mercredi 14 mars 2012

Le storytelling de Sarkozy écrase les affaires



Nicolas Sarkozy était, depuis le 15 février, un président en campagne. Il est, depuis quelques jours, au terme d'une semaine soigneusement orchestrée, un candidat de premier tour. La mue s’est opérée lors de son meeting du 3 mars, à Bordeaux, axé sur l’immigration. Véritable coup d'envoi d'une semaine où tout a été fait pour reprendre l'avantage médiatique. Cet agenda a été à peine modifié, en France du moins, par les révélations, lundi, de Mediapart : Kadhafi aurait financé la campagne de 2007 de Nicolas Sarkozy.

Dimanche. Toute la semaine, l’UMP annonce à Villepinte un meeting « clé », dans la lignée des grands-messes sarkozystes de 2007. Un grand meeting national, qui va, promet-on au QG du candidat, inverser la tendance. Nicolas Sarkozy annoncera son projet, la majorité sera réunie, des milliers de militants afflueront de toute la France, répètent les ténors du parti. La mise en scène est réussie. L'UMP gonfle les chiffres, annonçant jusqu’à 80.000 militants dans ce hall qui ne contient que 30.000 places assises (lire notre reportage). Des chaînes d'info en continu installent leur studio toute la journée pour suivre l'événement. Un événement évidemment à la Une des médias le lendemain.


Lundi. Pour prolonger Villepinte, l’émission Parole de candidat, sur TF1. Nicolas Sarkozy y rassemble 4,58 millions de téléspectateurs. La question qui fâche, sur nos révélations, est posée par Laurence Ferrari en début d'émission, mais évacuée en deux phrases par Nicolas Sarkozy (voir page 3). Pas de quoi modifier l'histoire en cours, d'autant que l’émission touche à sa fin. Un teasing se met alors en place sur Twitter : un sondage le plaçant devant Hollande est annoncé. D’abord sur le compte de Guillaume Tabard, éditorialiste aux Échos. Puis Arnaud Leparmentier du Monde donne les chiffres de ce sondage sur son blog : au premier tour, Sarkozy obtiendrait 28,5 % d'intentions de vote, contre 27 % pour Hollande. Le timingest parfait : Bruce Toussaint, d'Europe-1, annonce pour 6h55 mardi« un sondage qui va faire du bruit » ; sur France-2, Yves Calvi interroge ses invités sur le sujet en toute fin de l'émission Mots croisés.



Mardi matin. La mise en scène de ce sondage Ifop pour Paris-Match et Europe-1 (groupe Lagardère) se poursuit viaLe Figaro (groupe Dassault). Le quotidien de l'industriel et sénateur UMP, ami du président, y consacre sa Une (ci-contre). « Le soir où les courbes se sont croisées sur Twitter », renchérit la rédactrice en chef adjointe du service politique du quotidien sur son blog. En concluant : « Pour la première fois, l'information politique s'est faite en direct sur Twitter. Merci Guillaume Tabard. »


Les détails du sondage passent plus inaperçus : au second tour, Hollande battrait Sarkozy par 54,5 (moins 2) contre 45,5 points.



« L'histoire qui est en train de s'écrire »*


Mardi après-midi
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Nicolas Sarkozy veut désormais démontrer qu'une élection se gagne au premier tour. C'est Patrick Buisson, “conseiller opinion” de Nicolas Sarkozy, qui est chargé de relayer l'idée, dans une longue interview au Monde. Cet ancien journaliste d'extrême droite et de Minute s'était fait très discret dans les médias depuis son entretien à Paris-Match le 29 mars 2011. Mais, ce mardi, il explique, sur deux pages, que les sondages donnant Hollande largement vainqueur au second tour reposeraient « sur du sable », à cause d'une abstention surévaluée. « Les sondages de second tour parient sur l'abstention des électeurs de Le Pen et Bayrou. Un scénario auquel il ne croit pas », lit-on dans le surtitre du quotidien.

