"Quand je prononce ou quand on prononce devant moi le nom de Palestinien, l'image qui s'impose le plus fortement c'est celle des enfants de quatre ou cinq ans déshydratés. Les médecins allemands du camp de Baqa, en Jordanie, en ont sauvé quelques-uns. Il leur fallut du plasma, des appareils, de la patience. Il y a donc plusieurs façons de tuer les enfants. La mort lente est aussi inexorable que la foudroyante. Les mères palestiniennes apportaient à l'infirmerie, dans leurs bras, un petit tas de fagots desséchés : leurs gosses. Je les ai vus mourir. Les méandres de l'âme enfantine sont très difficiles à suivre. A Beyrouth, il y a quatre ans, parut un livre de dessins d'enfants palestiniens, dont l'âge allait de sept à quinze ans. Le thème traité par eux, garçons et filles, était celui de la guerre de juin 1967. Si le feddai était déjà embelli par son courage, le soldat israélien était présenté comme un être terrifiant : lui et son pistolet-mitrailleur devenaient une grande ombre cachant le soleil palestinien, obligeant les femmes et les enfants à la fuite et qui desséchait les récoltes. Le garçon qui avait dix ou douze ans en 1967 en a aujourd'hui dix-sept ou dix-neuf. Comment a-t-il grandi ? Ravagé dès l'enfance par quelle fournaise extérieure et aujourd'hui intérieure ? L'un des trois feddayin de l'opération de Maulot avait dix-neuf ans. Golda Meir ayant, au lendemain du drame de Munich, déclaré que chaque diplomate israélien était un soldat d'Israël, faut-il lui demander aujourd'hui si les enfants morts à Maulot dans l'explosion où ont péri les trois Palestiniens étaient eux aussi des soldats ?"
Ce texte est de Jean Genet.
Après avoir été aux côtés des Zengakuren au Japon dans l'hiver de 1968, il a aussi accompagné les Black Panthers aux Etats-Unis en 1970. Il avait fait la tournée de la plupart des universités d'Amérique en compagnie des révolutionnaires noirs, faisant campagne pour la libération de Bobby Seale. Aujourd'hui, Jean Genet parle des Palestiniens qu'il a bien connus puisqu'il a vécu avec eux, dans les camps, sur les bases, dans la montagne, de 1970 à 1972, avec cependant quelques interruptions.
Pourquoi les Palestiniens ?
Cet itinéraire, qui l'écarte de la France et de l'Europe, est logique. "Il était tout à fait naturel, dit-il, que j'aille non seulement vers les plus défavorisés, mais vers ceux qui cristallisaient au plus haut point la haine de l'Occident."
D'où vient cette haine ? D'une grande ignorance, un refus obstiné de lire l'histoire, la peur aussi d'apprendre la vérité sur le peuple de Palestine : la Palestine, sous l'Empire ottoman, était une sous-province de la Syrie. Jusqu'au congrès sioniste de Bâle (1897) et après, les Juifs y étaient rares. A partir de 1910, ils arrivèrent de Pologne et de Russie pour cultiver des terres achetées pour eux par diverses banques juives. Les grands propriétaires fonciers - la famille Sursock en particulier - vendirent de nombreux villages. Si les Palestiniens n'avaient, même sous les Ottomans, qu'un très léger sentiment national, ils connurent leur différence, surtout après 1910 (lettre de Balfour à Rothschild) quand ils découvrirent des Européens qui portaient des noms allemands, russes, polonais, français, espagnols et des prénoms tirés de la Bible : différence quand ils furent renseignés sur des rituels étranges - l'abattage des animaux, par exemple -, différence par une langue, le yiddish, qu'aucun Palestinien, aucun Arabe ne comprenait. Quand près de la moitié des territoires fut occupée par les émigrants juifs devenus israéliens, le sentiment national des Palestiniens devint de plus en plus fort, mais leur territoire à mesure se rétrécissait, si bien que la volonté nationale fut parfaite quand elle coïncida avec l'occupation de tout le pays ; la Palestine n'existait plus que dans les mémoires. Par cette terre occupée, l'Occident assure sa présence au Proche-Orient.
Les Palestiniens étaient exilés parmi les peuples arabes. Mais, très vite, d'exilés, de réfugiés, ils allaient devenir des révolutionnaires décidés à recouvrer leur identité et leur terre. Connaître l'histoire de ce peuple arraché à sa terre, c'est déjà une étape pour déloger la haine et réviser une image entretenue par la propagande. "Toutes les nouvelles que je lisais sur les Palestiniens, fait remarquer Genet, m'étaient apportées par la presse occidentale ; depuis longtemps, le monde arabe était présenté comme l'ombre portée du monde chrétien ; et, dès mon arrivée en Jordanie, je me suis aperçu que les Palestiniens ne ressemblaient pas à l'image qu'on en donnait en France. Je me suis tout d'un coup trouvé dans la situation d'un aveugle à qui on vient de rendre la vue. Le monde arabe qui m'était familier, dès mon arrivée, me parut beaucoup plus proche qu'on ne l'écrivait."
L'accueil fraternel et surtout la confiance qu'ont eue les feddayin en Genet montrent un monde arabe que certains tentent de défigurer, en fait très ouvert à la différence et qui n'élève pas de barrière entre les hommes. C'est ainsi que Genet a partagé la vie des hommes et des femmes palestiniens dans les camps, qui vivent sous la menace quotidienne des bombardements israéliens et sous la surveillance, dans certains endroits, des canons de l'armée jordanienne. La population du camp de Baqa était ainsi, au début de 1971, d'environ quatre-vingt mille personnes. Rien n'était prévu pour la santé et l'hygiène. Pas de médecin, pas de pharmacien. Il n'y avait guère non plus de protection. Les feddayin étaient dans un périmètre limité au nord par le Jourdain allant d'Ajloun à Irbid.
Cependant, à l'intérieur de ce périmètre, note Genet, "la vie était d'une étrange liberté. Il y avait des contrôles sur tous les chemins, mais des contrôles si courtois qu'ils commençaient d'abord par l'offre d'une tasse de café ; c'est seulement après qu'on demandait à voir le laissez-passer et on continuait son chemin, les poches bourrées de paquets de cigarettes. Sauf des cas très rares, l'autorité des responsables était amicale. Il faut me croire, et je n'exagère rien, les rapports des feddayin entre eux étaient faits d'amitié et de respect, que rompait souvent, il est vrai, une allusion un peu pathétique quand on savait qu'un groupe devait franchir le Jourdain et, plus rarement, quand il en revenait : la poignée de main sportive était remplacée par l'accolade arabe. C'est là, dans les montagnes, sous les arbres, que j'ai vu chaque responsable se métamorphoser, devenir un égal un peu plus attentif parmi les égaux. C'était, mais c'était beaucoup plus, un mois de Mai 1968 qui aurait duré sept mois, et sept mois armés. Les quelques Européens qui s'y trouvaient pouvaient aller où ils voulaient : celui qui était là, de toute évidence, était un ami."
Alors comment expliquer l'aveuglement de l'Occident face à la réalité et au problème palestiniens ? S'agit-il au fond d'un aveuglement ou d'un comportement bien déterminé ? Comment se fait-il qu'on falsifie l'histoire quand le sang versé est arabe et qu'on le fasse au lendemain des représailles quand d'autres vies aussi innocentes sont massacrées par les bombes dans les camps ?
Pour Jean Genet, le sentiment de supériorité des Français à l'égard des étrangers (il ne s'agit pas de xénophobie, mais de racisme) a choisi, dans le temps et l'espace, plusieurs boucs émissaires différents. Entre 1890 et 1910, c'étaient les juifs ; en 1930, c'était tout ce qui avait les cheveux plats et les yeux bridés, c'est-à-dire les Asiatiques indifféremment ; ensuite et à peu près en même temps, mais surtout après Diên Biên Phû, ce sera tout le monde arabe, dans la mesure où il se révoltait contre le dominateur. Les Français ont d'abord commencé par ignorer la révolution palestinienne. "Cette révolution, note Genet, nous a été révélée en France soudainement, c'est-à-dire en Mai 1968. Avant, on confondait tout sous le nom de réfugiés. Personne ne disait d'où venait ce peuple : personne ne disait qu'il avait été chassé de sa terre par les Israéliens. Vous pouvez écrire que ce sont les groupes, dits groupuscules, de Mai 1968, qui ont fait éclater en Sorbonne même la vérité sur ceux qu'on croyait n'être que des réfugiés et qui étaient bel et bien des révolutionnaires."
Depuis qu'ils ont décidé d'exister, depuis qu'ils ont décidé de ne pas être les nouveaux "Peaux-Rouges" de l'histoire, depuis qu'ils luttent souvent avec les armes du désespoir parce qu'ils refusent de se laisser exterminer, soit dans les massacres de septembre 1970 perpétrés par l'armée jordanienne, soit dans les bombardements israéliens, soit enfin dans la dissémination et l'éparpillement à travers le monde, les Palestiniens sont devenus la cible privilégiée du racisme le plus féroce. En fait, quel est ce racisme ? Une forme de racisme total. L'antisémitisme persiste dans la société européenne. Il n'a jamais cessé, et il s'est "enrichi" d'un autre racisme. Ce nouveau racisme lui permet de dissimuler le premier et d'exprimer sa haine, cette fois-ci contre l'Arabe.
