En 2008, en écrivant : « L’agro-business, nouvelle eldorado du capitalisme » j’avais mal appréhendé le phénomène spéculatif dans le monde agricole. Il faut dire aussi qu’il était moins flagrant qu’aujourd’hui. Cela prouve que le capitalisme est en pleine ascension vers une privatisation totale des territoires et ceci au détriment de l’humain qui sera écrasé par les profits que feront les actionnaires. Merci à Esther Vivas d’avoir mis un doigt accusateur sur ces méfaits de la société ultralibérale…
Nous vivons dans un monde d’abondance. Selon les chiffres de l’Organisation des Nations Unies pour l’Agriculture et l’Alimentation (FAO), on produit aujourd’hui de la nourriture pour 12 milliards de personnes, alors que la planète compte 7 milliards d’êtres humains. De la nourriture, il y en a. Alors pourquoi dans ce cas une personne sur sept dans le monde souffre de la faim ?
La menace alimentaire qui touche plus de 10 millions de personnes dans la Corne de l’Afrique remet en lumière la fatalité d’une catastrophe qui n’a pourtant rien de naturelle. Sécheresses, inondations, conflits armés... tout cela contribue à aggraver une situation d’extrême vulnérabilité alimentaire, mais ce ne ce sont pas les seuls facteurs explicatifs.
La situation de famine dans la Corne de l’Afrique n’est pas une nouveauté. La Somalie vit une situation d’insécurité alimentaire depuis 20 ans. Et, périodiquement, les médias nous remuent de nos confortables divans en nous rappelant l’impact dramatique de la faim dans le monde. En 1984, près d’un million de morts en Ethiopie ; en 1992, 300.000 somaliens ont perdu la vie à cause de la faim ; en 2005, près de cinq millions de personnes au bord de la mort au Malawi, pour ne citer que quelques cas.
La faim n’est pas une fatalité inévitable qui affecterait seulement certains pays. Les causes de la faim sont politiques. Qui contrôle les ressources naturelles (terres, eau, semences) qui permettent la production de nourriture ? A qui profitent les politiques agricoles et alimentaires ? Aujourd’hui, les aliments sont devenus une marchandise et leur fonction principale, nous nourrir, est mise à l’arrière plan.
On pointe du doigt la sécheresse, avec les pertes de récoltes et de bétail consécutives, comme l’une des principales explications de la famine dans la Corne de l’Afrique. Mais alors comment expliquer que des pays tels que les Etats-Unis ou l’Australie, qui subissent régulièrement de graves sécheresses, ne souffrent pas de famines extrêmes ? Evidement, les phénomènes météorologiques peuvent aggraver les problèmes alimentaires, mais ils ne suffisent pas à expliquer les causes de la faim. En ce qui concerne la production d’aliments, le contrôle des ressources naturelles est la clé pour comprendre pour qui et pourquoi on les produits.
Dans plusieurs pays de la Corne de l’Afrique, l’accès à la terre et un bien rare. L’achat massif de sols fertiles de la part d’investisseurs étrangers (agro-industrie, gouvernements, fonds spéculatifs...) a provoqué l’expulsion de milliers de paysans de leurs terres, diminuant ainsi leur capacité à satisfaire leurs propres besoins alimentaires de manière autonome. Ainsi, tandis que le Programme Mondial Alimentaire tente de nourrir des milliers de réfugiés au Soudan, des gouvernements étrangers (Koweït, Emirats arabes unis, Corée...) y achètent des terres pour produire et exporter des aliments pour leurs propres populations.
Il faut également rappeler que la Somalie, malgré les sécheresses récurrentes, était un pays autosuffisant dans la production d’aliments jusqu’à la fin des années 1970. Sa souveraineté alimentaire a été mise en pièce au cours des trois décennies suivantes. A partir des années 1980, les politiques imposées par le Fonds Monétaire International et la Banque Mondiale pour que le pays puisse rembourser sa dette au Club de Paris se sont traduites par l’imposition d’un ensemble de mesures d’ajustement. En ce qui concerne l’agriculture, ces dernières impliquaient une politique de libéralisation commerciale et d’ouverture des marchés, permettant ainsi l’entrée massive de produits subsidiés - comme le riz et le blé - des multinationales agro-industrielles nord-américaines et européennes, qui ont commencé à vendre leurs produits en dessous de leur prix de production, faisant ainsi une concurrence déloyale aux produits autochtones.