Comme les ténors de l'UMP l'ont fait toute la semaine, il explique que « les médias racontent l'histoire à laquelle ils ont envie decroire » et non « celle qui est en train de s'écrire ». « Les réserves sont ici plutôt du côté de Nicolas Sarkozy que de François Hollande », soutient-il, rappelant : « Avec l'identité nationale (en 2007 – ndlr), le candidat Sarkozy était parvenu à attirer, dès le premier tour, un tiers des voix frontistes. » Une idée qui pourra faire son chemin dans les hebdomadaires à partir de mercredi.


L'interview de Patrick Buisson dans Le Monde.


Pas une question au conseiller du candidat sur les affaires touchant le pouvoir. Ni sur nos révélations. Le Monde consacre un petit encadré intitulé « M. Sarkozy conteste tout financement par Kadhafi » au démenti du candidat et balaye le document de Mediapart d'une phrase : « Mediapart se fonde sur une courte note qui aurait été rédigée par un enquêteur privé, à partir de confessions susceptibles d'avoir été recueillies fin 2006 auprès de l'ex-médecin de Ziad Takieddine, qui aurait mis en place ce financement. »

Mercredi matin. Le storytelling se poursuit dans Le Figaro. « On n'est pas là pour emmerder la droite, c'est comme ça. Si ce que vous voulez, c’est qu’on aille gratter sur ces affaires, c’est non. (…) Pour être bien au Figaro, il faut épouser les idées du Figaro », avait dit en septembre Etienne Mougeotte, directeur des rédactions du Figaro. En novembre, il conseillait aussi à ses journalistes, inquiets des prises de position du quotidien, « d'aller travailler à Libération ». Ce mercredi il récidive avec un édito titré « Tout est possible ». Il y explique qu'une « nouvelle séquence de la campagne (...) s'ouvre » et évoque la « pugnacité » du candidat, ses « propositions décoiffantes ».

La presse étrangère, elle, n’a pas tardé à reprendre nos informations, dès lundi après-midi, et à évoquer « les documents accablants » en possession de la justice qui mettent en doute le financement de la campagne électorale de Nicolas Sarkozy en 2007. « Un marchand d’armes franco-libanais, organisateur en 2005 et 2007 des visites de Nicolas Sarkozy en Libye, aurait mis en place les modalités de financement de sa campagne présidentielle de 2007 par le régime de Kadhafi », pouvait-on lire dans les grands titres de la presse internationale.

La presse anglo-saxonne (New York Times, Telegraph, The Guardian) a été l’une des plus promptes à réagir et à faire savoir « les soupçons qui se resserrent autour de Nicolas Sarkozy à un moment crucial de la campagne présidentielle ». Le quotidien espagnol El Païs, qui titrait « L’ombre de Khadafi plane sur Sarkozy », a consacré un long article à ces nouvelles révélations.« Le document révélé par le site d’information Mediapart peut être lourd de conséquences politiques », estimait La Tribune de Genève. « Ombre sur Sarkozy », titrait le journal italien Il Fatto Quotidiano pour qui ces révélations pourraient bien être « une tuile » dans la campagne du président-candidat.


« C'est grotesque »


Premier concerné par l’affaire, Nicolas Sarkozy est également l’un des premiers à s’être exprimé sur le sujet. Invité de Laurence Ferrari, sur TF1, lundi, le chef de l'État a choisi de botter en touche. Qualifiant l’information de « grotesque », il s’est dit « désolé pour(elle) qu’(elle soit) la porte-parole du fils de Kadhafi » et « désolé que sur une grande chaîne comme TF1, on doive (l’)interroger sur les déclarations de M. Kadhafi ou de son fils ». « S'il l'avait financée (la campagne), je n'aurais pas été très reconnaissant », a-t-il ironisé, en allusion à l'intervention française en Libye.