Genet, qui ne croit pas à la mémoire coupable et au transfert de la culpabilité ("c'est possible chez les intellectuels, dit-il, pas chez le peuple"), fait remarquer que cette haine est vivace et violente car l'Arabe "a osé commettre un régicide - c'est-à-dire qu'il a osé décapiter le colon dominateur européen. Ceux qui, aujourd'hui, invoquent l'holocauste nazi ne font, en vérité, quand ils chargent les Palestiniens de tous les péchés, que découvrir un autre bouc émissaire pour leur antisémitisme. Quand on est anti-arabe, on est aussi anti-juif, anti-jaune, anti-noir, etc., car le racisme est une mentalité soutenue par une idéologie ethnocentrale, refusant tout ce qui n'a pas été sécrété par elle. Car comment expliquer l'attitude de certains intellectuels en France, signataires de pétitions pour la libération des Noirs aux Etats-Unis et contre le fascisme au Chili, qui clament, au nom de leur dignité, l'horreur que leur inspirent les actions des Palestiniens en terre occupée, cependant que ces intellectuels ignorent les actions de l'IRA ?"
Ces personnalités se classent dans une gauche dans laquelle Jean Genet refuse d'être confondu : "Dans la mesure où elle perpétue un type de raisonnement et de morale judéo-chrétiens, je ne me sens pas capable de m'identifier avec elle ; elle est plus idéaliste que politique, plus énervée que raisonnable. Quant à Sartre, il y a longtemps que j'ai compris que sa pensée politique est une pseudo-pensée. A mon sens, ce qu'on a nommé la pensée sartrienne n'existe guère. Ses prises de position ne sont que jugements hâtifs d'intellectuel trop frileux pour affronter autre chose que ses seuls fantômes. Dans la phrase de Simone de Beauvoir, c'est plutôt la trivialité du style qui m'épouvante."
En fait, cette gauche-là, qui réagit à peine soit dans l'ambiguïté, soit par le ressentiment, l'histoire l'a déjà expulsée. Elle se fait moralisatrice en brouillant les données objectives qui font qu'un peuple est aujourd'hui sans terre. C'est la manifestation d'un humanisme mystificateur cher à la pensée occidentale, façonnée depuis deux mille ans par la morale que nous connaissons.
Pour Jean Genet, il reste encore la puissance de l'image du feddai qui a provoqué une espèce de foudroiement à la fois joyeux et libérateur dans le monde arabe et au-delà. "Même si son efficacité, ajoute Genet, ne devait pas être immédiate, elle reste une charge révolutionnaire active."
Tahar Ben Jelloun
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Genet à Chatila
Entretiens avec Leïla Shahid
Genet à Chatila
Entretiens avec Leïla Shahid
En septembre 1982, Jean Genet était en effet à Beyrouth avec Leïla Shahid au moment des massacres des camps palestiniens de Sabra et Chatila. Au Théâtre du Volcan du Havre, en 1991, Alain Milianti avait mis en scène avec un immense succès, Quatre heures à Chatila, extrait du Captif amoureux de Jean Genet. Un livre prolongea cette aventure, Genet à Chatila, qui comportait ses entretiens avec Leïla Shahid.
Nous sommes arrivés à Beyrouth, ce dimanche-là, après le départ des combattants et juste dans les premiers jours d'accalmie. Ma mère habite un grand immeuble devant la mer : nous sommes arrivés, ma mère n'était pas là, mais une jeune fille libanaise dont la maison avait été détruite par les bombardements habitait chez nous. Nous sommes montés au huitième étage et on s'est installés.
Le lendemain matin (c'était un lundi, le 13 septembre, je ne l'oublierai jamais), on s'est levés tôt, on est allés prendre le café sur le balcon qui surplombe la mer et d'où l'on voit toute la baie de Beyrouth. Trois navires militaires sortaient du port et prenaient le large. Jean me dit : "Qu'est-ce que c'est ?" Et je lui dis : "Je ne sais pas. C'est très curieux." Je suis allée prendre des jumelles. En fait c'était le contingent français des forces multinationales qui partait. Et Jean me dit (je ne l'oublierai jamais) : "C'est mauvais signe. Pourquoi partent-ils avant la date prévue ?" Car ils devaient rester encore un mois, pour assurer la "protection" des civils palestiniens dans les camps. On les a regardés partir.
Moi j'étais si heureuse d'être revenue dans cette ville, où je suis née, que je voulais sortir tout de suite. J'ai appelé Jacqueline, une amie journaliste, qui est venue nous prendre en voiture. Nous avons parcouru toute la ville pour voir l'étendue des dégâts après trois mois de siège et de bombardements. Nous avons tourné absolument partout, y compris dans le camp de Chatila, qui avait été bombardé aussi mais ni plus ni moins que les autres secteurs de la ville. Nous avons vu surtout l'effet des bombardements sur les immeubles et c'était très impressionnant à voir. On n'imagine pas ce que c'est, car on oublie la densité du tissu urbain à l'intérieur d'une ville qui est très petite et où tous les immeubles ont en moyenne dix étages.
Ce lundi-là, nous sommes rentrés à la maison vers 18 heures. Jean s'est retiré dans sa chambre, moi dans la mienne. J'ai pris les journaux pour lire la presse du matin et je ne pensais pas le revoir avant le lendemain. Au bout d'un moment, il sort de sa chambre, je le vois entrer dans la mienne, à moitié assommé par le Nembutal, avec son pantalon à moitié défait, hirsute, avec les cheveux debout, il vient sans un mot s'installer dans un fauteuil près de mon lit. Il me regarde (je ne disais pas un mot, j'attendais de comprendre pourquoi il n'était pas couché) et il me dit : "Je les aime." Je dis : "Mais qui ?" Et il me répond : "Les Palestiniens." Alors, je ris et je lui dis : "Oui, je comprends, je crois." Il rit, se lève et rentre dans sa chambre pour se coucher.
Là, j'ai senti qu'il était vraiment heureux d'être revenu à Beyrouth. Et moi, j'étais soulagée de voir que c'était une bonne décision de l'avoir amené.
Le lendemain, il m'a dit : "Ne t'occupe pas de moi, fais tes visites comme tu veux." Cet après-midi-là, j'étais chez un ami en ville. Jean était à la maison en compagnie de la jeune Libanaise, et j'ai appris qu'il y avait eu une énorme explosion au siège des phalangistes. J'ai tout de suite appelé Jean pour le rassurer et le prévenir que j'allais rentrer car la situation était très tendue en ville. Je suis revenue à la maison, on entendait des coups de feu partout. Nous avons eu confirmation plusieurs heures plus tard que le siège du parti phalangiste venait d'être dynamité et qu'il y avait plusieurs morts. Au début, ils ont commencé par dire que le président de la République, Béchir Gemayel, était vivant et qu'il aidait à évacuer les blessés. Puis ils ont fini par admettre qu'il était mort dans l'explosion, et toute la ville a été traversée comme par un choc électrique, car il venait juste d'être élu et tout le monde avait cru que son élection signifiait la fin de la guerre. Et cet assassinat, avec son côté spectaculaire car le siège du parti phalangiste était très bien gardé, a beaucoup choqué la population.
C'était donc le mardi soir. Le 14 septembre.
Le mercredi, vers 5 heures du matin (je n'ai pas dormi cette nuit-là, car je sentais que quelque chose de terrible venait d'avoir lieu), je vois arriver le vendeur de journaux en moto, très excité et je lui dis : "Qu'est-ce qu'il y a ?" Il me répond : "Les Israéliens arrivent, les Israéliens arrivent !", il jette les journaux et s'en va très vite. Je dégringole les escaliers de l'immeuble et de l'entrée je vois arriver les chars et les jeunes soldats israéliens, avec leur sac à dos et leurs antennes (car ils avaient des petits postes émetteurs), gravir la pente qui mène de la mer vers le centre de la ville, en passant devant notre appartement. Je suis remontée très vite. Bien sûr, tous les habitants de l'immeuble étaient paniqués, car les chars tiraient des obus à blanc pour terroriser la ville. Jean était surexcité, il voulait tout voir de près. Les voisins avaient verrouillé la grille de l'entrée de l'immeuble, et Jean protestait qu'il voulait aller regarder. Alors, les dames de l'immeuble l'ont engueulé et lui ont dit qu'il fallait que tout le monde descende dans l'abri, et qu'il était en train de mettre tout le monde en danger à force de vouloir rester dehors.
Les Israéliens se sont éparpillés à l'intérieur de la ville. Ils ont divisé la ville en secteurs. Et ils ont très vite encerclé les camps palestiniens qui sont au sud de la ville de Beyrouth.
Mercredi, tout le monde est resté terré chez soi. Quelques Libanais ont créé des poches de résistance, mais très peu, puisque la majorité des combattants libanais et palestiniens avaient remis leurs armes à des postes de ramassage, selon l'accord signé entre Arafat et Habib, et personne ne s'attendait à une nouvelle invasion de Beyrouth-Ouest.
Cette nuit-là, nous avons passé la soirée à regarder le ciel illuminé par d'énormes fusées éclairantes, au sud de la ville, c'est-à-dire où sont les camps. Et on ne comprenait pas ce qui se passait. Pourquoi sur cette partie-là de la ville ? D'autant plus qu'on n'entendait ni canon, ni mitraillettes. Le calme total. Pas d'électricité, pas une voiture dans les rues. Un silence total, c'était effrayant, presque surréaliste.
Le jeudi, je suis sortie un peu pour aller voir dans le quartier ce qui se passait. Je suis allée chez des amis qui avaient tenu un centre d'informations pendant le siège de Beyrouth, devant l'université américaine.
Jean était venu avec moi ce jour-là. Nous avons vu que les gens s'organisaient déjà en comité d'informations et ils parlaient de patrouilles israéliennes des services de renseignements qui circulaient dans des voitures civiles, avec des cartes d'état-major comportant des inscriptions très précises de rues où ils voulaient faire des rafles de militants palestiniens et libanais. Ils étaient à la recherche de caches d'armes en ville. On m'a dit : "Toi, tu peux circuler, car comme tu n'étais pas là pendant le siège de la ville, les mouchards qui sont en train de dénoncer les Palestiniens parmi les habitants de Beyrouth-Ouest ne te connaissent pas." J'avais une petite voiture, donc je pouvais circuler facilement, pour voir si je pouvais aider les gens d'une manière ou d'une autre.
Le vendredi soir, nous étions Jean et moi chez des voisins quand, vers 18 heures, quelqu'un a sonné à l'interphone en bas : "Descendez vite, c'est très important." J'ai dégringolé les escaliers (il n'y avait toujours pas d'électricité) et c'était mon amie journaliste qui nous avait promenés le premier jour. Elle m'a dit : "Je te présente une infirmière norvégienne, qui arrive de l'hôpital d'Akka, au camp de Chatila. Elle a des choses terribles à dire. Il faut à tout prix que tu arrives à faire passer un message à l'OLP : il y a un massacre dans le camp." J'ai invité l'infirmière en question à monter chez nous.
Moi j'étais si heureuse d'être revenue dans cette ville, où je suis née, que je voulais sortir tout de suite. J'ai appelé Jacqueline, une amie journaliste, qui est venue nous prendre en voiture. Nous avons parcouru toute la ville pour voir l'étendue des dégâts après trois mois de siège et de bombardements. Nous avons tourné absolument partout, y compris dans le camp de Chatila, qui avait été bombardé aussi mais ni plus ni moins que les autres secteurs de la ville. Nous avons vu surtout l'effet des bombardements sur les immeubles et c'était très impressionnant à voir. On n'imagine pas ce que c'est, car on oublie la densité du tissu urbain à l'intérieur d'une ville qui est très petite et où tous les immeubles ont en moyenne dix étages.
Ce lundi-là, nous sommes rentrés à la maison vers 18 heures. Jean s'est retiré dans sa chambre, moi dans la mienne. J'ai pris les journaux pour lire la presse du matin et je ne pensais pas le revoir avant le lendemain. Au bout d'un moment, il sort de sa chambre, je le vois entrer dans la mienne, à moitié assommé par le Nembutal, avec son pantalon à moitié défait, hirsute, avec les cheveux debout, il vient sans un mot s'installer dans un fauteuil près de mon lit. Il me regarde (je ne disais pas un mot, j'attendais de comprendre pourquoi il n'était pas couché) et il me dit : "Je les aime." Je dis : "Mais qui ?" Et il me répond : "Les Palestiniens." Alors, je ris et je lui dis : "Oui, je comprends, je crois." Il rit, se lève et rentre dans sa chambre pour se coucher.
Là, j'ai senti qu'il était vraiment heureux d'être revenu à Beyrouth. Et moi, j'étais soulagée de voir que c'était une bonne décision de l'avoir amené.
Le lendemain, il m'a dit : "Ne t'occupe pas de moi, fais tes visites comme tu veux." Cet après-midi-là, j'étais chez un ami en ville. Jean était à la maison en compagnie de la jeune Libanaise, et j'ai appris qu'il y avait eu une énorme explosion au siège des phalangistes. J'ai tout de suite appelé Jean pour le rassurer et le prévenir que j'allais rentrer car la situation était très tendue en ville. Je suis revenue à la maison, on entendait des coups de feu partout. Nous avons eu confirmation plusieurs heures plus tard que le siège du parti phalangiste venait d'être dynamité et qu'il y avait plusieurs morts. Au début, ils ont commencé par dire que le président de la République, Béchir Gemayel, était vivant et qu'il aidait à évacuer les blessés. Puis ils ont fini par admettre qu'il était mort dans l'explosion, et toute la ville a été traversée comme par un choc électrique, car il venait juste d'être élu et tout le monde avait cru que son élection signifiait la fin de la guerre. Et cet assassinat, avec son côté spectaculaire car le siège du parti phalangiste était très bien gardé, a beaucoup choqué la population.
C'était donc le mardi soir. Le 14 septembre.
Le mercredi, vers 5 heures du matin (je n'ai pas dormi cette nuit-là, car je sentais que quelque chose de terrible venait d'avoir lieu), je vois arriver le vendeur de journaux en moto, très excité et je lui dis : "Qu'est-ce qu'il y a ?" Il me répond : "Les Israéliens arrivent, les Israéliens arrivent !", il jette les journaux et s'en va très vite. Je dégringole les escaliers de l'immeuble et de l'entrée je vois arriver les chars et les jeunes soldats israéliens, avec leur sac à dos et leurs antennes (car ils avaient des petits postes émetteurs), gravir la pente qui mène de la mer vers le centre de la ville, en passant devant notre appartement. Je suis remontée très vite. Bien sûr, tous les habitants de l'immeuble étaient paniqués, car les chars tiraient des obus à blanc pour terroriser la ville. Jean était surexcité, il voulait tout voir de près. Les voisins avaient verrouillé la grille de l'entrée de l'immeuble, et Jean protestait qu'il voulait aller regarder. Alors, les dames de l'immeuble l'ont engueulé et lui ont dit qu'il fallait que tout le monde descende dans l'abri, et qu'il était en train de mettre tout le monde en danger à force de vouloir rester dehors.
Les Israéliens se sont éparpillés à l'intérieur de la ville. Ils ont divisé la ville en secteurs. Et ils ont très vite encerclé les camps palestiniens qui sont au sud de la ville de Beyrouth.
Mercredi, tout le monde est resté terré chez soi. Quelques Libanais ont créé des poches de résistance, mais très peu, puisque la majorité des combattants libanais et palestiniens avaient remis leurs armes à des postes de ramassage, selon l'accord signé entre Arafat et Habib, et personne ne s'attendait à une nouvelle invasion de Beyrouth-Ouest.
Cette nuit-là, nous avons passé la soirée à regarder le ciel illuminé par d'énormes fusées éclairantes, au sud de la ville, c'est-à-dire où sont les camps. Et on ne comprenait pas ce qui se passait. Pourquoi sur cette partie-là de la ville ? D'autant plus qu'on n'entendait ni canon, ni mitraillettes. Le calme total. Pas d'électricité, pas une voiture dans les rues. Un silence total, c'était effrayant, presque surréaliste.
Le jeudi, je suis sortie un peu pour aller voir dans le quartier ce qui se passait. Je suis allée chez des amis qui avaient tenu un centre d'informations pendant le siège de Beyrouth, devant l'université américaine.
Jean était venu avec moi ce jour-là. Nous avons vu que les gens s'organisaient déjà en comité d'informations et ils parlaient de patrouilles israéliennes des services de renseignements qui circulaient dans des voitures civiles, avec des cartes d'état-major comportant des inscriptions très précises de rues où ils voulaient faire des rafles de militants palestiniens et libanais. Ils étaient à la recherche de caches d'armes en ville. On m'a dit : "Toi, tu peux circuler, car comme tu n'étais pas là pendant le siège de la ville, les mouchards qui sont en train de dénoncer les Palestiniens parmi les habitants de Beyrouth-Ouest ne te connaissent pas." J'avais une petite voiture, donc je pouvais circuler facilement, pour voir si je pouvais aider les gens d'une manière ou d'une autre.
Le vendredi soir, nous étions Jean et moi chez des voisins quand, vers 18 heures, quelqu'un a sonné à l'interphone en bas : "Descendez vite, c'est très important." J'ai dégringolé les escaliers (il n'y avait toujours pas d'électricité) et c'était mon amie journaliste qui nous avait promenés le premier jour. Elle m'a dit : "Je te présente une infirmière norvégienne, qui arrive de l'hôpital d'Akka, au camp de Chatila. Elle a des choses terribles à dire. Il faut à tout prix que tu arrives à faire passer un message à l'OLP : il y a un massacre dans le camp." J'ai invité l'infirmière en question à monter chez nous.
Elle nous a raconté qu'elle travaillait depuis le début du siège de Beyrouth à l'hôpital d'Akka, avec une équipe de médecins et d'infirmiers scandinaves et palestiniens, et qu'elle était une volontaire venue aider le Croissant-Rouge palestinien. Depuis trois jours ils accueillaient des blessés avec des blessures très bizarres : de couteau, de hache. Ces blessés étaient paniqués et disaient qu'ils ne comprenaient pas ce qui se passait, qu'un massacre horrible avait lieu à l'intérieur du camp. Très vite il y avait tellement de blessés qu'on ne pouvait plus les traiter ; à peine soignés, ils repartaient comme des fous chercher le reste de leur famille. Or, justement ce soir, des hommes en tenue léopard étaient entrés dans l'hôpital, avaient rassemblé tout le monde et les avaient emmenés au poste israélien, installé en face du camp de Chatila dans trois immeubles qui appartiennent à l'armée libanaise. En chemin, ces hommes armés avaient sorti le médecin palestinien du rang et l'avaient abattu, malgré leurs protestations. Le reste du groupe était composé d'étrangers qui furent emmenés au poste d'observation israélien, où on les avertit que les phalangistes opéraient un massacre dans le camp et qu'il fallait à tout prix qu'ils rentrent chez eux.
Nous avons décidé, l'infirmière et moi, d'alerter aussitôt les chancelleries étrangères de Beyrouth-Ouest, puisque normalement les forces multinationales étaient responsables des civils palestiniens.
J'ai dit à Jean : "On va commencer par aller au consulat de France, qui est juste en face de la maison." Jean me dit : "Absolument pas." Je lui dis : "Il est 10 heures du soir. On va aller, toutes les deux, seules dans la nuit ; la ville est dans l'obscurité. Nous ne savons pas qui circule en ville, avec tous ces miliciens armés. Tu vas nous laisser aller toutes seules à l'ambassade de France ?" Il m'a dit : "Ce n'est pas mon travail d'aller, moi, au consulat de France." J'étais furieuse contre lui. Nous sommes parties toutes les deux et je n'oublierai jamais, parce que le consul a eu le courage de nous recevoir immédiatement (car la ville était dans un état de folie totale, personne ne pouvait faire confiance à personne). Il a pris note de ce que lui disait l'infirmière et nous a promis de faire quelque chose. Nous étions tellement affolées que nous n'avons même pas pu remettre la voiture en marche. Nous sommes rentrées à pied, je crois qu'on n'a jamais couru aussi vite de notre vie.
Nous sommes allées ensuite chez mon voisin, représentant aux Nations unies. Il a répondu qu'il ne pouvait pas nous aider, car il craignait d'être pris dans des tirs. Je lui ai dit : "Et le fanion des Nations unies que vous pouvez mettre sur votre voiture ?" Mais il n'a pas voulu s'aventurer.
Le lendemain, très tôt, nous sommes allées à l'AFP, qui avait été le centre de presse le plus actif à Beyrouth pendant le siège, pour convaincre les journalistes d'aller voir sur place. On était à peine arrivées que le consul de France est entré, blême, il me regarde en disant : "Madame Shahid, ce que vous m'avez raconté est un dixième de ce que j'ai vu ce matin à Chatila." Je lui demande : "Pourquoi, qu'est-ce que vous avez vu ?" Il me répond : "J'ai vu des amoncellements de cadavres, j'ai vu des familles entières assassinées devant leur télévision, je n'ai pu traverser certaines rues car elles sont jonchées de cadavres." Il a insisté pour que les journalistes partent tout de suite. Puis il a aperçu le représentant de la Croix-Rouge internationale, il s'est emporté et lui a dit : "Qu'est-ce que vous attendez pour lancer un appel international ? Un massacre vient d'avoir lieu, il y a des centaines de cadavres qui pourrissent déjà au soleil et vous n'avez encore rien fait." Alors le représentant de la Croix-Rouge s'est installé à une table devant lui, et il a rédigé le premier appel international que la Croix-Rouge ait lancé. Les journalistes se sont rendus sur place et la nouvelle a commencé à circuler.
Je suis repassée à la maison et, avec Jean et deux journalistes américains, nous avons essayé de nous approcher du camp. Pour se donner plus de chances, nous nous sommes séparés et Jean est resté avec les Américains. Malheureusement, les soldats israéliens les ont refoulés. De mon côté je suis allée vers l'hôpital de Gaza où le reste de l'équipe d'infirmiers et de médecins étrangers aidaient encore le Croissant-Rouge. On ne m'a pas laissée arriver à Gaza, car samedi, en fait, les massacres continuaient.
Le dimanche matin, nous avons essayé de nouveau et là, vers 10 heures, nous avons pu enfin pénétrer dans le camp. Jean est entré d'un côté avec les journalistes et moi je suis allée à l'hôpital de Gaza où les médecins qui restaient étaient évacués par l'armée israélienne. C'est là qu'on a découvert la taille, l'ampleur du massacre. Et on a compris que cela durait depuis trois jours, sous la surveillance de l'armée israélienne qui lançait des fusées éclairantes toute la nuit. Les armes utilisées étaient la plupart du temps des poignards, des canifs, des haches et c'est pour ça que personne ne s'était aperçu de rien, car on n'entendait pas de tirs. Les gens se terraient ; ils restaient sur place et se cachaient dans des abris. Ils n'ont pas pu se prévenir les uns les autres, puisque la stratégie était de diviser le camp en quartiers, de regrouper les tueurs en équipes indépendantes, chacune étant menée par un dirigeant local des forces libanaises et du parti phalangiste. Donc, les quartiers étaient isolés les uns des autres et c'est pour cela que la plupart des habitants sont morts sur place.
Nous avons décidé, l'infirmière et moi, d'alerter aussitôt les chancelleries étrangères de Beyrouth-Ouest, puisque normalement les forces multinationales étaient responsables des civils palestiniens.
J'ai dit à Jean : "On va commencer par aller au consulat de France, qui est juste en face de la maison." Jean me dit : "Absolument pas." Je lui dis : "Il est 10 heures du soir. On va aller, toutes les deux, seules dans la nuit ; la ville est dans l'obscurité. Nous ne savons pas qui circule en ville, avec tous ces miliciens armés. Tu vas nous laisser aller toutes seules à l'ambassade de France ?" Il m'a dit : "Ce n'est pas mon travail d'aller, moi, au consulat de France." J'étais furieuse contre lui. Nous sommes parties toutes les deux et je n'oublierai jamais, parce que le consul a eu le courage de nous recevoir immédiatement (car la ville était dans un état de folie totale, personne ne pouvait faire confiance à personne). Il a pris note de ce que lui disait l'infirmière et nous a promis de faire quelque chose. Nous étions tellement affolées que nous n'avons même pas pu remettre la voiture en marche. Nous sommes rentrées à pied, je crois qu'on n'a jamais couru aussi vite de notre vie.
Nous sommes allées ensuite chez mon voisin, représentant aux Nations unies. Il a répondu qu'il ne pouvait pas nous aider, car il craignait d'être pris dans des tirs. Je lui ai dit : "Et le fanion des Nations unies que vous pouvez mettre sur votre voiture ?" Mais il n'a pas voulu s'aventurer.
Le lendemain, très tôt, nous sommes allées à l'AFP, qui avait été le centre de presse le plus actif à Beyrouth pendant le siège, pour convaincre les journalistes d'aller voir sur place. On était à peine arrivées que le consul de France est entré, blême, il me regarde en disant : "Madame Shahid, ce que vous m'avez raconté est un dixième de ce que j'ai vu ce matin à Chatila." Je lui demande : "Pourquoi, qu'est-ce que vous avez vu ?" Il me répond : "J'ai vu des amoncellements de cadavres, j'ai vu des familles entières assassinées devant leur télévision, je n'ai pu traverser certaines rues car elles sont jonchées de cadavres." Il a insisté pour que les journalistes partent tout de suite. Puis il a aperçu le représentant de la Croix-Rouge internationale, il s'est emporté et lui a dit : "Qu'est-ce que vous attendez pour lancer un appel international ? Un massacre vient d'avoir lieu, il y a des centaines de cadavres qui pourrissent déjà au soleil et vous n'avez encore rien fait." Alors le représentant de la Croix-Rouge s'est installé à une table devant lui, et il a rédigé le premier appel international que la Croix-Rouge ait lancé. Les journalistes se sont rendus sur place et la nouvelle a commencé à circuler.
Je suis repassée à la maison et, avec Jean et deux journalistes américains, nous avons essayé de nous approcher du camp. Pour se donner plus de chances, nous nous sommes séparés et Jean est resté avec les Américains. Malheureusement, les soldats israéliens les ont refoulés. De mon côté je suis allée vers l'hôpital de Gaza où le reste de l'équipe d'infirmiers et de médecins étrangers aidaient encore le Croissant-Rouge. On ne m'a pas laissée arriver à Gaza, car samedi, en fait, les massacres continuaient.
Le dimanche matin, nous avons essayé de nouveau et là, vers 10 heures, nous avons pu enfin pénétrer dans le camp. Jean est entré d'un côté avec les journalistes et moi je suis allée à l'hôpital de Gaza où les médecins qui restaient étaient évacués par l'armée israélienne. C'est là qu'on a découvert la taille, l'ampleur du massacre. Et on a compris que cela durait depuis trois jours, sous la surveillance de l'armée israélienne qui lançait des fusées éclairantes toute la nuit. Les armes utilisées étaient la plupart du temps des poignards, des canifs, des haches et c'est pour ça que personne ne s'était aperçu de rien, car on n'entendait pas de tirs. Les gens se terraient ; ils restaient sur place et se cachaient dans des abris. Ils n'ont pas pu se prévenir les uns les autres, puisque la stratégie était de diviser le camp en quartiers, de regrouper les tueurs en équipes indépendantes, chacune étant menée par un dirigeant local des forces libanaises et du parti phalangiste. Donc, les quartiers étaient isolés les uns des autres et c'est pour cela que la plupart des habitants sont morts sur place.
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