17 octobre 1961, 17 écrivains se souviennent
Le 17 octobre 1961– c'était un mardi – des milliers d'Algériens et d'Algériennes défilèrent dans Paris pour protester contre le couvre-feu qui leur était imposé par le préfet Maurice Papon. Si, depuis plus de cinq ans, la guerre faisait rage en Algérie, cette manifestation organisée par le FNL était pacifiste. Les hommes et les femmes s'étaient endimanchés, certains vinrent avec leurs enfants. Ils ne portaient aucune arme, avaient consigne de ne répondre à aucune violence. Mais sur les ponts, au sortir des métros... les forces de l'ordre les attendaient. La répression fut féroce: des milliers de blessés, des dizaines de morts – jusqu'à 300, affirme l'historien Jean-Luc Einaudi. Durant des jours, des cadavres furent retrouvés dans la Seine. Officiellement, il n'y a eu que deux morts. Aujourd'hui encore, l'Etat nie les faits historiquement établis et, sous couvert de raison d'Etat, empêche de faire toute la lumière sur cette répression féroce.
Au nom de la vérité
Je me souviens, il partait souvent le soir, sans rien dire, mes frères ainés s'occupant des plus jeunes. Il allait rejoindre d'autres militants. Il tenait les réunions de la région Levallois-Clichy. Il partait collecter de l'argent auprès des travailleurs. Chacun devait apporter sa contribution, sinon gare aux représailles. Les mères donnaient leurs bijoux, qui devaient servir au soutien financier de l'organisation. Par banlieue, les groupes s'organisaient. Mon père, avec d'autres, avait la charge de l'organisation de la manifestation dans son secteur. Tout le monde devait être là. Hommes, femmes, enfants, aucune dispense n'était accordée, sauf cas exceptionnel. Son secteur devait se rendre au pont de Neuilly pour rejoindre les grandes avenues parisiennes. Endimanchés, en rangs serrés, ils marcheront dignes, la tête haute. Paris verra ses Algériens. Mais le déploiement policier était tel sur le pont, que les manifestants étaient entravés. Certains, poursuivront la marche, silencieux et dignes, sous la pluie et dans le froid. Les consignes du FLN étaient strictes. Il ne fallait pas entrer en conflit avec les forces de l'ordre. Aucune arme n'était autorisée. C'est au rythme des "youyous" des femmes, que le peuple algérien est entré dans Paris.
Aujourd'hui, il se souvient encore de la traque des policiers. Les coups tombent, les hommes blessés à la tête, aux bras, s'engouffrant dans le métro. Sur les trottoirs, il ne reste que des chaussures abandonnées, quand ce ne sont pas des corps blessés. Les Algériens de retour dans leur banlieue se sont regroupés. Il sera fait le triste décompte des absents, des disparus, dans cette nuit sanglante. 11.538 Algériens seront interpellés dans la soirée du 17 octobre 1961. La préfecture de police procéda à des réquisitions pour "parquer" les manifestants : au Stade de Coubertin, au Palais des Sports de la porte de Versailles ou à Vincennes. Les jours qui suivront d'autres commandos de la préfecture s'organisent. Le 20 octobre a lieu une autre manifestation. Celle des femmes et les enfants. Elles réclament la libération des pères, des maris, des fils. Elles aussi seront arrêtées et conduites dans des centres d'accueil réquisitionnés. Mon père se souvient que ma mère, comme toutes les femmes, avait eu, après des heures d'enfermement, du pain et de La Vache qui rit pour seul repas. Ma mère a jeté le fromage : « ce n'est pas le moment de rire ! » disait elle au nez des policiers.
Je me souviens qu'au lycée, lorsqu'un sujet libre avait été demandé par un professeur de français, j'avais choisi d'évoquer cette nuit d'octobre. L'enseignante, militante, je l'ai compris plus tard, apprécia ma dissertation et me demanda d'en faire lecture à haute voix. Avec émotion, je commençai dans un silence pesant, la classe suspendue à l'écoute de cette histoire. L'enseignante ajouta que quelques semaines plus tard, une manifestation « Pour la paix en Algérie » avait fait neuf morts. Cette manifestation n'avait pas été oubliée, elle. Des milliers de Parisiens s'étaient rassemblés pour dénoncer la répression policière au métro Charonne.