Le document révélé par Mediapart n’a pas été cité au cours de l’émission. Seul l’entretien accordé en mars 2011 par Saïf al-Islam à la chaîne Euronews, dans lequel le fils de Kadhafi accusait directement le pouvoir français, fut évoqué par Laurence Ferrari (qui s'est attiré par ailleurs les foudres de sa direction pour avoir osé évoquer le sujet). Aussi Nicolas Sarkozy a-t-il pu se retrancher derrière l’argument suivant : « Quand on cite M. Kadhafi, qui est mort, son fils, qui a du sang sur les mains, qui est un régime de dictateurs, d’assassins, dont la crédibilité est zéro (…).Franchement, je pense qu’on est assez bas dans le débat politique. »

La scène a duré à peine plus d’une minute. Elle n’est pas sans rappeler d’autres interventions du chef d’État, mais aussi d’autres présidents français interpellés eux aussi sur des sujets délicats. Interrogé en juin 2009 au sujet des possibles rétrocommisions ayant financé la campagne d'Édouard Balladur en 1995, Nicolas Sarkozy répondait déjà : « C'est ridicule franchement, c'est grotesque. Qui peut croire à une fable pareille ? Il y a quatorze ans de surcroît, on est dans un monde où tout se sait, où la notion de secret défense n'existe pas. »





Bien avant lui, Jacques Chirac s'est défaussé par deux fois sur l'enquête concernant les marchés publics en Ile-de-France, employant des tournures devenues célèbres : « une histoire abracadabrantesque » (voir la vidéo de l'Ina ici) ; « ce n'est pas que ces sommes se dégonflent, c'est qu'elles font pschitt, si vous me permettez cette expression... » (voir la vidéo de l'Ina ici).


Jacques Chirac le 14 Juillet 2001.

Le même type de procédé fut également employé par François Mitterrand et Valéry Giscard d’Estaing pour contourner respectivement des questions posées au sujet des écoutes téléphoniques et de l'affaire des diamants de Bokassa.




« Des suspicions graves »

Contactée par Mediapart, l'opposition, elle, n'hésite pas à s'emparer de l'affaire. Seul le Parti socialiste avait publié, le 12 mars en fin d’après-midi, un communiqué signé par Delphine Batho, porte-parole de François Hollande, appelant Nicolas Sarkozy à « s'expliquer sur la nature de ses relations passées avec le colonel Kadhafi ».

Interrogée ce mardi, Delphine Batho revient sur l’intervention du président-candidat dans Parole de candidat : « Il n’a pas donné d’explications puisqu’il n’a pas répondu sur le fond, estime-t-elle. Il a eu une réaction qui ressemble à celle qu’il a eue dans l’affaire de Karachi où il avait parlé de “fable”. Il a dit que c’était “grotesque”, mais il n’a pas répondu sur le fond. Il a fustigé celle qui lui posait sa question, selon sa méthode habituelle, mais je l’ai trouvé extrêmement nerveux, très tendu, sur cette question. »
Questionnée sur le fait que personne ne s’était emparé, en 2011, des accusations du fils de Kadhafi, Saif al-Islam, la porte-parole de François Hollande explique que « la déclaration d’un personnage comme le fils Kadhafi est une chose, qui doit toujours être regardée avec une extrême distance et une extrême prudence, tandis qu’un mémo écrit, faisant état d’un témoignage dans l’entourage de M. Takieddine, est une information d’une autre nature ».

De son côté, le porte-parole du parti socialiste, Benoît Hamon, jubile : « Après le dossier pakistanais, le dossier libyen ». « Si ces révélations sont vraies, elles sont très graves, affirme-t-il à Mediapart. Elles remettent en question la probité de la campagne de Nicolas Sarkozy en 2007 et prouvent que des financements occultes ont été monnayés, que les amis de l’UMP ont joué un rôle néfaste pour la démocratie française. » « Que le président arrête de nous servir la théorie du complot et qu’il cesse de faire obstacle à la manifestation de la vérité, poursuit-il. Qu’il explique pourquoi autant de personnes dans son entourage proche sont mises en examen. »

Sur l’intervention télévisée du président-candidat, Benoît Hamon rappelle que « lorsque l’enquête sur le volet financier de l’affaire Karachi évoquait une possible corruption en marge de contrats d'armement et de la campagne présidentielle de Balladur en 1995, Nicolas Sarkozy parlait d’une fable. Depuis, son entourage proche, l’intermédiaire Ziad Takkiedine, Renaud Donnedieu de Vabres, Nicolas Bazire et Thierry Gaubert ont été mis en examen. On voit qu’entre la fable et la réalité, on se rapproche plus d’un financement illégal », conclut-il.

« Comment se fait-il qu'on ait continué à missionner au nom de la France et au nom de l'État français un homme comme M. Takieddine ?»
a également demandé le porte-parole du PS ,interrogé par l’AFP. «Plutôt que de caractériser de grotesque et de fable pour la deuxième fois consécutive des affaires aussi sérieuses que celle-là, qu'il nous explique aujourd'hui pourquoi M. Takieddine est resté si longtemps un homme de confiance de Nicolas Sarkozy et de ses amis ! »


«Le système Sarkozy est pourri jusqu’à la moelle»

La candidate d’Europe Écologie-Les Verts (EELV), Eva Joly, va encore plus loin. « Ces informations sont très précises, concordantes et un certain nombre d’entre elles sont corroborées par des éléments déjà existants dans le dossier et par les notes de Ziad Takieddine, assure-t-elle à Mediapart. Pour moi, il y a des suspicions graves contre un des candidats à la présidentielle d’avoir commis un délit en 2006 pour financer sa campagne de 2007. Cela n’est pas supportable. »

La candidate écolo estime que « le parquet doit aujourd’hui même ouvrir une enquête » et la confier à un juge d’instruction, « de préférence au juge Renaud Van Ruymbeke, qui a déjà une enquête avec les mêmes acteurs ». « En France, nous n’avons pas confiance en les enquêtes préliminaires conduites par le parquet, donc il faut l’ouverture d’une information confiée à un juge indépendant. » Une enquête « pour des faits de corruption, abus de biens sociaux, blanchiment et financement illicite de campagne de 2007 », mais aussi de 2012 : « Ziad Takieddine a été interpellé au Bourget en 2011 avec 1,5 million d’euros dans une valise. Il a dit que ces billets lui avaient été remis par les Libyens pour se payer, lui, mais ce serait intéressant de savoir ce que le reste est devenu. »
Jugeant que Nicolas Sarkozy ne peut se retrancher, comme il l’a fait sur le plateau de Paroles de candidat, derrière le fait qu’aucune enquête n’est ouverte contre lui, en raison, rappelle-t-elle, « de l’immunité dont il a pris soin de garantir le chef d’État », Eva Joly estime que le président « doit renoncer à son immunité pour faire tomber la suspicion qu’il se fait réélire pour échapper à la justice et aller s’expliquer ».

Du côté du Front de gauche, Ian Brossat, membre de l’équipe de campagne de Jean-Luc Mélenchon et responsable des questions de sécurité au PCF, estime que les révélations de Mediapart « sont accablantes et montrent combien le système Sarkozy est pourri jusqu’à la moelle ». « Une odeur de soufre règne autour de Nicolas Sarkozy. » La réaction du chef de l’État ne l’étonne pas : « Il balaye toujours d’un revers de main les affaires qui s’accumulent, mais elles lui collent à la peau comme un sparadrap. »

Également contacté par Mediapart, le candidat du MoDem, François Bayrou a indiqué qu’il n’avait « aucun élément pour réagir », ajoutant qu’il s’était « déjà assez exprimé sur les affaires ».

« Fallait-il se moquer des menaces de Kadhafi et de ce même fils quand, en 2011, ils affirmaient avoir financé la campagne de Nicolas Sarkozy ? »
interroge l’ancien avocat général, Philippe Bilger, un temps proche du pouvoir, dans un billet de blog sur le site Marianne 2. « Il y a trop d'incohérences, de prestance vaine et d'inconséquences dans cette entreprise pour que nous n'attachions pas la plus grande importance à ce qui nous rendrait un peu plus lisible cette Libye surprenante et si compliquée avec peut-être un Nicolas Sarkozy empêtré dans ses secrets et ne nous offrant que l'apparence, la surface des choses : est-il vraiment trop tard pour regarder derrière elles ? » 

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