samedi 15 octobre 2011

«Des p'tits Ben Bella comme s’il en pleuvait»


17 octobre 1961, 17 écrivains se souviennent


Le 17 octobre 1961– c'était un mardi– des milliers d'Algériens et d'Algériennes défilèrent dans Paris pour protester contre le couvre-feu qui leur était imposé par le préfet Maurice Papon. Si depuis plus de cinq ans, la guerre faisait rage en Algérie, cette manifestation organisée par le FNL était pacifiste. Les hommes et les femmes s'étaient endimanchés, certains vinrent avec leurs enfants. Ils ne portaient aucune arme, avaient consigne de ne répondre à aucune violence. Mais sur les ponts, au sortir des métros... les forces de l'ordre les attendaient. La repression fut féroce: des milliers de blessés, des dizaines de morts –jusqu'à 300, affirme l'historien Jean-Luc Einaudi. Durant des jours, des cadavres furent retrouvés dans la Seine. Officiellement, il n'y a eu que deux morts. Aujourd'hui encore, l'Etat nie les faits historiquement établis et, sous couvert de raison d'Etat, empêche de faire toute la lumière sur cette répression féroce.





Des p'tits Ben Bella comme s’il en pleuvait


"Il a fallu que je fouille loin dans ma mémoire pour me recaler les décors de mon quartier au cœur de Paris, la couleur du temps, les odeurs, mon école et ma maîtresse, madame Sorel, une grande tige aux cheveux d’or et aux yeux de limande dont j’étais démesurément amoureux. Mais, j’y suis arrivé. Enfin, je l’espère. En tout cas, si ce n’est pas exact à la virgule près, c’est que je me suis un peu arrangé avec la réalité de l’événement ce 17 octobre 1961 ce qui est la moindre des choses lorsqu’on est écrivain.

Donc, me voilà dans la salle de classe avec ma blouse grise qui me tombe sur les mollets, mes souliers lustrés, et mes cheveux coiffés pareil à Adamo, le chanteur en vogue à l’époque. C’est ma mère qui me coiffe avec la raie bien rectiligne sur le côté parce qu’elle trouve que je ressemble à cet Adamo. Madame Sorel qui m’a à la bonne, m’a invité à écrire au tableau noir la date. Je me suis appliqué en respectant les pleins, les déliés et j’ai tiré un trait bien droit sous la date avec la grande règle en bois. Nous sommes le lundi 16 octobre 1961. Puis, elle me demande de réciter Le Corbeau et le Renard. Je me tourne vers mes camarades, et les talons joints, le menton volontaire, le regard tendu vers le planisphère posé sur l'armoire, je me racle la gorge et j'attaque : « Maître Corbeau sur un arbre perché tenait... » Au premier rang, Albert, un crétin indépassable qui a redoublé deux fois le CE1 se cure le nez en me tirant la langue. Je fais les gros yeux mais il poursuit ses singeries. « ... Tenait en son bec un fromage... »

C'est maintenant Omar, mon voisin de pupitre qui fouille dans mon cartable. Omar ne peut pas m’encadrer parce qu’il pense que je fayote pour me mettre bien avec les Français. C’est la jalousie qui le rend aigri car, depuis le début de la rentrée scolaire, j’engrange les bonnes notes tandis que lui encaisse tellement de zéros qu’il ne sait plus où les mettre. Un jour, à la sortie de l’école, il a sollicité mon aide pour la grammaire. L'accord du verbe avoir avec son participe passé le mettait dans un état de désarroi phénoménal. Il a ajouté, pour achever de me convaincre de l’assister, que nous étions tous deux algériens et que ce ne serait ni plus ni moins qu’un acte de solidarité. J’ai répondu que je me décarcassais pour que ma mère soit fière de moi et que sa solidarité, il pouvait se la carrer où je pense. Il a brandi le poing et a grondé que j’avais de la chance d’être algérien sinon il m’aurait cassé la figure.

« ... Maitre Renard par l’odeur alléché lui tint à peu près ce langage... ». Omar sort de mon cartable un Malabar que je me suis acheté chez la marchande de bonbons avant d’entrer à l’école. Il ôte le papier glacé, l'avale et mâche en me narguant. Madame Sorel s’impatiente.

« … lui tint à peu près ce langage ». Et après ?

Je bloque. D'habitude, je ne cale jamais. Je suis même le premier de la classe en récitation. Je les connais toutes, celle de Paul Fort avec son petit cheval blanc, celle d'Éluard avec sa liberté, celle de La Fontaine avec son corbeau. Celle-là, je pourrai même la dire à l'envers mais là, c est le trou noir. Je ne me souviens plus de rien. Madame Sorel me renvoie à ma place avec un minable 3 sur 10. J'ai une furieuse envie de balancer Omar qui m'a déconcentré en me piquant mon chewing-gum, mais je n'ose pas. J'ai peur qu'il me traite une nouvelle fois de vendu aux Français.

Alors, je regagne ma place, penaud, la tête basse en essuyant une larme sur ma joue.

Après que la cloche de quatre heures et demie a sonné et qu’il ny a plus personne dans la classe, madame Sorel s’est approchée de moi. Tout près, à un souffle, presque. J'avais le frisson, les jambes plus molles que du coton et le cœur qui battait si fort que j’avais l’impression qu’il allait s’arracher de ma poitrine.

- Demain, si tu me récites Le Corbeau et le Renard sans faute, je reverrais ta note, m’a-t-elle dit en passant sa main sur ma nuque.

- Pourquoi ? j’ai demandé confus.

Elle a répondu que j’étais son p'tit Ben Bella préféré. J’ai rougi, bleui, pali, j’ai traversé toutes les couleurs de l’arc-en-ciel et j’ai bégayé que demain, je saurai ma leçon sur le bout de mes doigts. Le soir, après le dîner, je me suis isolé dans ma chambre et j'ai déclamé sur tous les tons ma récitation, jusqu’à ce que le sommeil me brûle les paupières, la fable de La Fontaine.

Au matin, mon père est entré dans ma chambre et tiré le rideau de la fenêtre d'un grand coup. C'était une tempête de ciel bleu qui soufflait sur Paris.

Qu'est-ce qu'il fichait, un mardi, à la maison, vêtu de son costume anthracite qu’il ne portait que pour les grandes occasions ?

Il s’est avancé vers moi, nerveux, la Gitane pincée aux coins des lèvres en tapant dans ses mains.

- Va faire ta toilette ? Tout à l’heure tu vas venir avec nous.

- Venir où ? j’ai sursauté la voix encore pleine de sommeil.

Il a posé la main sur mon épaule, et les yeux dans les yeux, il ma dit :

- Mon fils, tu as sept ans. Tu es grand, maintenant. On va aller à la manifestation. Une manifestation pour crier ce qu'on a sur le cœur.

- Tu dois te tromper. On est mardi. Il n’y a jamais de manifestation, le mardi.

Ma mère est entrée, à son tour, dans ma chambre avec un sac de vêtements à la main. Elle était toute jolie, elle aussi, avec sa robe verte à pois blancs qu'elle mettait les dimanches de beau temps lorsqu'elle rendait visite à sa sœur à l'autre bout de la capitale. Elle a ouvert le sac, sorti une chemise blanche, un short vert et une cravate rouge à élastique.

- Habillé comme ça, tu seras le plus beau du cortège, a-t-elle murmuré la voix blanche.

J’ai bondi de mon lit et j’ai fait un non énergique avec l’index.

- Je ne veux pas y aller à votre manifestation. J’ai pris un autre engagement...

Mon père qui avait les nerfs à vifs a allumé une autre Gitane et il m a ordonné de me débarbouiller et de revêtir ma panoplie de parade.

- Et fissa. Il n’y pas a discuté.

- Mais si, il y a discuté, j’ai répliqué contrarié.

Et, je lui ai rappelé qu'il m'avait inculqué que l'on devait toujours respecter ses engagements. Et moi, j’étais engagé auprès de mon institutrice ce mardi 17 Octobre. Mes parents ne m'ont plus écouté. Ils sont sortis de ma chambre, répétant que j'avais cinq minutes pour être prêt.

Pendant que je m’habillais, ça moulinait dans ma tête. C’est sûr, madame Sorel ne me ferait plus confiance, je pensais. C'est sûr qu'elle allait s'imaginer que j'avais séché parce que je ne la savais pas ma récitation. J'en voulais à ma mère, à mon père, à cette maudite manifestation et à la terre entière. Je me suis croisé dans le miroir de la commode, je me suis vu grotesque avec ma cravate rouge de guingois et ce short vert qui m’oppressait les couilles.

Dans la rue, mes parents étaient si stressés qu’ils ne remarquaient même pas que je tirais une tête de croque-mort. Et nous avons marché, et nous avons marché d’un pas hardi à travers les Halles jusqu’à la place du Chatelet où se tenait un rassemblement d’Algériens. Il y en avait qui se connaissaient, et fraternisaient en se donnant l'accolade, d'autres qui demeuraient en retrait avec femmes et enfants, d'autres encore, solitaires et hagards qui avaient l'air de se demander ce qu'ils fichaient, là en ce début d'après-midi. Moi, j'en connaissais quelques-uns de ces Algériens, des copains de mon père que je voyais à l’Embuscade, le bistrot de la rue Turbigo, que mon père fréquentait le dimanche matin.

Combien étions-nous, ce jour-là ? Des mille et des cents certainement. Plus peut-être, puisqu’à perte de vue ce n’étaient qu’Algériens et Algériennes avec leurs enfants. Soudain, j' ai entendu qu'on criait mon nom. Je me suis retourné : catastrophe, c'est mon Omar. Il était déguisé tout comme moi en vert, blanc avec la cravate rouge. J'ai fait mine de l'ignorer mais rien n'y a fait : il a fendu la foule et a écrasé sa main sur mon épaule comme si nous étions frères. Puis, il s’est réjoui de cette belle journée car il n’aurait pas à subir l'école et sa madame Sorel. J'ai rejeté sa main pour rejoindre mon père en grande discussion avec le patron de l’Embuscade mais il me lâchait pas d'une semelle et souhaitait que l'on manifeste, côte à côte.

- Je te supporte tous les jours, ça suffit, j'ai soupiré d'agacement.

Il a maugrée des bribes de phrases incompréhensibles et a retrouvé son père, un échalas à tête de phoque comme lui. Ma mère était avec un groupe de femmes qui se trimbalaient toutes leurs marmailles dans leurs jupes. Parmi elles, il y avait Safia, une petite nénette, au teint cannelle, avec des seins déjà tout poussés et des cheveux roux qui coulaient en cascade sur ses épaules. Elle m’intimidait, Safia. Elle était en CM2, et l’an prochain, elle allait traverser l’arrondissement pour intégrer un lycée. Parfois, quand le hasard nous faisait nous rencontrer dans la rue, nous échangions quelques mots... Elle me disait qu'elle voulait être docteur pour soigner les malades en Algérie puis elle m'encourageait à bien travailler parce que le pays aurait besoin de types dégourdis dans mon genre. C’était des choses qu’on entendait souvent dans les familles... « Demain si Dieu veut l’Algérie ci, l’Algérie ça... ».

En attendant qu'elle soit suffisamment grande pour soigner les Algériens d’Algérie, je l’aurais bien prise dans mes bras, Safia. Et même que j’aurais câliné ses nénés et même que je lui aurais dit qu'elle était bien plus belle que madame Sorel, et même que je l'aurais embrassé sur la bouche comme dans les romans-photos que je lisais chez Amokrane, le coiffeur de la rue Montorgueuil,

- On y va ! a crié mon père à ma mère qui avait décidé de rester à l’arrière avec le groupe de femmes.

- On va où ? j’ai demandé.

Il ne m'a pas répondu mais à entendre les uns et les autres j'ai compris que nous allions retrouver d'autres manifestants pour faire la jonction et marcher jusqu’à la place de la Concorde. Le cortège s'est ébranlé et nous avons marché à pas lents, comme si nous étions à un enterrement. Sur les trottoirs, des policiers balisaient notre chemin, tandis que des badauds nous regardaient comme des curiosités. Des slogans fusaient de la foule. Il était question du FLN qui allait vaincre, de l'Algérie algérienne, de « One, two, tree, viva l'Algérie ! »... Non, là, je confonds les saisons. Il y avait d'autres mots d’ordre scandés en arabe que je ne comprenais pas toujours. Devant le Palais de Justice, les femmes lançaient des youyous qui apeuraient les tout jeunes enfants dans les poussettes. Moi, j’avais la tête pleine du Corbeau du Renard, de leur affaire de ramage, de plumage et de fromage. Avant, juste avant le pont Saint-Michel, le cortège s’est arrêté brusquement.

- Qu’est-ce qui se passe ? J’ai demandé à mon père.

Il est monté sur un banc public, a mis sa main en visière sur son front, a observé longuement la situation et il est redescendu de son piédestal pour me rendre compte de la situation. Ça coinçait à l'entrée de pont. Un cordon de CRS interdisait l’accès à l’autre rive de la Seine. Les slogans se faisaient grondements sourds, désormais. Le ciel si limpide du matin se marbrait de trainées ocre et noires. Nous nous regardions tous ne sachant que faire. Mon père est allé aux renseignements auprès de militants plus aguerris que lui aux manifestations. Je suis monté sur le banc public voir si j’apercevais ma mère dans la foule : elle était à distance, perdue parmi d'autres femmes. Je l'ai appelée en agitant mes bras comme des sémaphores. Elle m’a renvoyé un petit signe de la main : l’inquiétude figeait son visage. Mon père est revenu avec l’ordre de ne pas céder à la provocation policière qui ne saurait tarder selon les informations glanées auprès des anciens.

- C’est quoi la provocation policière, papa ?

Mon père a allumé une Gitane en craquant une allumette d'une main fébrile et il a bredouillé en expulsant la fumée par le nez : « Je crois que ça va mal se terminer c't'affaire. »

Les : « Algérie algérienne » et « le FLN vaincra » étaient bientôt couverts par les sirènes et les vrombissements des moteurs de cars de police qui affluaient de partout. Près de nous, quelqu'un a brandi un drapeau vert et blanc et hurlé : « Yalla ! On avance ! » Le cortège s’est de nouveau ébranlé, très lentement, pour un peu on avait l'impression de faire du sur place. Soudain, ce fut des cris, des appels aux secours, la bousculade et le reflux.

- Ils chargent, les chiens ! entendait-on dans la foule.

Dans la cohue, mon père a glissé par terre. J'ai tendu la main pour l'aider à se relever mais j'ai été emporté par la marée humaine paniquée. J'ai essayé de remonter à contre-courant le flot des manifestants qui fuyaient vers nulle part pour retrouver mon père : en vain. J'ai grimpé sur un réverbère, et là, j'ai vu des policiers qui bastonnaient tous les Algériens qu'ils avaient à portée de matraque. Et ça cognait et ça cognait. De ma courte vie, je n'imaginais que tant de violence fut possible. Une escouade de policiers a surgi du Palais de Justice pour prendre tout le monde à revers... Mon père, ma mère, c'est sûr que je ne les reverrais plus jamais, j'ai pensé tout tremblant de peur. Un policier m'a pointé avec sa matraque et exigé que je descende de mon réverbère. J'ai sauté et je me suis écrasé sur lui. Il est tombé sur le cul. Son képi et sa matraque ont roulé dans le caniveau. Il m'insultait, cramoisi de colère. Je n'ai pas demandé mon reste et j'ai détalé à toutes jambes, droit devant.

- Arrêtez le p'tit moricaud, qu’il s’égosillait à s’en faire péter la glotte.

J'ai allongé les foulées au plus loin que je pouvais mais ce fut trop juste. Une main rêche et brutale m a mis la main au collet et, à mon tour, je suis tombé par terre. Aussitôt, j ai été jeté dans un fourgon où j’ai retrouvé des collègues de manifestation, le visage ensanglanté pour certains alors que d'autres, pâles comme la mort, se tordaient de douleur.

C’était la première fois que j’entrais dans un commissariat. Pour fiche la frousse, ça fichait la frousse. Derrière un comptoir où se tenaient deux policiers tapant à la machine à écrire, il y avait le portrait du Général de Gaulle qui semblait ne jamais me quitter des yeux. Et, il y avait du raffut, et ça gueulait pire que dans la cour de récréation. Tout près d’une cage grillagée où s’entassaient des Algériens, des policiers, une canette de bière à la main, se marraient en racontant que l’Arabe n’était pas bon nageur mais qu’en revanche, son crâne résistait parfaitement au bois d ébène de la matraque. J'ai essayé de profiter de la confusion qui régnait à l'arrivée de nouveaux manifestants tout aussi amochés que les autres mais un inspecteur en civil, grand costaud, avec une moustache noire plus fournie que celle du patron de l’Embuscade m’a pris au poignet et m’a entrainé au bout d’un couloir mal éclairé.

- Où vous m’emmenez ? j’ai demandé en me débattant.

- Tu vas rejoindre tes frères en cellule ! Tu vas voir, il a des p'tits Ben Bella comme s’il en pleuvait.

Il a ouvert une porte blindée et là, je suis resté interdit. Adossés au mur, il y avait Omar en pleurs et d' autres enfants qui se voyaient déjà condamnés à la peine de mort. Dans un coin de la cellule, accroupie, la tête entre les mains, il y avait Safia. Je me suis assis près d'elle. Je lui ai souri et je lui ai pris la main : elle tremblait de tout son corps. Je lui ai demandée si on lui avait fait du mal, elle était incapable de sortir un mot. Omar nous a rejoints après avoir torché ses joues mouillées de larmes d'un revers de manche.

- Tu crois qu’ils vont nous torturer ? qu’il m’a questionné en ravalant un dernier sanglot.

- Faut s’attendre à tout avec eux, j’ai répondu.

La porte de la cellule s’est ouverte, un policier a fait signe à trois de nos codétenus de sortir.

- Vos parents sont là, qu’il a lancé.

Pas longtemps après, le même policier est revenu et a désigné du menton quatre autres codétenus.

- Vos parents sont là, qu’il a lancé sur le même ton.

Nous n’étions plus que trois en cellule. Les trois du quartier des Halles. Safia, toujours prostrée, ne voulait plus me lâcher la main. Dans mon souvenir, elle était chaude et douce, sa main. Omar, qui de nouveau s’était mis à chialer, racontait, entre deux hoquets mal réprimés, qu’il avait perdu son père sur le quai de la Seine après que des CRS les aient coursé jusqu'à la cathédrale de Notre-Dame.

- Il sait nager ton père ? j’ai dit juste pour parler

Il a fait non avec la tête.

- Rien. Il ne sait même pas faire la planche ? j’ai insisté.

Son père, pas plus que lui ne savait flotter sur l’eau ni sur aucun autre liquide. J’ai fait : « Aïe ! » Le « Aïe » de quelqu’un qui redoutait le pire.

Il s est renfrogné puis il n a pas cessé de tourner dans la pièce comme un fauve en cage. L’inspecteur de police, à grosses moustaches, a ouvert la porte de la cellule, m'a pointé du doigt pour que je le suive. Nous avons longé des dédales de couloirs étroits et sombres avant d'aboutir dans son bureau. Il m'a ordonné de m’asseoir sur le siège face à lui. Puis, il s’est installé derrière sa machine à écrire et il m’a demandé de décliner mon nom, celui de mes parents, mon adresse et ma date de naissance. J'ai tout bazardé d’un trait, si bien qu’il n’arrivait plus à suivre.

- Qu’est-ce que tu faisais à la manif ? qu’il m’a questionné en lissant ses moustaches.

- Je manifestais, j’ai répondu sans réfléchir.

Il a marqué un temps d’arrêt, froncé les sourcils et il a dit : « faudrait pas que tu te paies ma tête, p'tit Ben Bella ». J’ai juré que je ne mentais pas, j’étais bien à la manifestation pour manifester.

- Manifester pour quoi ? Contre la France ? Tu n’aimes pas la France ?

- Des fois oui, des fois non. Aujourd'hui, c'est pas tellement oui...

Il a hoché la tête de bas en haut sans que je comprenne s’il m’approuvait ou pas. Puis, il a sorti de son tiroir une boite de pastilles Vichy, m’en a offert une et on a poursuivi la conversation comme des copains pour ainsi dire. Il avait un enfant de mon âge qui ne travaillait pas bien en classe, pourtant il lui payait des cours particuliers mais ça ne rentrait pas, il ne retenait rien. Même la première strophe d’une récitation. Ça, ça le désolait à avoir honte de son rejeton, car lui, tout policier qu’il était, il adorait la poésie.

- Et toi, tu apprends bien en classe ?

J’ai acquiescé d’un mouvement de tête et j’ai répondu que j’étais premier en français, et sur ma lancée, j’ai récité Le Corbeau et le Renard. Ça l’a bluffé. Il m’a serré une franche poignée de mains et il m’a dit que je pouvais y aller.

- Allez où, ça ?

- Rentre chez toi. Tes parents vont s’inquiéter.

Non, je ne voulais pas quitter le commissariat sans Safia et ce couillon d'Omar alors j'ai proposé d'autres récitations en échange de leur libération. Ça l’a fait rire et pas qu’un peu. Il a avalé une autre pastille Vichy et allongé ses jambes sur son bureau.

- Vas-y, a-t-il dit. Je t’écoute.

Je me suis levé, et comme en classe, j’ai joint les talons, relevé le menton bien haut et j’ai attaqué.

- Le petit cheval dans le mauvais temps, qu'il avait donc du courage./C’était un petit cheval blanc, tous derrière et lui devant./Il n’y avait jamais de beau temps, dans ce pauvre paysage./ Il n’y avait jamais de printemps, ni derrière ni devant.

Je m’en suis tenu là car je voyais à son regard qu’il se barrait dans le flou, qu’il s’émouvait.

- C’est le petit cheval qui vous rend triste, monsieur le policier ? Je peux vous réciter Liberté, de Paul Éluard, si vous préférez ?

- Je pense à mon fils. Il s'appelle Charles. On habite, pas loin de chez toi. Ça te dirait de le rencontrer pour lui donner le goût de la poésie?

J'ai fait oui avec le cœur, puis j'ai fait non avec la tête. Soudain le téléphone a retenti dans la pièce. Il a décroché : c'était ma mère qui était à la réception. Il l'a priée de nous rejoindre dans son bureau. Dès que la porte s'est ouverte, je suis me jeté à son cou et je l'ai embrassée à n'en plus pouvoir m'en détacher. Le policier lui a dit que si les petits cochons ne me mangeaient pas, on ferait quelque chose de moi, puis il a renouvelé sa proposition de rencontre avec son fils. Ma mère a répliqué : « Plus tard. En ce moment, ce n'est pas le moment ». Le policier a soupiré de dépit, décroché son téléphone pour ordonner qu'on relâche Safia et Omar.

Après que l'on soit sorti du commissariat, j'ai demandé à mère où se trouvait mon père. Son visage s'est fermé et elle a bredouillé, la voix vrillée par l'émotion, qu'elle n'en savait rien. Au matin, du 18 octobre on a appris, je ne sais plus comment, qu'il avait été arrêté et transféré au centre d'identification de Vincennes. Il est réapparu huit jours plus tard plus amaigri qu'un chat de gouttière... Le père d'Omar n'est jamais réapparu depuis la manifestation. Pour soulager son chagrin, je l'ai laissé copier sur moi jusqu'à la fin de l'année. Pas certain que ça l'ait grandement aidé. Safia, je l'ai vue des mois plus tard à Saint-Germain-des-Prés. Elle était avec tout un tas d'étudiants et rigolait de bon cœur. J'ai voulu m'approcher, lui dire :« Alors, comment ça va depuis la manif ? » mais je n ai pas osé.

Aujourd'hui, mes parents, cuvent l'éternité dans le petit cimetière de leur village natal, du côté d'El Kseur, en Petite Kabylie... Quant à madame Sorel, elle ne serait jamais remontée des derniers replis de mon âme si un jour l'on ne m'avait demandé : « Alors, monsieur Tadjer, que vous reste-t-il de ce mardi 17 Octobre 1961?»"

Akli Tadjer


Akli Tadjer, c'est Gentilly, la banlieue, les cités HLM, les bandes : son adolescence est classique pour ce fils d'immigrés. Sauf, que ce qui l'attire est la lecture, et son goût pour l'écriture. Il se consacrera très vite à l'écriture de chansons pour des groupes de rock. Engagé dans un journal hippique comme coursier, il est repéré par un chroniqueur, qui le sait un peu dans l'écriture, et l'inscrit à l'école de journalisme de la rue du Louvre. En 1985, parution du premier roman, Les A.N.I. du Tassili (Ed. Le Seuil) qui sera adapté à la télévision. Viennent ensuite : Courage et patience, Porteur de cartable, Alphonse, Bel-Avenir, Il était une fois… peut-être pas, Western (Ed.Lattès).

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