lundi 17 octobre 2011

Non, le capitalisme n’est pas à l’agonie



Depuis plusieurs mois, on entend et on lit un peu partout que le capitalisme serait à l’agonie, moribond, en décomposition. Mais cette assertion est complètement fausse, pire nuisible dans ses implications politiques et sociales. L’erreur se situe sur un double plan : l’analyse du capitalisme, de ce qu’il est réellement, de ce qu’il traverse actuellement ; la position politique, sinon la stratégie, qui en découle. À moins que cela ne soit précisément le contraire, une hypothèse à discuter : c’est d’une position politique – idéologique, plus précisément – que découlerait cette analyse.

Le capitalisme, un concept commode et malcommode

Le concept de capitalisme est à la fois commode et malcommode, comme tous les concepts. Car ceux-ci ne sont pas la réalité, mais une formulation de celle-ci. Nombreux sont ceux qui, par défaut de nominalisme ou de réification, imaginent que définir la chose suffirait à lui donner vie et sens. Que l’objet ou le phénomène deviendrait même acteur ou agent.
Les penseurs libres se sont toujours méfiés de cette dérive de l’intellect. On peut ainsi reprendre la formule de Max Stirner, pour qui la liberté n’existe pas, ce sont les individus libres qui existent, et affirmer, par provocation, que le capitalisme n’existe pas, ce sont les capitalistes qui existent (et les salariés…). Cela dit, il faut bien dégager des notions qui fassent système pour tenter de comprendre la marche du monde, pour penser et agir ce que nous voulons de liberté et de justice.
Le concept de capitalisme est commode car il met l’accent sur l’un des facteurs structurants du monde actuel, en gros depuis le XIVe siècle, ou le XIXe siècle selon les auteurs : la richesse matérielle réalisée et utilisée comme capital, avec rentes, emprunts, intérêts et salariat, c’est-à-dire le travail qui fait exister et fructifier le capital. Considérer ce capital comme un système permet également, dans une démarche matérialiste classique, opposée aux philosophies idéalistes considérant le monde comme guidé par dieu ou par les valeurs morales abstraites, de mettre à jour la question économique, celle de la production et de la consommation de biens.
Remarquons au passage, que dans leur fureur vis-à-vis de l’économie actuelle, certains rejettent tout simplement l’économie en général, voire des éléments simples de l’économie tels que le rapport entre la production et la consommation, ou entre l’offre et la demande (car on peut toujours disserter : il y a effectivement et il y aura toujours une demande de biens et une offre de biens, la question étant : de quoi, comment et pour qui ?). Comme la critique du salariat peut entraîner une critique aveugle du travail, non pas en tant que rapport social mais en tant qu’effort individuel et collectif, ce n’est cependant pas en cassant le thermomètre que l’on fait chuter la température.
Le concept de capitalisme est également malcommode car il fait l’impasse sur les conditions nécessaires pour faire fructifier le capital, au premier rang desquelles figurent le système politique, l’État, plus précisément l’État-nation moderne – formalisé en Europe à partir du XVIIe siècle – et pas seulement lui : également le pouvoir en général, politique, donc, mais aussi spirituel (les religions, les croyances), moral (le rapport à l’autre, à la mort, au sexe) ou autre. Ce n’est pas un hasard si les anarchistes, historiquement, ne se disent pas seulement « anticapitalistes », et qu’ils mettent l’accent sur les différentes formes de pouvoir aliénant l’individu et la collectivité. Ils privilégient en outre davantage les processus, les relations, les rapports entre les différents éléments plutôt qu’un seul d’entre eux (comme le capital). On peut même dire que l’anarchisme est la pensée et l’action « politiques » du lien, du rapport libre, autonome et juste entre les différents éléments.

