vendredi 29 juillet 2011

1924-1926 : le Front Unique Antifasciste


La fonction d’une organisation révolutionnaire est d’anticiper sur les évènements politiques avant que ceux-ci n’interviennent. C’est la seule façon de ne pas réagir dans l’urgence, sous la pression des évènements. Nous pouvons ainsi prévoir, sans trop nous tromper, une résurgence prochaine de l’extrême droite française. Le phénomène risque de se produire sous deux formes. La première, c’est une nouvelle poussée électorale du Front National. La seconde sera le renforcement de petites organisations, numériquement faibles mais activistes et agressives, à l’image de la plus dynamique d’entre elles, le Bloc identitaire ou de la mouvance « nationaliste-révolutionnaire ». Ces deux composantes de l’extrême droite ne constituent pas un même courant politique et ne peuvent donc être combattues de la même façon. L’une est fasciste, l’autre pas, même si elle pourrait le devenir. Le FN est un bloc national-populiste intégrant des composantes fascistes, mais largement minoritaires en interne.



Les CSR ont déjà produit une brochure consacrée au fascisme. Nous conseillons vivement à nos lecteurs de se la procurer. Les articles qui vont suivre seront donc une mise à jour et une actualisation des analyses déjà publiées dans cette brochure. Nous allons produire deux articles abordant des thèmes qui n’ont jamais été traités dans la presse militante et encore moins dans les analyses universitaires. Le premier sera consacré à la lutte anti-fasciste en France dans les années 1920. Nous allons essayer d’étudier cette expérience en nous arrêtant sur la force et les faiblesses de la stratégie syndicaliste révolutionnaire. Dans la seconde étude nous nous concentrerons sur le processus de fondation du fascisme français, à travers un angle jamais abordé et pourtant indispensable à la compréhension du phénomène.



Une histoire occultée

Des centaines d’ouvrages ont été consacrés au fascisme. Etonnement, pratiquement aucun n’a abordé la question de la lutte anti-fasciste des années 1920. Les œuvres de Daniel Guerin (« Fascisme et Grand capital », 1936) et de Poulantza (« Fascisme et dictature », 1970) apparaissent donc au final comme les références sur le sujet. Ce sont pratiquement les seuls ouvrages à proposer une étude détaillée et politique, c’est-à-dire critique des combats antifascistes menés dans l’entre deux guerres. Le combat antifasciste est présenté à travers les stratégies erronées de la sociale démocratie, du stalinisme et de l’extrême-gauche. D’autres expériences ont été laissées de côté. Ainsi l’action des Arditi del Popolo, largement impulsés par les SR italiens, permet aux militants ouvriers de repousser les assauts fascistes. Rien n’a encore été publié à ce sujet en France, sur cette expérience du Front Unique. L’offensive ouvrière contre le putsch du général Kapp en 1920 en Allemagne, a elle aussi été peu étudiée. La grève générale antifasciste permit de briser ce putsch mais l’organisation de cette mobilisation reste non étudiée. L’action des SR de la FAUD de la Ruhr eut pourtant un impact réel sur les évènements.

Un retour sur les archives ouvrières de l’époque nous démontre que la description caricaturale de l’antifascisme des années 1920 est tout aussi faussée en ce qui concerne la situation française. Cette action antifasciste démontre au contraire que le mouvement ouvrier est en capacité de briser l’ennemi si la stratégie est adaptée à la situation.

Dès les premiers mois où le fascisme italien et le nazisme allemand s’expriment, la presse de l’Internationale Syndicale Rouge (ISR) produit des articles d’analyse, publiés dans les revues de ses sections (la Vie Ouvrière et le Bulletin de l’ISR en France). Mais le phénomène le plus marquant va être la publication, suite au Conseil Central de l’Internationale Syndicale Rouge de juin 1923, d’un document d’une grande valeur politique. On y retrouve déjà, de manière synthétique, les analyses reproduites bien plus tard par Guérin et Poulantza. Ce document est l’œuvre d’Andres Nin, représentant des CSR espagnols au Bureau de l’ISR. Cette réflexion politique s’appuie sur l’expérience acquise en Espagne suite à la contre offensive du patronat catalan. Cette répression anti-syndicale a pris la forme d’un syndicalisme jaune, orienté vers la liquidation physique des principaux dirigeants de la CNT. Nin va compléter son étude grâce aux informations reçues de toute l’Europe et provenant des organisations SR adhérentes à l’ISR. Ses voyages en Italie en 1924 lui permettent de donner davantage de matière à sa réflexion. Réflexion qui va pendant plusieurs années servir de référence à l’ISR et à l’Internationale Communiste. A partir de 1928, Nin est rapidement marginalisé dans l’appareil stalinien en raison de sa défense du Front Unique et de son rejet de la nouvelle stratégie sectaire de l’IC. Les œuvres de Nin vont alors progressivement tomber dans l’oubli, voir même dans la censure. Car les positionnements de l’ISR des années 1920 discréditent aussi bien les virages diplomatiques de l’URSS (de l’ultra-gauchisme de 1928 aux Fronts populaires de 1934), le repli sectaire de l’anarcho-syndicalisme, mais aussi les écrits sacralisés et moins pertinents de Trotsky (« Comment vaincre le fascisme » 1933).

