mardi 18 octobre 2011

De la liberté, de la révolte

petit plaisir en passant, ces très beaux textes de M. Bakounine


comme "essence" de l'humanité et de la dignité humaine
Michel Bakounine

[...] L'homme isolé ne peut avoir conscience de sa liberté. Être libre, pour l'homme, signifie être reconnu et considéré et traité comme tel par un autre homme, par tous les hommes qui l'entourent. La liberté n'est donc point un fait d'isolement, mais de réflexion mutuelle, non d'exclusion, mais au contraire de liaison, la liberté de tout individu n'étant autre, chose que la réflexion de son humanité ou dans la conscience de tous les hommes libres, ses frères, ses égaux.

Je ne puis me dire et me sentir libre qu'en présence d'autres hommes. En présence d'un animal d'une espèce inférieure, je ne suis ni libre, ni homme, parce que cet animal est incapable de voir et par conséquent aussi de reconnaître mon humanité. Je ne suis humain et libre moi-même qu'autant que je reconnais la liberté et l'humanité de tous les hommes qui m'entourent. Ce n'est qu'en respectant leur caractère humain que je respecte le mien propre. Un anthropophage qui mange son prisonnier en le traitant en bête sauvage n'est pas un homme, mais une bête. Un maître d'esclaves n'est pas un homme, mais un maître. Ignorant l'humanité de ses esclaves, il ignore sa propre humanité. [...]

C'est le grand mérite du christianisme d'avoir proclamé l'humanité de tous les êtres humains, y compris les femmes, l'égalité de hommes devant Dieu. Mais comment l'a-t-il proclamée ? Dans le ciel, pour la vie à venir, non pour la vie présente et réelle, non sur la terre. D'ailleurs cette égalité à venir est encore un mensonge, car le nombre des élus est excessivement restreint, on le sait. Sur ce point-là, les théologiens des sectes chrétiennes les plus différentes sont unanimes. Donc la soi-disant égalité chrétienne aboutit au plus criant privilège, à celui de quelques milliers d'élus par la grâce divine sur des millions de damnés. D'ailleurs cette égalité de tous devant Dieu, alors même qu'elle devrait se réaliser pour chacun, ne serait encore que l'égale nullité et l'esclavage égal de tous devant un maître suprême. Le fondement du culte chrétien et la première condition de salut, n'est-ce pas la renonciation à la dignité humaine et le mépris de cette dignité en présence de la grandeur divine ? Un chrétien n'est donc pas un homme, en ce sens qu'il a pas la conscience de l'humanité et parce que, ne respectant pas la dignité humaine en lui-même, il ne peut la respecter en autrui. [...]

Je ne suis vraiment libre que lorsque tous les êtres humains qui m'entourent, hommes et femmes, sont également libres. La liberté d'autrui, loin d'être une limite ou une négation de ma liberté, en est contraire la condition nécessaire et la confirmation. Je ne deviens vraiment libre que par la liberté d'autrui, de sorte que plus nombreux sont les hommes libres qui m'entourent, plus profonde et plus large est liberté, plus ma liberté devient étendue, profonde et large. C'est au contraire l'esclavage des hommes qui pose une barrière à ma liberté ou, ce qui revient au même, c'est leur bestialité qui est une négation de mon humanité parce que, encore une fois, je ne puis me dire libre vraiment que lorsque ma liberté ou, ce qui veut dire la même chose, lorsque ma dignité d'homme, mon droit humain, qui consiste à n'obéir à aucun autre homme et à ne déterminer mes actes que conformément à mes convictions propres, réfléchis par la conscience confirmés par l'assentiment de tous. Ma liberté personnelle, ainsi confirmée par la liberté générale, s'étend à l'infini.

