« Un ouvrier, c’est comme un vieux pneu… Quand il y en a un qui crève, on ne l’entend pas crever. Citroën n’écoute pas… Citroën n’entend pas… » Soixante-quatorze ans après, ces quelques phrases extraites du texte Citroën, écrit par Prévert, sont d’une troublante actualité. La saynète, qui dénonce la précarité des ouvriers, a été créée et jouée par la troupe de théâtre amateur du groupe Octobre, dont faisait partie Prévert, devant les grévistes de Citroën le 18 mars 1933.
Qu’on se le dise : Prévert n’est pas un poète sage pour enfants sages. Prévert est un penseur libre, révolutionnaire, et antimilitariste. L’anniversaire des trente ans de sa mort offre une belle occasion de le clarifier. Les parutions de trois livres, l’Humour de l’art, Octobre et Portrait d’une vie témoignent du foisonnement d’écrits, de chansons, de scénarios de films et de collages souvent inédits.
Depuis 1993, la société Fatras a pour but de faire vivre l’ensemble de cette oeuvre. Sa petite-fille, Eugénie Bachelot-Prévert, en est dépositaire : « Son oeuvre est complexe. Toute la bataille consiste à empêcher de réduire sa pensée si revendicative à une portion congrue de ses textes. » Par exemple, le Cancre. Ce poème, très récité à l’école, est devenu très lisse alors qu’il s’agit d’un virulent plaidoyer contre l’école. Les sketchs écrits pour le groupe Octobre, entre 1932 et 1936, sont quant à eux méconnus. Parmi les pièces les plus critiques : la Bataille de Fontenoy. Elle raille l’absurdité de la Première Guerre mondiale. Dans la bouche de Poincaré, on peut entendre : « Soldats tombés à Fontenoy, le soleil d’Austerlitz vous contemple… À la guerre comme à la guerre. Un militaire de perdu, dix de retrouvés. Il faut des civils pour faire des militaires ; avec un civil vivant on fait un soldat mort… » D’autres textes, tels que Vive la presse, condamnent les mensonges et la soumission de la presse écrite aux « marchands de canons ». - Carole Aurouet, auteure de Portrait d’une vie, explique : « Le groupe Octobre, c’est le théâtre de l’agit-prop. La troupe se produit dans les usines en grève, en plein air, dans les cafés et dans les soirées théâtrales. (…) Elle est à la recherche d’un public populaire. » Bien que proche du Parti communiste et des surréalistes, Prévert n’a jamais formalisé son engagement politique, très attaché à son indépendance d’esprit et à son goût pour l’insolence.
L’insolence. Ce mot fait partie de l’abécédaire de l’ouvrage l’Humour de l’art. Et pour cause ! L’insolence - compose sa grille d’écriture. On la retrouve à chaque poème, et même à chaque télégramme… Comme lorsque, furieux de savoir que son éditeur René Bertelé l’avait présenté au prix de la critique, Prévert lui écrit ceci : « Surpris que vous ayez sans me prévenir envoyé lettre retapé catalogue prospectus pour prix critique dont je me contrefous. Suis pas du tout d’accord. La poésie n’a pas de prix, même la mienne. (…) Suis seulement candidat pour prix Nobel en qualité vul- garisateur poudre d’escampette. » Prévert se considérait-il comme un poète ? Eugénie Prévert répond dans un demi-sourire : « Prévert n’aimait pas qu’on l’appelle poète, il disait que les poètes sortaient tous de Sciences Po. »
Dans l’abécédaire, impossible de passer à côté de la lettre S, pour « Silence, on tourne ». Le cinéma couvre une grande partie de sa vie. Son premier contact avec le septième art a lieu en 1928, lorsqu’il réalise Paris-Express, avec son frère Pierre. Il écrit des scénario et adapte des films à partir de 1936, avec entre, autres, Marcel Carné, et Jean Renoir. Eugénie Prévert raconte ce plaisir du cinéma : « Il aimait le travail d’équipe. Cela dit il était très exigeant et faisait peu de concessions sur ses scénarios. Beaucoup d’entre eux sont restés à l’état de projet comme Hécatombe ou l’épée de Damoclès. »
Même destin pour l’Île des enfants perdus. Le film, qui racontait l’histoire vraie d’enfants enfermés dans un bagne à Belle-Île-en-Mer, n’a jamais vu le jour. « Prévert est touché et choqué par ces événements et il décide de se mobiliser contre le régime pénitentiaire des mineurs. (…) Fin 1935-début 1936, Prévert laisse éclater son indignation dans un scénario que Carné doit mettre en scène. (…) », raconte Carole Aurouet. On compte quarante projets non aboutis sans compter les « détournés », ainsi nommés car le résultat ne correspondait pas à la philosophie du scénario.
Sur le point de tourner -Hécatombe, avec Orson Welles, Prévert chute du haut d’une fenêtre en 1948. Après quelques jours de coma, le rythme soutenu de l’écriture est suspendu. Il part vivre à Saint-Paul-de-Vence avec sa femme, Janine, et sa fille Michèle et réactive son goût pour les collages. Il garde revues, livres, journaux, cartes postales et planches de catéchisme. Ses collages ouvrent sur des univers surréalistes, incongrus et provocateurs. Il y mêle images pieuses et naturalistes. Son anticléricalisme viscéral crève l’image et les mots. Déjà dans le recueil Paroles, paru en 1946, certains textes expriment toute son animosité face à l’institution catholique : la Crosse en l’air ou Pater Noster avec le célèbre adage : « Notre père qui êtes aux cieux, Restez-y, Et nous nous resterons sur la terre… »
Aujourd’hui, Eugénie Prévert est convaincue de l’actualité saisissante de ces textes « subversifs et à l’humour dévastateur ». Elle souhaiterait que la jeune génération d’artistes, à l’instar de Diam’s, La Rumeur ou Grand Corps Malade, s’en empare. Une belle façon de continuer à faire vivre l’oeuvre d’un artiste éminemment conscient du caractère éphémère des honneurs terrestres. Sa formule, si cruelle et clairvoyante, continue de résonner dans nos esprits : « Mangez sur l’herbe, dépêchez-vous, un jour ou l’autre l’herbe mangera sur vous. »
Ixchel Delaporte (l'humanité)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire