent sur la légèreté. Ses dessins s’incrustent durablement dans les mémoires, dépassent le simple commentaire d’actualité. Les lecteurs du Canard Enchaîné le savent bien, eux qui le croisent toutes les semaines. Rencontre.

Résumer plusieurs heure d’entretien animé en quelques paragraphes ? Difficile. Il faut tronçonner, sélectionner, mettre au jour un fil qui évite le coq à l’âne et ne trahisse pas le propos. Bref, trouver un angle. Ce pourrait être son approche formelle du dessin aiguisée en cinquante ans de pratique dans la presse, cette « patte » Cardon reconnaissable entre mille. Sauf que... Une telle focalisation se ferait au détriment de la biographie, des éléments de vie qui transparaissent au détour de chaque phrase (et de chaque dessin). Non, on ne peut parler de Cardon – le laisser parler, plutôt – sans s’appuyer sur son parcours, et surtout sur sa jeunesse ouvrière. Cet univers que Cardon a connu quelques années avant de prendre le large pictural, de s’évader crayon en main, continue à habiter son travail, cauchemar récurrent : dans ses dessins au Canard Enchaîné [1], ses recueils [2], son film d’animation [3], il dépeint une humanité jamais loin des fers et de l’asservissement, condamnée à la chaîne, taylorisée. Retour sur la généalogie d’une œuvre complexe et habitée, entre dénonciation et évasion.-

[4]

« J’ai toujours dessiné. Ça vient peut être de mon père – mort en captivité en 1943 – dont je voyais les œuvres à la maison. Il représentait des bateaux avec une précision incroyable, n’aurait jamais confondu un trois-mats au grand-largue avec un autre au près-serré... Poulies et drisses bien à leur place, comme les nez et casquettes des copains qu’il croquait. Imprégnation ? Héritage génétique ? Enfant, papier et crayons n’étaient jamais loin. Et je ne pouvais pas lire un livre sans avoir envie de l’illustrer.

Ouvrier à l’Arsenal de Lorient, où ma famille m’avait fait entrer en apprentissage à 15 ans, le dessin m’a permis de tenir à distance un milieu ne me convenant guère. Il y avait certes les copains d’atelier, les amitiés d’établi, mais aussi les petits et grands chefs galonnés, les ambitieux qui manœuvraient pour accéder à un poste tranquille. Je me souviens d’un « cinq galons panachés » (trois galons d’or, deux d’argent) qui avait la silhouette de l’acteur Charles Dullin – le Thénardier des Misérables d’avant-guerre – et te regardait en biais, sous sa petite casquette, avec son grand nez et les mains dans le dos. Comme un corbeau. Aux toilettes où des ouvriers s’attardaient candidement pour lire le journal, la silhouette encasquettée faisait sa petite ronde, soulevant d’un doigt rapide une clenche de-ci de-là pour surprendre l’accroupi en pleine lecture.

Un atelier, c’est des ouvriers de tous âges : il y a les jeunes, peu aguerris encore ; les anciens, chevronnées, qui ont atteint une sorte de vitesse de croisière les menant à la retraite ; et les abîmés, les fragiles, déjà partis ailleurs, et qui n’iront pas loin. Les copains partageant mon établi, chacun sur son étau, n’avaient aucune porte de sortie. Beaucoup sombraient dans l’alcoolisme. Mon voisin avalait immanquablement, dans les dix minutes suivant la sirène de mise au boulot, le litre de cidre entré sous la veste... Tout cela ne m’amusait guère. Allais-je passer 40 ans là, sous le regard du chef d’atelier et des agents techniques ? Finalement, on m’a transféré à la Brigade extérieure chargée des interventions diverses : souterrains, câblages à refaire, etc. Avec la complicité d’un ou deux anciens amusés par ce que je crayonnais (« Mets-toi là, le jeune, on s’en occupe »), je remplissais mes carnets, dessinais ceux qui tiraient des câbles dans les souterrains de la base sous-marine, dans une poussière folle. Beaucoup souffraient de silicose et toussaient comme des damnés. Je me souviens avoir fait un dessin où la pierre recrachée par les malades était directement utilisée pour refaire des routes.

Il y a eu des morts, depuis. Beaucoup. Des cancers dus aux rayonnements divers, à l’amiante qu’il nous arrivait de couper aux ciseaux, des cirrhoses, des suicides – « Tu sais, Job ? Eh bien, il s’est pendu avant-hier ». Chair humaine, matière consommable ! J’ai pris la fuite à temps, peu après mon retour du service militaire à Toulon – où j’avais fréquenté les Beaux-Arts comme un assoiffé une oasis –, et après avoir rencontré Jean-Jacques Pauvert, qui publia quelques-uns de mes dessins dans sa revue Bizarre. Je suis resté longtemps dans cet atelier, même après en être parti. Dans ma chambre d’hôtel parisienne, à punaises, je n’oubliais pas les copains – ni l’atelier où mes cauchemars me ramenaient : ça n’avait pas marché à Paris et j’étais revenu à l’étau... Une angoisse terrible.

Témoigner, dire par mes dessins ce monde ouvrier dont j’étais encore imprégné me semblait un devoir. Pas simple ! À L’Humanité Dimanche, mes dessins n’eurent pas grand succès (on m’accusait de « démobiliser Billancourt » [5]), tandis qu’à Hara Kiri le monde ouvrier n’entrait en rien dans le projet de dynamitage « bête et méchant » des bonnes mœurs.

Dans les années 1950-60, le dessin en lui-même avait une grande importance dans la presse : Chaval, Mose, Siné, André François, Bosc, Folon... tous s’exprimaient sans se baser sur le texte. L’œil, le choc visuel, la sidération éprouvée devant une image les intéressaient plus que tout, dans la lignée du surréalisme. Cela s’est perdu. Pourtant : un dessin sans texte, quand il est réussi, n’est-il pas infiniment plus troublant, plus apte à toucher l’imaginaire et à provoquer la réflexion ? Il y a une gastronomie de l’œil, un plaisir du regard qui s’apparente à la dégustation du plat d’un grand chef : les strates de saveurs successives, leur présentation dans l’assiette... Où sont les papilles dans le « fast-food » bricolé à la va-vite dans la majorité des journaux, avec pour seul objectif de ratisser large ?

Je me souviens d’une revue publiée en 1960, Haute société. Dans mon désert lorientais, ce fut une révélation. Elle ne tint hélas que trois numéros, le temps d’épuiser un petit héritage du fondateur. Elle aurait pu durer, cette belle revue, combattre ce qui pointait de commerçant, déjà, et qui tient aujourd’hui lieu de goût. Peut-être aurait-elle éduqué l’œil de certains décideurs actuels qui aiment les « petits mickeys rigolos » ne portant pas à conséquence ? Et qu’est-ce qu’un dessin ne portant pas à conséquence ? Moi, je suis partisan du dessin qui dérange, à la mesure de la violence du monde.

Aujourd’hui, il n’y a plus de support de qualité avec de grands dessins. C’est dommage. Un journal qui s’autoriserait ce genre de choses serait comme une bouffée d’air frais, déstabiliserait ceux qui sont à la mode aujourd’hui et participent de la grande imbécillité générale. Alors que le fond du problème est là : il ne faut jamais se retrouver de l’autre côté de la barricade. Jamais.

J’ai souvent recours à la métaphore pour parler de la violence. Aujourd’hui, alors que l’horreur au 1/100e de seconde emplit les pages des magazines, montrer la violence de manière réaliste n’est pas la meilleure manière d’en rendre compte. C’est aussi pour ça que je trouve plus éloquent de dessiner les gens de dos. En cachant le visage, tu observes celui qui voit la situation. Comme un monstre que tu suggères mais ne montres pas.

Ce genre d’approche n’est plus valorisée. Prenons le Canard : il y a vingt ans, les dessins y étaient mieux mis en page, moins normés. Aujourd’hui, ils doivent impérativement rentrer dans une ou deux colonnes, il y a un calibrage qui ne tient pas compte du dessin et de ce qu’il dit. C’est représentatif d’une situation générale. Le dessin ne peut exister par lui-même : il faut qu’il soit titré et légendé, qu’il y ait une bulle à l’intérieur… comme si on avait peur de louper le discours en le laissant seul. Habitués à travailler sur l’actualité et l’anecdote politique, les dessinateurs ne prennent pas l’actualité sous un angle plus philosophique, moins attendu. Le nez sur l’anecdote à la semaine la semaine, quand ce n’est pas au jour le jour... L’urgence secrète du superficiel.

On me dit souvent que mes dessins sont pessimistes ; ils sont simplement réalistes. Je dessine ce que j’observe et ai observé. Mais il reste de l’espoir : il y a toujours une réaction imprévisible, même dans les pires périodes d’oppression. C’est une dimension présente dans mon travail. Regardez le recueil publié par les éditions Héron en 2002, Dessins : les hommes s’y trouvent souvent dans des cases, assujettis, jusqu’à ce que l’un d’eux se rebelle, escalade la case, la brise, la redécore, la transforme en cathédrale ou en salle de concert.

Malgré les régressions sociales, il n’est pas non plus question de se laisser mourir. Il y a de bonnes choses dans la vie : un bon verre de vin, les copains... Il faut vivre pour rester lucide. C’est ce que je reproche parfois à l’extrême-gauche, avec ces militants tournant trop souvent à l’ascèse. Quand je travaillais à l’Huma, dans les années 1960, il y avait une forme de puritanisme terrible. Dans les bureaux, certains fustigeaient les femmes trop féminines, posaient aux révolutionnaires professionnels. Et quand les mêmes descendaient boire un verre boulevard Bonne Nouvelle, au printemps, quand les jeunes filles portent des robes légères, ils changeaient du tout au tout. Il fallait voir leurs yeux exorbités... Ô les tartuffes ! »


Notes

[1] Les éditions L’Echappée ont sorti en 2010 une sélection de dessins dans le Canard échelonnée sur plus de trente ans : Cardon, vu de dos. Trente ans de dessins plus que politiques.



[2] Le plus récent, magnifique format à l’italienne publié en 2002, s’intitule Dessins (éditions Héron).


[3] L’Empreinte, 1974.
[4] Cette illustration et celle utilisée plus bas sont tirées du recueil publié par les éditions Héron en 2002 :Dessins.
[5] Allusion à une phrase de Sartre, « Il ne faut pas désespérer Billancourt ». Soit : il vaut mieux mentir au peuple de gauche, pour son bien...

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