Le capitalisme vit de crises

Le capitalisme actuel n’est pas à l’agonie. Est-il même en « crise » ? Si par ce terme on entend le passage d’une phase à une autre sans remise en cause de la nature des mécanismes, on peut l’adopter. Ou bien si on veut par là insister sur la gravité et les difficultés tous azimuts de ce passage, oui encore. En revanche si on laisse entendre que ladite crise est le prélude d’un effondrement, là, il faut se méfier, en démontrant que ce n’est pas le cas.
Déjà, il ne faut pas oublier que le capitalisme a toujours traversé des crises, de surproduction, c’est-à-dire de sous-consommation, des spéculation, des chutes de prix ou d’effondrement des cours, depuis l’épisode des tulipes aux Pays-Bas en 1637 à la fameuse crise de 1929 où le café brésilien finissait dans les chaudières des locomotives…
Quels seraient donc les éléments nouveaux de nos jours ? Pour Paul Jorion, le capitalisme est en crise car « on ne peut plus dire comme Keynes, on va mettre tout le monde au plein emploi et ça va résoudre le problème. Il n’y a plus assez de travail pour cela » 2. En fait, le plein emploi a-t-il vraiment existé un jour ? Et que signifie-t-il : le salariat de tous ou d’une grande partie de l’humanité ? La mise au travail ? Le contraire du chômage ?
En fait, si au sein de certains pays, il y eut un faible taux de chômage au cours des années 1950 et 1960, en Occident et au Japon, en gros, cela s’explique par le contexte : l’après Seconde Guerre mondiale, elle-même succédant à la crise de 1929, où après tant de destructions, les hommes et les femmes – et pas seulement les capitalistes – ont reconstruit, donc beaucoup produit et beaucoup consommé. Ils l’ont fait avec des garanties socio-économiques, obtenues par des luttes, verrouillées par les bureaucraties syndicales et la gauche politique dans le cadre de ladite Guerre froide, où l’ennemi était le prétendu communisme, et la bourgeoisie devait faire des concessions. En gros, il s’agit du compromis fordiste en Occident, ou toyotiste au Japon.
Sous cette pression, et parce qu’une partie de la bourgeoisie ou de l’intelligentsia tirait son propre bilan de la crise de 1929, du nazisme et de la guerre, les structures de régulation tant économiques (accords de Bretton Woods, FMI, BM, etc.) que politiques (Onu, UE, etc.) ont également été instaurées. Nous n’analyserons pas ici si, réagissant au ralentissement des profits capitalises en Occident au début des années 1980, la tendance néo-libérale du trio Thatcher-Reagan-Nakasone anticipe ou non sur l’effondrement du bloc soviétique, qui fera disparaître la caution anti-communiste, ou si elle est qui le provoque. Toujours est-il qu’une financiarisation accrue de l’économie s’accélère. Elle bénéficie des nouvelles régulations politico-économiques (des « dérégulations », certes, mais qui sont établies sur la base de nouveaux règlements, juridiquement fondés et encadrés par les États et les institutions mondiales), des nouveaux modes opératoires (la titrisation, etc.) et des nouveaux outils machiniques (les ordinateurs, les logiciels, la Toile), permettant les acrobaties comptables à la vitesse de la lumière partout dans le monde.
Mais cette économie financière repose, au début comme à la fin, sur du solide : de la production de biens matériels, vendables, ou de biens « culturels » que l’on matérialise (œuvres d’art, musique, pensées, brevets…) et qui sont également vendables. Sans eux rien n’est possible, tout ne serait que du vent. Certes, à un moment donné de la pyramide spéculative, dans le système d’emprunt d’emprunts sur des emprunts, de cavalerie, de crédits et de taux d’intérêts en chaîne, le gage du bien matériel est parfois lointain. C’est d’ailleurs comme ça que cela se passe quand des traders (toujours aux ordres de leur maîtres capitalises, ne l’oublions pas) spéculent sur des récoltes à venir qui ne sont parfois même en germe. C’est le système même de l’argent – du billet de banque ou de la ligne informatique – en soi, cela ne vaut rien (un bout de papier, des signes sur un écran), mais cela marche parce que « tout le monde » y croit, et accorde confiance dans le fait que cela peut se traduire par un bien solide.
Les capitalistes ont beaucoup spéculé, certains ont beaucoup perdu. Ils ont plumé, certains ont été déplumés. Mais comme le système doit continuer à fonctionner, pour eux et par eux, il faut quand même recouvrer les dettes. Il s’agit donc pour eux – banquiers, financiers, et dirigeants politiques qui sont leurs avocats – de faire payer la masse solvable, le bon peuple, toucher à ses dépôts bancaires, ses salaires, ses retraites. De privatiser des pans entiers de l’économie (infrastructures, champs, usines), car cela permettra de se rattraper à nouveau sur les salariés, en réduisant leurs revenus. De fabriquer de nouveaux salariés (et plus seulement en Chine ou en Inde, dans de nouveaux endroits encore… l’Asie centrale, le proche et Moyen-Orient, l’Afrique…).