Les dévaluations périodiques de la monnaie somalienne ont également provoqué une hausse des prix des intrants agricoles tandis que la politique en faveur des monocultures pour l’exportation a progressivement forcé les paysans à abandonner les campagnes. La même chose s’est produite dans d’autres pays, non seulement en Afrique, mais aussi en Amérique latine et en Asie.
La montée des prix des céréales de base est un autre des éléments désignés comme détonateurs des famines dans la Corne de l’Afrique. En Somalie, les prix du maïs et du sorgho rouge ont respectivement augmenté de 106 et 180% par rapport à l’année dernière. En Ethiopie, le coût du blé a augmenté de 85% par rapport à 2010. Et au Kenya, la valeur du maïs a augmenté de 55% en un an. Des hausses qui ont rendus ces aliments inaccessibles.
Mais quelles sont les raisons de cette escalade des prix ? Plusieurs indices pointent la spéculation financière sur les matières premières alimentaires. Les prix des aliments sont déterminés dans les Bourses de valeurs, dont la plus importante, à l’échelle mondiale, est celle de Chicago, tandis qu’en Europe les aliments sont commercialisés dans les marchés à terme de Londres, Paris, Amsterdam et Francfort. Mais, aujourd’hui, la majeure partie de l’achat et de la vente de ces marchandises ne correspond pas à des échanges commerciaux réels.
On estime, d’après Mike Masters, responsable du fonds de pension Masters Capital Management, que 75% des investissements financiers dans le secteur agricole sont de caractère spéculatif. On achète et on vend des matières premières dans le but de spéculer avec elles en faisant un profit qui se répercute finalement dans l’augmentation du prix de la nourriture pour le consommateur final. Les mêmes banques, fonds à hauts risques, compagnies d’assurances, qui ont provoqué la crise des “subprimes” sont celles qui spéculent aujourd’hui avec la nourriture, profitant de marchés globaux profondément dérégulés et hautement rentables.
La crise alimentaire à l’échelle globale et la famine dans la Corne de l’Afrique en particulier sont les fruits de la globalisation alimentaire au service des intérêts privés. La chaîne de production, de distribution et de consommation des aliments est entre les mains d’une poignée de multinationales qui placent leurs intérêts particuliers au dessus des nécessités collectives. Tout au long de ces dernières décennies, elles ont miné, avec le soutien des institutions financières internationales, la capacité des Etats du sud à décider sur leurs politiques agricoles et alimentaires.
Revenons au début. Pourquoi la faim existe-t-elle dans un monde d’abondance ? La production d’aliments a été multipliée par trois depuis les années 1970, tandis que la population mondiale n’a fait que doubler depuis lors. Nous ne sommes donc pas face à un problème de production de nourriture, mais bien devant un problème d’accès à la nourriture. Comme le soulignait le rapporteurs de l’ONU pour le droit à l’alimentation, Olivier de Schutter, dans une interview au journal “El Pais” : “La faim est un problème politique. C’est une question de justice sociale et de politiques de redistribution”.
Si nous voulons en finir avec la faim dans le monde, il est urgent d’opter pour d’autres politiques agricoles et alimentaires qui mettent au centre de leur préoccupation les personnes et leurs besoins, ceux qui travaillent la terre et l’écosystème. Il s’agit de parvenir à ce que le mouvement international Via Campesina appelle la “souveraineté alimentaire”, et de récupérer la capacité de décider sur ce que nous mangeons. En reprenant un des slogans les plus connus du Mouvement du 15-M : “une démocratie réelle, maintenant” dans l’agriculture et l’alimentation est nécessaire.
Esther Vivas
*Esther Vivas participe au Centre d’études sur les mouvements sociaux (CEMS) de l’Universitat Pompeu Fabra (UPF) en Catalogne
**Cet article a été publié comme opinion dans le journal “El País”, 30/07/2011.
***Traduction française par Ataulfo Riera pour le site www.lcr-lagauche.be
+info : http://esthervivas.wordpress.com/francais http://le-ragondin-furieux.blog4ever.com/blog/articles-cat-261457-280947-societe.html
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