On voit que la liberté, telle qu'elle est conçue par les matérialistes, est une chose très positive, très complexe et surtout éminemment sociale, parce qu'elle ne peut être réalisée que par la société et seulement dans la plus étroite égalité et solidarité de chacun avec tous. [...] Le premier élément de la liberté est éminemment positif et social: c'est le plein développement et la pleine jouissance de toutes les facultés et puissances humaines pour chacun par l'éducation, par l'instruction scientifique et par le bien-être matériel, toutes choses qui ne peuvent être données à chacun que par le travail collectif, matériel et intellectuel, musculaire et nerveux de la société tout entière.

Le second élément ou moment de la liberté est négatif. C'est celui de la "révolte" de l'individu humain contre toute autorité divine et humaine, collective et individuelle. [...].

Extrait de "Dieu et l'État" in Œuvres de Bakounine, I; pp. 310-314; éd. Stock.)


Liberté, égalité fraternité


Il y a une différence immense entre la "liberté sociale", large, humaine, bienfaisante et réelle pour tout le monde que réclame le prolétariat, et la "liberté politique", nécessairement privilégiée, exclusive et restreinte que réclame aujourd'hui vainement le radicalisme bourgeois. "Comment, restreinte et privilégiée !" s'écrient les vertueux républicains radicaux indignés. "Ne demandons-nous pas l'égalité des droits civils, juridiques et politiques pour tout le monde et une constitution populaire fondée sur le suffrage universel, avec un Assemblé nationale composée de représentants du peuple et dont 1es décisions seront même soumises au besoin à la votation directe du peuple ?". Taisez-vous tartufes; car vous savez fort bien qu'avec tout cela vous resterez les maîtres et le peuple, l'esclave !

Vous accordez bien au peuple "l'égalité des droits" mais vous gardez bien de lui concéder "l'égalité des moyens de les exercer"; car tous mes droits, si je n'ai pas moyen de les exercer, sont pure fiction, pur mensonge. Ces moyens sont l'hygiène la plus rationnelle et plus tard l'éducation la plus humaine possible, afin que toutes les facultés, tant musculaires que nerveuses, bien nourries et bien dirigées puissent se développer dans toute leur plénitude et dans toute leur liberté; c'est ensuite l'instruction à tous les degrés, et "sans autre limite ni spécialisation pour chacun que celles qui sont déterminées par la nature même des facultés personnelles de chacun". C'est, à l'âge viril, alors que l'homme émancipé de toute autorité tutélaire devient responsable de lui-même [...] La possibilité "économiquement et socialement égale pour chacun" de gagner sa vie dans toutes les branches de l'industrie et des arts, ne se laissant déterminer dans le choix de sa spécialité que par la nature même de ses propres tendances, de ses forces et de ses capacités.

Ce travail sera nécessairement collectif, associé, par cette simple raison que le travail collectif seul produit les richesses et par cette autre raison aussi impérative que la première que dans une société organisée sur les bases d'une égalité réelle, conforme à la justice, les associations seules seront propriétaires des capitaux et des terres, de tous les instruments de travail en général, sans lesquels aucun travail productif n'est possible. Du reste personne ne pourra être forcé au travail; ce serait contraire au principe de la liberté, base et condition suprême de la dignité humaine. Mais comme il deviendra impossible de vivre en exploitant le travail d'autrui, quiconque ne voudra pas travailler aura la liberté de mourir de faim, à moins que la société ne le nourrisse par charité, ce qui constituera pour le fainéant une position tellement humiliante et insupportable que cette charité sera peut-être le meilleur remède contre la fainéantise de chacun. Les vieillards, les invalides, les malades auront seuls le droit a la possibilité de jouir de toute chose et de vivre, soit en travaillant moins, soit en ne travaillant plus du tout, sans devenir pour cela des objets de mépris.

Dans une société constituée, ou plutôt transformée solidairement, "librement" selon l'égalité et la justice, le travail deviendra la religion et l'honneur de tout le monde. Et il n'y aura plus besoin de lois répressives, criminelles et pénales pour corriger les individus: l'opinion publique s'en chargera.

D'ailleurs le nombre des individus de mauvaise volonté et surtout de mauvaises habitudes diminuera graduellement, d'abord sous l'influence d'une éducation et d'une instruction délivrées de la corruption systématique répandue aujourd'hui par le principe divin et fondées uniquement sur le travail, sur la raison, sur la justice, sur l'égalité et sur le respect humain. Quant à la fraternité, cette noble et sainte passion qui fait que l'individu humain ne se sent vraiment libre, grand, puissant et heureux que dans la liberté, la dignité, l'humanité et le bonheur de ceux qui l'entourent - expression dernière et sublime de la solidarité qui n'est pas un dogme révélé d'en haut, mais bien une loi fondamentale naturelle et inhérente à la société humaine -, cette passion ne s'enseigne théoriquement pas. Elle ne peut être réveillée et développée chez les enfants que par l'exemple, la vie, les actes de leurs tuteurs et de leurs maîtres.

[...] Donnez aux hommes cette double éducation de l'école et de la vie; fondée sur le travail, sur l'égalité, sur la justice et sur le respect humain et dirigée uniquement par la science - la seule autorité devant laquelle nous puissions nous incliner sans rougir -, non par les hommes de science, mais par l'autorité impersonnelle de la science seulement, faites que l'opinion publique, le plus grand pouvoir au monde et l'expression même de la solidarité humaine, faites qu'elle soit pénétrée de tous ces principes et vous verrez alors tous les crimes qui affligent l'humanité disparaître rapidement; bien plus, on verra disparaître les énormes différences naturelles physiques, intellectuelles et morales qui parent les hommes aujourd'hui. [...]

Extrait de "Réponse à Mazzini" in Archives Bakounine, I; 1; pp.269-272.)

L'"État" et la "liberté"

Lettre adréssée à Michel Bakounine


Cher Monsieur,

Je désirais vous demander sur quelles bases philosophiques êtes-vous parti pour écrire "Dieu et L'État" et savoir comment envisagez-vous de prendre le pouvoir, par la force de la masse ou par un moyen légal, si toutefois vous envisagez de prendre le pouvoir ou avez envisagé .

Michel Bakounine, quand vous parlez de "liberté", vous pouvez me dire comment "respecter la liberté de son prochain, c'est le devoir". Sans avoir recours à une autorité quelconque, comment faire respecter ce devoir ? Et quand vous parlez d'abolition de l'État comment voulez-vous organiser la société, sur quel système ?

Un ignorant en recherche de savoir, avec mon humble salutation

Réponse de Michel Bakounine

Cher Monsieur Ruesch,

Vous me posez là bien des questions fondamentales ! 

Si par "bases philosophiques" vous entendez mes influences, je vous répondrai qu'elles sont multiples. En ce qui concerne ma critique du fantôme divin, elle est l'héritière de l'hégélianisme d'avant-garde des années trente, Bauer et Feuerbach en particulier. Et ma critique de l'État doit tout à Proudhon, évidemment.

Sur la question du pouvoir, il n'y a pas d'équivoque possible. Il ne faut pas le conquérir mais le renverser, le dissoudre. Le plus tôt sera le mieux. Comment ? Certainement pas par les "voies légales et électorales", qui ne sont que compromission et abandon de nos principes les plus chers. Que fera l'ouvrier élu à l'Assemblée, si bien sûr la bourgeoisie le laisse siéger dans le Saint des Saints ? Croyez-vous sincèrement qu'il abattra ce pouvoir qu'il a si longuement convoité ? Bien sûr que non ! Il se muera en politicien, en chien de garde du capitalisme. Mais si le pouvoir est contrôlé uniquement par d'honnêtes ouvriers révolutionnaires, me dites-vous ? La logique étatique fera immanquablement en sorte qu'ils établissent une dictature parée d'oripeaux scientifiques qui s'avèrera la plus sanglante que l'histoire n'aura jamais connu.

