vendredi 28 octobre 2011

Fanon si proche et si lointain


En juillet 1961, Sartre et Beauvoir, qui se sentent menacés à Paris, sont à Rome, où ils rencontrent Frantz Fanon, une de figures de la guerre algérienne de libération. C'est une première: ils ne s'étaient jamais vus. Sartre accepte de donner une préface aux Damnés de la terre que Fanon va sortir chez Maspero et qui fera sa gloire. Cette préface défendra de façon véhémente, comme le fait l'ouvrage même, la violence que le colonisé est en droit de retourner contre le colonisateur. Sartre y écrit: «Ce livre n'avait nul besoin d'une préface. D'autant moins qu'il ne s'adresse pas à nous. J'en ai fait une cependant pour mener jusqu'au bout la dialectique: nous aussi, gens de l'Europe, on nous décolonise: cela veut dire qu'on extirpe par une opération sanglante le colon qui est en chacun de nous.» Affirmation qui scandalise et fait de Sartre «l'homme le plus haï de France». Pour ce qui est de Fanon, atteint de leucémie, il devait mourir quelques mois plus tard dans un hôpital américain. Avec Les Damnés, il avait donné ce qui était tout ensemble le manifeste de la décolonisation et celui du tiers-mondisme. C'était il y a cinquante ans.

L'image de Fanon est devenue bien floue aujourd'hui. Et pourtant quel parcours étonnant que celui de ce grand militant anticolonial, et comme il est heureux de voir enfin traduite en français l'imposante biographie que lui a consacrée David Macey, professeur britannique. Biographie exemplaire au sens où, à chaque étape, elle prend soin de mettre en contexte les moments d'un itinéraire. Biographie «construite» par conséquent, qui édifie son personnage en articulation étroite avec une histoire collective.

Avec cet ouvrage, suivons en raccourci la trajectoire de Fanon pour apercevoir que, aussi résolu qu'en ait été le «héros», elle est scandée de contradictions et de ruptures. Né Français de la Martinique, descendant d'esclaves et sang mêlé, Frantz Fanon apprend très vite que, dans le regard d'autrui, sa peau le fait exister en «nègre». C'est ce qu'il analysera plus tard dans Peau noire, masques blancs. Par ailleurs, il se sait d'emblée homme de pensée, lisant écrivains et philosophes, mais il se méfie grandement des intellectuels en vogue, ne faisant exception que pour Césaire ou Sartre (la phénoménologie est sa doctrine de référence). Il devient psychiatre au terme de ses années de médecine à Lyon mais récuse la psychiatre régnante, se tournant vers une psychothérapie institutionnelle qu'il peut mettre en œuvre à l'hôpital de Saint-Alban (Lozère), sous la houlette d'un aîné lecteur de Lacan.

Dans la foulée, Fanon ne conçoit la psychiatrie que couplée avec la politique (il parle d'un syndrome nord-africain observé à Lyon chez les immigrés maghrébins). Il choisit à ce moment d'aller travailler à Blida alors que le FLN vient de s'engager dans une rébellion meurtrière. Sans retard, le médecin qu'il est noue des liens avec ce FLN, cache des militants dans sa clinique et est bientôt contraint de se réfugier à Tunis. C'est là qu'il se sent et se veut Algérien, jusqu'à représenter la cause épousée dans des pays d'Afrique comme le Ghana. Il va de plus en plus se vouloir penseur de la décolonisation à l'échelle du continent africain et par là théoricien du tiers-monde. Le temps est venu pour lui d'écrire Les Damnés de la terre, que rejette une partie de la gauche française mais dont le retentissement est considérable. Il y célèbre l'émergence de mouvements nationaux et d'États-nations noirs. «L'homme noir, commente David Macey prolongeant Fanon, n'était plus créé par le Blanc à la façon dont le Juif était créé par l'antisémite»: il «était en train d'échapper à la catégorie d'être-pour-autrui» (p. 398).

Frantz Fanon est tout ensemble une figure hors du commun et un personnage déconcertant. Ainsi le perçoit David Macey, qui ne cache jamais les zones d'ombre d'une vie ni les côtés discutables de son «héros». Pour ces raisons et pour d'autres, son livre, qui écrit une vraie page d'histoire à travers un destin individuel, ne cesse de passionner.

David Macey, Frantz Fanon. Une vie, traduit de l'anglais par Ch. Jaquet et M. Saint-Upéry, Paris, la Découverte, 2011. 28 €. Chez le même éditeur et à la même date, Frantz Fanon, Œuvres, préface d'A. Mbembe et introduction de M. Bessone.

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