S’inquiéter des risques qui pèsent sur la démocratie apparaissait, il y a peu, comme une sorte de blasphème. Ceux qui s’y essayaient passaient pour farfelus, surtout s’ils questionnaient à ce propos la construction européenne. Aujourd’hui, au contraire, s’interroger sur ce qu’on appelle pudiquement le « déficit démocratique » est devenu une banalité. Cet euphémisme tente, mine de rien, d’amoindrir le problème : « Rien n’est parfait, bien sûr, mais en y travaillant, on devrait parvenir à une amélioration »…
Heureusement, la domination des litotes commence à être contestée. Il n’est plus question, pour un nombre croissant d’auteurs, de demander des réformettes : il s’agit de dénoncer franchement ce qui n’est plus seulement une dérive, mais l’abandon (voire le rejet) de la démocratie comme système politique par une partie des classes dirigeantes, de droite comme de gauche.
Ainsi, Salomé Zourabichvili présente (1), à travers son expérience de diplomate, la réalité de la démocratie, aussi bien aux Etats-Unis et en Europe (qui semblent ne plus y croire) que dans les anciens pays du bloc soviétique. Dans ces derniers, des régimes parodiques, entre mafia et paillettes, se sont installés, souvent avec le soutien des chancelleries européennes et américaine. La démocratie au nom de laquelle les pays occidentaux n’hésitent pas à déclencher des guerres, du Kosovo à la Libye, n’est souvent qu’un théâtre d’ombres.
Le mal est profond et les pathologies générales, révélatrices d’un moment historique. L’historien Antonio Gibelli sort de la présentation caricaturale, mais bien pratique, qui est faite de M. Silvio Berlusconi pour montrer comment le président du conseil italien a façonné une société séduite par les modèles oligarchiques en jouant sur le besoin de changement de ses concitoyens (2). Un cercle vicieux se met alors en place : l’épouvantail qu’il représente simplifie les débats politiques (« pour ou contre Berlusconi »), justifiant des coalitions de circonstance qui empêchent toute refondation sérieuse de la démocratie. Un tel péril n’est pas sans guetter la France, où une dénonciation commode de M. Nicolas Sarkozy justifie la paresse intellectuelle de ses opposants, ainsi que leurs sempiternels jeux tactiques.
Quand le suffrage universel est marginalisé et la souveraineté populaire bafouée — comme cela s’est produit après le vote du 29 mai 2005 sur le projet de Constitution européenne en France —, comment sortir de ce qui semble n’être plus qu’une impasse ? Alain Delcamp, Anne-Marie Le Pourhiet, Bertrand Mathieu et Dominique Rousseau (3) passent au crible, au travers de petits chapitres synthétiques, les défis lancés à une démocratie qui ne peut se résumer au dépôt d’un bulletin dans l’urne : respect des droits fondamentaux, montée en puissance du juge, vote électronique, Internet, etc. Comment se recompose le corps social et à quel type de société politique cela conduit-il ? La critique est aiguë, même si certains des auteurs se sont montrés moins lucides quant à la réforme constitutionnelle cosmétique décidée par le gouvernement en 2008.
Georges Ferrebœuf questionne quant à lui la démocratie participative, dont il démontre qu’elle tient trop souvent à l’écart les ouvriers, les salariés, les couples actifs avec enfants ou les jeunes (4). Il formule des propositions pour sortir de ce qu’il qualifie d’« apartheid social ».
Mais c’est peut-être au-delà du continent européen qu’il faut aller chercher l’inspiration démocratique. Les bouleversements de la Tunisie sont présentés, de façon très vivante, par Olivier Piot (5), selon les méthodes du reportage. Ses discussions avec les témoins, sa rencontre avec la famille du jeune Mohamed Bouazizi, la rue, ses tensions avec des policiers qui cherchaient la carte mémoire de son appareil photo : autant d’épisodes vécus. Au-delà des anecdotes, on perçoit une société en ébullition qui cherche à inventer sa démocratie et qui, à cette fin, élira une Assemblée constituante en octobre prochain. Manière de recréer des règles du jeu respectant, enfin, la volonté populaire.
Ces réflexions, dont on sent qu’elles n’en sont qu’à leurs prémices, contribueront-elles à changer les us d’une droite méprisante et d’une gauche française engoncée dans les pratiques institutionnelles léguées par François Mitterrand ? On pensait la démocratie acquise pour toujours. Pourtant, dans les soubresauts de notre monde, il faudra sans doute la réinventer, sans la trahir.
André Bellon.
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