Je voulais comprendre cette histoire ; je questionnais régulièrement mon père sur ce qui s'était passé. « Pourquoi les Français n'avaient rien dit ? Pourquoi les Algériens, n'avaient pas fait connaître cette histoire, et pourquoi ne pas avoir recherché la vérité sur les leurs tués et noyés dans la Seine ? » Il me répondait toujours, qu'un jour la vérité sortirait ! Moi, je reste persuadée que la vérité ne sortira que si on la cherche. Il faut mener le combat pour cette vérité. Si, pour moi, le combat est une recherche de la vérité, il s'accompagne aussi d'une permanente volonté de reconnaissance. Cette absolue nécessité de sortir de l'ombre, celle qui poursuit notre histoire, celle de l'exil. Exister ici, à part entière. Depuis des décennies, l'histoire de l'immigration algérienne porte le poids de cette « guerre sans nom », mais qui pour moi a toujours été une guerre pour l'Indépendance. Nos parents disaient toujours : « quand vous aurez fini vos études, nous partirons en Algérie ». Le temps a passé, d'une génération à une autre, nous sommes restés en France. D'autres luttes ont suivi, celle pour l'égalité des droits, marcher là encore, pour dénoncer haut et fort, les injustices subies par nos parents, au travail, les inégalités de salaires, les travailleurs épuisés à l'usine ou dans la métallurgie, les hauts fourneaux de l'Est ou sur les chaînes automobiles en région parisienne.
Mon père est venu si jeune. Il a laissé derrière lui les siens, il est parti dans la nuit, prétextant la fraicheur sur la route. Il quittait la Kabylie et l'eau des sources et des fontaines souhaitait bonne route au voyageur... Voilà pourquoi lutter contre les discriminations, s'affirmer comme citoyen de ce pays, participer à la vie politique prend tout son sens. Mais qu'avons nous gagné ? Certes, quelques avancées, mais dans l'esprit étroit de certains, l'Autre est et sera toujours l'étranger ; même dans plusieurs générations... Mais, comme dit l'ouvrier, s'il faut toujours prendre la pioche et parfois faire le dos rond, il faut savoir se tenir droit. Cette dignité, il faut faire en sorte, qu'elle soit constante. Aujourd'hui, près de quarante après, je me surprends à penser à propos de ces valeurs inscrites sur le fronton de nos édifices - liberté, égalité, fraternité - qu'il y a encore beaucoup de chemin à faire pour qu'elles existent réellement. Et pourquoi pas aussi y ajouter la justice, et la solidarité...
Depuis plus de quarante ans, avec Mehdi Lallaoui, « compagnon d'engagement », que de combats, de manifs, de rencontres avec l'Histoire, avons nous mené ensemble.
Aucun rendez-vous manqué à l'appel du rassemblement pour la mémoire du 17 octobre 1961. Chaque année, imperturbables, nous sommes-là, sur ce pont. A 18 heures tapantes en compagnie des « forces démocratiques ». Les premières années, il y avait peu de monde, surtout des militants algériens venus « officiellement » se recueillir. Dès 1983, leurs enfants, dont nous sommes, étaient quelques centaines à lancer une gerbe au canal Saint-Martin. Au même moment, du côté de Marseille démarrait une marche, la Marche pour l'égalité. Concours de circonstance... c'était aussi en octobre.
D'année en année, le rassemblement s'est fait plus grand, plus fort. Des visages devenus familiers, mais aussi des amis : Olivier, Khaled, Gilles... Porté par de nombreuses associations, ces rassemblements interpellent les pouvoirs publics pour qu'enfin soient reconnues cette date et ses victimes. En 2001, à la Mairie de Paris, Bertrand Delanoë fait voter la décision d'apposer une plaque commémorative sur le pont Saint-Michel. Ce jour-là, le Conseil municipal de Paris est au complet. Dans les hurlements d'une opposition nostalgique et toujours tenace, la majorité des élus approuve cette proposition. Les rendez-vous annuels pour commémorer l'anniversaire du 17 octobre, sont là pour imposer à notre mémoire oublieuse la vérité sur le massacre des Algériens à Paris. Comment transmettre un silence, une page blanche douloureuse ? Et quand je dis page, je pense aussi à celle absente des manuels d'Histoire, sur notre histoire commune.