Le capitalisme, toujours prêt à purger

Si cela ne suffira pas – car il faut quand même des consommateurs, solvables à un moment donné, pour écouler la production – la guerre arrivera afin de remettre les compteurs à zéro, ou presque. On peut d’ailleurs se demander su les interventions en Irak, en Afghanistan ou en Lybie – au nom de la belle cause prétendument démocratique – n’est pas un moyen pour préparer les opinions publiques à ce genre de guerre plus destructrice, au-delà de la chasse aux hydrocarbures. Mais même cela ne semble pas nécessaire, car la guerre sociale avec ses « nouveaux pauvres », le laminage des « classes moyennes », la pressurisation de la classe ouvrière et l’esclavage des immigrés réfugiés, existe déjà. Elle rampe en plus ou moins « basse intensité », pour parler comme les stratèges des écoles de guerre, un peu partout dans les pays développés, et pas seulement dans les quartiers de Londres ou d’Athènes, jusqu’en Chine ou en Thaïlande.
Certes, il s’agit bien d’une question de création de valeur marchande. Mais contrairement à ce que pensent les partisans plus ou moins avoués de la théorie marxiste de la baisse tendancielle du taux de profit ou encore les partisans écologistes de la terre qui aurait atteint ses limites, il faut ici affirmer que les capitalistes sont toujours prêts à détruire pour à nouveau construire et dégager de la valeur, et que la terre est encore suffisamment vaste pour cela. Car même si certaines ressources arriveront à leur terme (les ressources fossiles, mais quand ?), d’autres ressources seront utilisées ou créées. Même i certaines terres ont perdu de leur fertilité, il y en aura d’autres à cultiver. Le charbon était une richesse au XIXe siècle, le pétrole au XXe siècle, l’uranium à la fin du XXe siècle, les cycles énergétiques se sont succédé et ce n’est pas faire preuve d’optimisme mais de réalisme quant à la réalité – si l’on permet cette redondance – de la dynamique capitaliste.
On peut même dire que la mise en protection de certains espaces, par des parcs nationaux par exemple, constitue un moyen pour peser sur le marché foncier mondial et dont, objectivement, pour favoriser la logique capitaliste qui spécule sur la rareté, et qui la fabrique tout en donnant aux masses l’illusion de l’abondance (publicité, hypermarchés achalandés, etc.).
Pourquoi prétendre que le capitalisme est agonisant ?
Dans ces conditions, pourquoi prétendre que le capitalisme est agonisant ? Qui a intérêt à le dire ? La réponse tient dans un ensemble de facteurs qui se recoupent. Il ne faut pas écarter le fantasme typique des civilisations monothéistes de l’apocalypse et de la fin du monde, annoncé par des prophètes, lesquels voient ainsi leur statut social et leur raison d’être légitimer. Il ne faut pas exclure non plus une certaine cécité propre à la condition humaine (dans son rapport à la mort, par exemple) et à la période actuelle qui tend à prendre ses désirs pour des réalités. Ainsi, pour certains partisans de l’extrême gauche, le capitalisme est moribond parce qu’il doit l’être. N’oublions pas que cette cécité est la caractéristique majeure de la culture de gauche qui, pendant des décennies, ignorait le goulag, vouait aux gémonies les témoins sincères qui revenaient d’Union soviétique, ou qui considère encore Fidel Castro comme un héros. Qui, en France, était prête à voter pour un candidat « socialiste » directeur du Fonds monétaire International.
