samedi 22 octobre 2011

Les pommes de Sidi Bouzid : si Steve Jobs avait été tunisien


Un journal vespéral bien connu des marchés, j’ai nommé Le Monde, se fait l’écho dans son édition du 13 octobre 1 d'un texte intitulé « Si Steve Jobs avait été napolitain » publié sur Facebook, par un certain Antonio Menna, qui imagine ce qu’aurait pu être la vie d’un équivalent napolitain de Steve Jobs. Bien sûr, contrairement à ce qui est arrivé à son glorieux modèle, le Jobs du Vésuve, qui s'appelle Lavori, Stefano Lavori (Lavori comme travaux, traduction de Jobs, CQFD !) ira de déboire en déboire. Confronté à la police, à la mafia et à l’administration italienne (je vous laisse choisir laquelle des trois est la pire), le malheureux inventeur n’aura plus comme unique ressource que de s’employer comme gardien de parking. Il n’a pas eu la chance de naître et grandir au pays où, selon la fable mille fois ressassée, les opportunités savent s’offrir à ceux qui le veulent. Si tu veux réussir en pays capitaliste, quand tu pars de pas grand-chose, il faut te bagarrer encore plus si tu as la mauvaise idée de venir au monde au mauvais endroit : c’est je crois la morale de l’histoire postée sur Facebook. Quant à se révolter contre un système qui écrase les plus faibles en magnifiant les plus forts, il n’en est pas question dans cette fable. 

Je me suis réapproprié cette histoire, non en fait j’ai commis un plagiat (que j’assume contrairement à certains plumitifs…) et je me suis dit…

Si Steve Jobs avait été tunisien, il serait devenu sans-papiers. Et Steve Wozniak, son copain, s’il avait été tunisien, serait lui aussi devenu sans-papiers. Et voilà leur histoire, complètement inventée, quoique…

Le Steve Jobs tunisien s’appelle Saïd Choughol 2 (prononcer le gh comme un r roulé du Sud-Ouest), et son copain c’est Saïd Woudnek. Ils sont tous les deux diplômés en informatique, niveau maîtrise, mais ils sont au chômage, sans revenus. Dans un garage abandonné de Sidi Bouzid ils bricolent de vieux Atari bien pourris, venus en contrebande de Libye. Pour démarrer leur business, ils ont vendu la 404 plateau déglinguée du vieil oncle, à qui ils ont raconté qu’ils allaient ouvrir un salon de thé-chicha-kebab. Ils refourguent leurs vieilles bécanes trafiquées et qui marchent aussi bien que celles que leur clients ne pourront jamais acheter, aux gamins du quartier, qui s’échangent au souk des CD de jeux piratés (Super Mokhtar 4). Peu à peu leur commerce s’étend, on vient de tout le gouvernorat, et même d’au-delà pour acheter, à bon prix, les ordinateurs trafiqués par nos deux compères. Lesquels commencent à se faire un petit pactole, allez, deux mille dinars de chiffre d’affaires et ce dès la première année. De quoi offrir une grande tournée de Celtia, la bière tunisienne, à tous les copains du quartier, au grand dam des barbus ! 

Jusqu’au jour où le gouverneur leur envoie un de ses chargés de mission : le plan unifié et centralisé d’aide aux populations et de développement régional intégré (PUCAPDRI), financé par l’UE, l’ONU et la fondation Bill Gates, s’intéresse à leur micro-entreprise, exemple pour la jeunesse du pays. Ils doivent repeindre en mauve la devanture du garage car le mauve est la couleur du parti au pouvoir, le RCD, et reverser une part de leur bénéfice aux bonnes œuvres dudit parti. Et bien sûr ils doivent accrocher bien en évidence le portrait du président. Faute de quoi, finies les subventions. Quand les deux Saïd se sont exclamés, à l’unisson : « Quelles subventions ? », le flic qui accompagne le fonctionnaire a levé bien haut sa matraque… Du coup, Leila Trabelsi, l’épouse du président, a eu vent de la success story, et elle leur propose un marché, dans le cadre du PUCAPDRI, qui comme chacun sait est financé par l’UE, l’ONU et la fondation Bill Gates : tout pour elle et que dalle pour eux, une affaire ! Comme ils se sont rebellés, qu’ils ont eu l’affront de refuser cette offre si généreuse, Belhassen, le frère de Leïla, a déboulé avec son Hummer et a défoncé le garage. Ayant tout perdu, ils ont rejoint illégalement Lampedusa sur un rafiot, avec cinquante autres pauvres types aussi malins qu’eux. Et les voilà maintenant sans papiers, à Naples, où ils gardent des voitures dans un garage contrôlé par la Camorra… Les pommes, elles poussent pas à Sidi Bouzid.

Mais c’est pas fini ! À Naples ils ont rencontré un tas de gens, dont des anarchistes, qui les ont soutenus et les ont aidés à avoir des papiers et à se débarrasser des mafieux. Ils ont lu, discuté et rêvé à un autre monde, une autre société plus juste et plus égalitaire. Aussi, quand ils ont appris ce qu’avait fait leur copain de classe Mohamed Bouazizi 3, et que les autres copains se mettaient à manifester, ils sont retournés à Sidi Bouzid, partager avec ceux du pays leurs espoirs et leurs révoltes.

La suite, vous la connaissez.

Mohamed, groupe Pierre-Besnard de la Fédération anarchiste

1. Merci à Tsinapah.
2. Travail…
3. Son immolation à Sidi Bouzid le 17 décembre 2010 a déclenché le « printemps arabe ».

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