En 2001, pour le 40e anniversaire, la mobilisation fut importante. Une manifestation reprenant symboliquement le trajet emprunté par les Algériens en 1961 a rassemblé des milliers de personnes. Depuis les grands boulevards et un arrêt devant le Rex, elle a rejoint le boulevard Saint-Michel. L'inscription est digne « A la mémoire des nombreux Algériens tués lors de la sanglante répression de la manifestation pacifique du 17 octobre 1961 ». Ce fut une avancée dans la reconnaissance. Même si elle n'est pas satisfaisante pour tous. Il n'y est pas fait mention de la responsabilité de l'Etat, en nommant le préfet de police, Maurice Papon. Aujourd'hui, on ne peut plus dire, qu'on ne savait pas. Par de nombreuses initiatives citoyennes, des historiens, des écrivains, des élus s'engagent dans la commémoration du 17 octobre 1961.
Personnellement, je m'efforce aussi de transmettre cette Histoire. Combien de fois l'ai-je racontée à des jeunes, dans les quartiers. Pas « aux descendant », non ! A tous. Elle est l'histoire commune. Celle que nous devons prendre à bras le corps, pour dire l'injustice d'hier et faire en sorte qu'elle ne se reproduise pas.
Aujourd'hui encore, dans nos réunions de village, les fameuses tajmaat, « les anciens » de mon village - Guenzet, en Petite Kabylie
- installés dorénavant du côté de Levallois, de Clichy, de Saint-Denis, il en est même au Canada... évoquent pour les plus jeunes cette date inoubliable. Ces derniers ignorent combien cette histoire et la douleur de l'exil demeurent présentes dans la vie et le quotidien de leurs grands-parents. Ce soir-là, l'assemblée compte plus de deux cents Guenzétiens. Près de quatre générations réunies dans cette salle municipale partagent « l'auberge kabyle ». Le plus ancien à quatre-vingt quinze ans et le dernier né, quelques semaines seulement. Plus tard, il faudra lui dire combien ce moment aura été fort pour lui, sans que personne n'ait perturbé son sommeil.
Parce que la France a la responsabilité de son Histoire, il faut aujourd'hui, plus que jamais, collectivement, assumer ce lourd silence. Travailler contre l'oubli, c'est faire vivre la dignité. Donner le sens de la citoyenneté aux nouvelles générations françaises, issues de l'immigration ou pas, c'est reconnaitre le passé. Connaître le passé participe de nos comportements futurs, sans malgré tout, nous assurer de ne pas reproduire les fautes et les injustices d'hier. Cinquante ans après, se souvenir du 17 octobre 1961, loin d'être une revanche, représente, pour nos parents, le temps fragile de la dignité retrouvée. Voilà pourquoi, nous ne devons « rien lâcher » -comme on dit aujourd'hui- sur ces luttes et ces combats pour la vérité."
Samia Messaoudi
Auteure, journaliste à Beur FM, et dans la presse à Clara, journal du mouvement Femmes Solidaires, militante de l'Association Au Nom de la Mémoire A notamment publié :Paroles Kabyles, avec Mustapha Harzoune (Ed. A. Michel),Couleurs d'Algérie (Ed. ANM), Un siècle d'immigrations en France (co-auteur avec David Assouline et Mehdi Lallaoui), La cuisine kabyle (Edisud), Antillais d'ici, avec Mehdi Lallaoui (Ed. ANM) A paraître : L'immigration racontée aux enfants, avec Mustapha Harzoune (Ed. A. Michel).
http://www.mediapart.fr/journal/france/270911/17-octobre-1961-au-nom-de-la-verite
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