L’analyse des post-marxistes ou des crypto-marxistes – de ceux qui n’arrivent pas à faire le deuil de la théorie marxiste et des horreurs des partis marxistes – rejoint en outre celle des écologistes, non seulement sur le plan analytique mais aussi sur le plan politique : les deux courants croient encore dans le système de l’État, replâtré sous de vagues slogans de « démocratie directe » ou de « démocratie participative ». Les premiers sont en panne quant à la question de la propriété – dont « l’alternative » proposée par les régimes marxistes fut un fiasco intégral. Les seconds, fidèles à leur héritage idéologique bourgeois (Malthus, Haeckel, le Club de Rome…), et confit de religion, ne savent pas quoi dire de décisif à ce propos. À l’instar d’un Sarkozy prétendant « moraliser le capitalisme », tout juste s’autorisent-ils à dire qu’il faut limiter la propriété privée et les profits, par l’État assurément : et on retombe sur l’aporie du socialisme autoritaire.
On comprend donc l’intérêt sous-jacent qu’ils ont à pronostiquer l’agonie du capitalisme. Il faudrait juste attendre sa chute (syndrôme du Mur de Berlin qui tombe, des dictateurs arabes qui sont chassés ?), et l’État, toujours en place, n’aurait plus qu’à « faire autre chose » : l’État, machinerie autoritaire, bureaucratique, hiérarchique qui serait aux mains d’une nouvelle classe dominante (les experts de la « multitude », les gourous de la « décroissance », les « prophètes de la crise du capitalisme » ?).
Ce consensus idéologique doublé d’un consensus politique fait la belle affaire d’une social-démocratie plus molle que jamais qui a besoin d’un vernis de radicalité pour gagner quelques voix. Il profite aussi, paradoxalement, à un post-fascisme qui récupèrerait électoralement la petite musique de peur sur l’air de la décadence, de la catastrophe ou de la fin du monde. Il n’est pas incompatible avec les intérêts d’une bourgeoisie qui crie à la finitude des ressources, à la difficulté de s’en sortir, à la fin des utopies, et qui réclame davantage de sacrifices.
Pourtant, jamais l’humanité n’a eu autant de moyen pour parvenir à la justice et à la prospérité. Pourtant, au début du siècle dernier, un Émile Pouget, pour ne citer que lui, dénonçait déjà ceux qui se réjouissaient d’une « paupérisation » inévitable, contre laquelle il conviendrait de ne rien faire puisque « de l’excès de mal devrait jaillir la Révolution », « mécaniquement, fatalement […] par le jeu des lois immanentes de la production capitaliste elle-même » 3. À nous de voir, dans les alternatives concrètes, si nous voulons que l’histoire recommence…

1. Jorion Paul (2011), Le Capitalisme à l’agonie. Paris, Fayard, 360 pages ; La Guerre civile numérique, Paris, Textuel, 110 pages. Jappe Anselm (2011), Crédit à mort. La décomposition du capitalisme et ses critiques, Paris, Nouvelles Éditions Lignes, 256 pages.
2. « Prophète, entretien avec Paul Jorion, penseur libre, le capitalisme est à l’agonie », CQFD, 91, juillet-août 2011, page 11,
3. Pouget Émile, L’Action directe (1910), cité par Colson Daniel (2011) : « Éclectisme et dimension autodidacte de l’anarchisme ouvrier ». À Contretemps, n°41, page 13.

Philippe Pelletier

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire