Hériter d'un nom respectable, c'est un métier que monsieur Arno Klarsfeld exerce à plein temps avec un talent tout particulier. Ses indéniables compétences lui ont permis récemment d'être nommé président du conseil d'administration de l'Office français de l'immigration et de l'intégration (décret en date du 12 septembre 2011).
Comme si ça nous manquait, il en a immédiatement profité pour envahir les médias de toute sa beaufitude à roulettes intégrées.
Passons sur l'élégance avec laquelle il a congédié son prédécesseur, monsieur Dominique Paillé, qui était, selon ce probable grand cinéphile, "un peu le Zelig de la politique française, tantôt à gauche, tantôt à droite, tantôt au centre" :
"Mon prédécesseur a critiqué le gouvernement. Il était donc normal qu'il s'en aille. De plus, il n'était pas très actif à la tête de l'OFII."
A l'élégance des procédés, s'ajoute celle de la pensée et du langage lorsqu'il s'agit de faire l'apologie de la "politique du chiffre" en matière d'expulsions :
"S'il n'y a pas de politique du chiffre, c'est-à-dire s'il n'y a pas d'aiguillon sur les préfets, c'est-à-dire si les préfets ne sont pas, disons, entre guillemets, emmerdés administrativement par leur hiérarchie, alors ils ne font pas le travail parce que c'est un travail qui est difficile, emmerdant, qui suscite des tracas administratifs, qui nécessite de recevoir les associations, ils se font mal voir."
Et encore ceci, qui a été abondamment commenté :
"Les Roms qui sont renvoyés, disons en Roumanie, ne sont pas envoyés vers la mort, vers Auschwitz. Ils vont vers un pays où ils sont moins heureux qu'en France, mais c'est pas pour autant qu'ils peuvent rester en France."
Certains pourront apprécier le clin d’œil.
On peut admirer avec quelle dextérité, et audace, notre plaideur né utilise le nom d'Auschwitz comme simple "élément de langage" de sa communication. Mais on peut aussi trouver qu'il y a là une certaine indécence...
Pour éclairer ma gêne, je me contenterai de citer ce passage d'Imre Kertész, dans son Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas :
(…) Oui, et surtout désormais, dans ma nuit sombre et profonde, je vois plus que je n'entends cette conversation mondaine, je vois autour de moi les visages mélancoliques comme autant de masques de théâtre avec leurs rôles particuliers, le pleureur et le rieur, le loup et l'agneau, le singe, l'ours, le crocodile, et ce foisonnement bruissait doucement, comme dans une espèce de grand marais final d'où les acteurs tirent encore la dernière moralité, comme dans une fable d'Esope, et quelqu'un fit la proposition mélancolique que chacun dît où il avait été, et alors, avec un tambourinement morne, comme d'un nuage qui a depuis longtemps déchargé son énergie, des noms se mirent à tomber : Mauthausen, le méandre du Don (1), Recsk (2), la Sibérie, Gyüjtö (3), Ravensbrück, la rue Fö (4), 60 rue Andrássy (5), les villages de relégation, les prisons d'après 56, Buchenwald, Kistarcsa (6), je craignais déjà que ce fût mon tour, mais heureusement, je fus devancé : "Auschwitz", dit quelqu'un, avec la voix modeste mais assurée du vainqueur, et l'assemblée hocha gravement la tête : "Imbattable", admit le maître de maison, avec un sourire mi-figue mi-raisin, mais au fond admiratif. Puis on évoqua un livre qui était alors en vogue, et dont une phrase était alors célèbre - elle l'est d'ailleurs restée et le restera sans doute toujours - que l'auteur prononce après l'obligatoire et vain raclement de gorge, d'une voix encore enrouée d'émotion: "Auschwitz ne s'explique pas", comme ça, brièvement, la voix brisée par l'émotion, et je me rappelle mon étonnement en voyant comment ces gens qui, pour la plupart, n'étaient pas nés de la dernière pluie, prirent, analysèrent, discutèrent cette simple phrase, lançant de derrière leurs masques des regards rusés ou hésitants, ou avec les yeux plissés par l'incompréhension, comme si cette phrase affirmative qui étouffait dans l'œuf toute autre affirmation affirmait quelque chose, bien qu'il ne fallût pas être Wittgenstein pour le remarquer: rien qu'en considérant la simple logique linguistique, elle est fausse, elle reflète tout au plus des désirs, un mensonge ou bien une moralité sincèrement enfantine et divers complexes refoulés, mais à part cela, elle n'a aucune valeur assertive. Je crois même l'avoir dit (…)
(1). Épisode de la bataille de Stalingrad et plus grande défaite de tous les temps subie par l'armée hongroise. Trente mille hommes périrent, quarante mille furent faits prisonniers par les Soviétiques.
(2). Camp de travail hongrois pendant la guerre, puis à l'époque stalinienne.
(3). L'une des prisons de Budapest.
(4). Siège de la Gestapo à Budapest pendant la guerre.
(5). Siège de la police politique à Budapest à l'époque stalinienne.
(6). Camp de travail hongrois après la guerre (jusqu'en 1953).
Kaddish pour l'enfant qui ne naîtra pas est paru à Budapest en 1990. Il a été traduit en français par Natalia Zaremba-Huzsvai et Charles Zaremba, en 1995, pour les éditions Actes Sud. Il a été repris en 2003 dans la collection de poche Babel.
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