Vous me demandez comment la liberté sera possible sans autorité, sans hiérarchie, sans coercition. Je soupçonne que vous êtes d'accord avec moi lorsque je dis que l'humaine nature est ainsi faite, que la possibilité du mal en produit immanquablement et toujours la réalité. Mais il me semble tout aussi évident que la moralité de l'individu dépend beaucoup plus des conditions de son existence et du milieu dans lequel il vit que de sa volonté propre. Sous ce rapport ainsi que sous tous les autres, la loi de la solidarité sociale est inexorable, de sorte que pour moraliser les individus il ne faut pas tant s'occuper de leur conscience que de la nature de leur existence sociale; et il n'est pas d'autre moralisateur, ni pour la société ni pour l'individu, que la liberté dans la plus parfaite égalité.

Prenez le plus sincère démocrate et mettez-le sur un trône quelconque ; s'il n'en descend aussitôt, il deviendra immanquablement une canaille. Un homme né dans l'aristocratie, si, par un heureux hasard, il ne prend pas en mépris et en haine son sang, et s'il n'a pas honte de l'aristocratie, sera nécessairement un homme aussi mauvais que vain, soupirant après le passé, inutile dans le présent et adversaire passionné de l'avenir. De même le bourgeois, enfant chéri du capital et du loisir privilégié, fera tourner son loisir en désoeuvrement, en corruption, en débauche, ou bien s'en servira comme d'une arme terrible pour asservir davantage les classes ouvrières et finira par soulever contre lui une Révolution plus terrible que celle de 1793.

Le mal dont souffre l'homme du peuple est encore plus facile à déterminer: il travaille pour autrui, et son travail, privé de liberté, de loisir et d'intelligence, et par là même avili, le dégrade, l'écrase et le tue. Il est forcé de travailler pour autrui, parce que né dans la misère, et privé de toute instruction et de toute éducation rationnelle, moralement esclave grâce aux influences religieuses, il se voit jeté dans la vie désarmé, discrédité, sans initiative et sans volonté propre. Forcé par la faim, dès sa plus tendre enfance, à gagner sa triste vie, il doit vendre sa force physique, son travail aux plus dures conditions sans avoir ni la pensée, ni la faculté matérielle d'en exiger d'autres. Réduit au désespoir par la misère, quelquefois il se révolte mais, manquant de cette unité et de cette force que donne la pensée, mal conduit, le plus souvent trahi et vendu par ses chefs, et ne sachant presque jamais à quoi s'en prendre des maux qu'il endure, frappant le plus souvent à faux, il a, jusqu'à présent du moins, échoué dans ses révoltes et, fatigué d'une lutte stérile, il est toujours retombé sous l'antique esclavage. La seule solution a ses maux lui semble donc trop souvent le vol, la rapine, la violence dirigée vers ses proches ou sur lui-même, bref, des comportements sans issue, menaçant le peu de liberté dont ses camarades d'infortune et lui-même jouissent.

Les criminels, les meurtriers et les voleurs ne sont pas nés ainsi ils sont le produit de rôles imposés par une société hiérarchique et autoritaire.

Éliminez la propriété et vous éliminez le vol et l'immense majorité des crimes contre la personne
.Établissez une société constituée d'une libre fédération de communes autonomes, où tous participent directement aux décisions publiques qu'ils soient hommes ou femmes, vieillards ou enfants et vous aurez des individus soucieux de leur liberté et de celle des autres. Lorsque les associations productives et libres cessant d'être des esclaves, et devenant à leur tour les maîtresses et les propriétaires du capital qui leur sera nécessaire, comprendront dans leur sein, à titre de membres coopérateurs à côté des forces ouvrières émancipées par l'instruction générale, toutes les intelligences spéciales réclamées par leur entreprise, lorsque, se combinant entre elles, toujours librement, selon leurs besoins et selon leur nature, dépassant tôt ou tard toutes les frontières nationales, elles formeront une immense fédération économique, de sorte qu'il n'y aura plus ou presque plus de crises commerciales ou industrielles, de stagnation forcée, de désastres, plus de peines ni de capitaux perdus, alors le travail humain, émancipation de chacun et de tous, régénérera le monde.

Votre dévoué, 

M. Bakounine
Source: www.dialogus2.org
Texte proposé par J.C le mécréant

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