Face au fascisme : le Front Unique !

Les thèses présentées par Nin en 1923 sont reproduites dans une brochure récemment publiée par les CSR (1). L’ensemble de l’exposé est publié dans le Bulletin de l’ISR (2). Nous ne développeront donc ici que les principaux éléments : * Nin établit une distinction entre le fascisme et « les formes traditionnelles de la répression bourgeoise », contrairement à la plupart des courants politiques de l’époque. A ce titre, il rappelle que le fascisme s’adresse à la petite bourgeoisie mais aussi aux « éléments hésitants du prolétariat », en avançant des revendications sociales. Le fascisme entend se débarrasser du syndicalisme de classe en implantant violemment un « syndicalisme fasciste ». Même si cette première analyse ne souligne pas assez l’autonomie politique des fascistes par rapport au grand capital, Nin rappelle que ce modèle n’est donc pas celui des traditionnelle bandes de briseurs de grève.

* Dans la seconde partie du texte (« Le devoir des syndicats révolutionnaires »), Nin souligne que le « fascisme peut trouver un des plus forts appuis dans l’existence d’une masse désorganisées et démoralisée ». Ce en quoi il avance une analyse qui préfigure le concept de la « contre–révolution préventive ». Contrairement à l’opinion largement répandue dans les milieux gauchistes, le fascisme ne se développe que dans la phase de reflux du mouvement ouvrier, c’est-à-dire quand ce dernier est momentanément sur la défensive. Et justement le fascisme intervient comme un obstacle visant à empêcher le prolétariat de repartir à l’assaut. Il constitue donc une forteresse devant les retranchements de la bourgeoisie. Reprendre l’assaut contre le grand capital, sans tenir compte de cette forteresse fasciste, serait donc suicidaire car l’assaut prolétarien serait affaibli par l’action des fascistes. Il faut donc faire sauter ce verrou. Les thèses présentées et adoptées par l’ISR rappellent donc l’urgence du « Front Unique Prolétarien » avec une intervention spécifique sur le terrain anti-fasciste. L’ISR et ses sections vont être partie prenante du Comité International pour la Lutte contre le Fascisme et la Guerre. Mais c’est surtout sur le terrain que les sections vont devoir appliquer la stratégie de l’ISR. « Dans tous les pays un organisme central doit être créé, chargé de diriger et coordonner la lutte. Cet organisme central doit être aussi composé d’éléments de toutes les tendances du mouvement ouvrier ». La constitution de groupes d’autodéfense ouvriers, sur le modèle des Centuries rouges d’Allemagne, doit servir d’outil de regroupement des militants syndicaux de toutes tendances comme le proclame la résolution de juin 1923. Le texte condamne explicitement la pratique frileuse des sociaux démocrates utilisant leur service d’ordre exclusivement pour protéger leur parti. Mais implicitement ce sont aussi les tendances sectaires du mouvement communiste qui sont dénoncés. Il ne s’agit pas de créer une milice de parti, putschiste dans son mode d’intervention, mais bel et bien de préparer la contre-offensive antifasciste en y intégrant le maximum de travailleurs.

L’ISR a donc bien compris que le fascisme ne pouvait se combattre par les méthodes traditionnelles utilisées contre le capital. La confrontation physique et immédiate avec l’ennemi n’est donc pas évacuée mais au contraire parfaitement assumée. En France elle va donc être menée avec rigueur. Cette expérience n’a jamais été étudiée dans la presse militante, pas plus d’ailleurs que dans les ouvrages universitaires. Il est vrai que cette histoire dérange et ce pour de multiples raisons. Elle est en porte à faux avec l’image institutionnelle et légaliste de la CGT et du PCF d’après 1945. Elle donne une image un peu trop active du syndicalisme révolutionnaire à ceux qui estiment que le mouvement aurait disparu dès 1914 dans l’Union Sacrée. Mais elle souligne aussi les tentations fascistes ; existant en France dès cette époque, démontrant ainsi que l’essor du fascisme en 1936-1944 n’était pas si accidentel que cela.

Le syndicalisme révolutionnaire face au nationalisme

Cette occultation a été précédée d’une double falsification. Car l’action antifasciste du syndicalisme révolutionnaire s’inscrit dans une vieille tradition qui a été systématiquement occultée. Cette entreprise a rendu possible la thèse de Sternhell (« La droite révolutionnaire (1885-1914). Les origines françaises du fascisme ») qui voit dans le syndicalisme révolutionnaire la matrice idéologique qui va donner naissance au fascisme. Les arguments matériels de sa thèse se limitent à l’évocation de quelques intellectuels, ralliés un temps au SR, avant leur basculement vers le fascisme (Sorel, Lagardelle,…). Des données matérielles viennent contredire cette thèse qui d’ailleurs déstabilisent également une autre thèse : celle de la démission du SR en 1914 face à l’Union sacrée.

Il est donc important de revenir rapidement sur ces expérience antérieures à 1914 pour inscrire l’analyse dans la durée. Le syndicalisme révolutionnaire se voit régulièrement reproché son attrait pour les thèses conservatrices et anti-parlementaires de l’extrême droite, et bien entendu son antisémitisme ! Oui, mais voilà, on est tout de même bien obligé de rappeler le rôle des militants du POSR et de certains anarchistes lors de la crise dreyfusarde. Ce sont eux qui assurent le service d’ordre de la campagne dreyfusarde. Dreyfus lui-même saura remercier à sa façon ses camarades de combat. Cet officier deviendra ensuite un historien du mouvement ouvrier. Ces militants ouvriers sont ceux là même qui dans les années suivantes vont construire le syndicalisme révolutionnaire. Quant au mythe anti-sémique, il n’est guère crédible lorsque l’on évoque l’action des SR de la CGT dans l’organisation du prolétariat juif. Car la seule organisation qui va accueillir en son sein les juifs des pays de l’est , c’est bel et bien la CGT, à tel point que le syndicat des Chapeliers a son drapeau écrit en Yiddish. La commission syndicale Yiddish de l’UD de la Seine édite également un journal dans cette langue, organise des fêtes, anime les grèves. Comment un telle expérience a pu être systématiquement ignorée des historiens quand on sait qu’y participait Losovsky, futur secrétaire général de l’ISR ?

La lutte contre l’extrême droite et le nationalisme retrouve un caractère spectaculaire suite à la fondation des Jeunesses Syndicalistes. Cette organisation de la CGT, acquise au SR, aura des ramifications dans de nombreux pays (Espagne, Portugal, Italien…). En France elle apparait en 1904 et se concentre dans un premier temps sur l’éducation et la sociabilité des jeunes ouvriers. La seconde génération apparait en 1912 et le mouvement connait une nouvelle dynamique qui s’inscrit dans un cadre nouveau. L’urgence est à la lutte contre la guerre et donc contre le nationalisme. La situation se caractérise par l’offensive des partis d’extrême droite au sein de la jeunesse universitaire. Les organisations affinitaires (Jeunesses Socialistes et groupes de jeunes libertaires) traversent alors une crise (3). Ce sont donc les Jeunesses Syndicalistes qui prennent la tête du combat contre la guerre impérialiste. Un travail antimilitariste est entrepris en direction des conscrits avec le fameux « Sou du soldat » mais aussi avec des campagnes de propagande qui amène de nombreuses condamnations de militants des JS. La campagne donne lieu à une série de mutineries dans les casernes en 1913, phénomène rarement étudié et contredisant pourtant la soi-disant démission des SR face à l’impérialisme. La répression n’empêche pas l’élan. Les rapports de police estiment les forces de la JS en Septembre 1912 à 64 groupes locaux dont 32 dans le département de la Seine (4).

C’est dans ce cadre que les JS entreprennent le nettoyage du Quartier latin. Des expéditions armées sont organisés pour reprendre le terrain aux groupes d’extrême droite. L’action des jeunes ouvriers va être très efficace. Les Jeunesses Syndicalistes seront la dernière organisation ouvrière à maintenir la mobilisation, appelant à la dernière manifestation après l’assassinat de Jaurès en 1914.

Cette expérience contredit la thèse de l’abdication des syndicalistes révolutionnaires face à l’Union sacrée en 1914. C’est au contraire ce courant politique qui a été le plus actif dans la bataille anti-impérialiste. C’est ce qui expliquera aussi le maintien des JS pendant la guerre. L’organisation conserve son orientation et participe à toutes les tendances SR. C’est une des rares organisations, avec la VO et la Fédération de l’Enseignement, à diffuser dès 1917 les brochures de popularisation de la Révolution Russe. Ses militants vont se retrouver en première ligne des luttes ouvrières, dès 1916. Sur les 3 délégués français qui participent au congrès de l’Internationale Communiste en 1920, on retrouve les deux principaux meneurs des JS (Lepetit et Vergeat). Les JS vont devenir l’organisation de jeunesse des CSR puis celle de la CGTU. Mais à partir de 1922 elle est victime de tensions internes. Certains éléments s’en détachent pour construire les Jeunesses Communistes. D’autres se rallient à l’anarcho-syndicalisme. Au moment où la CGTU doit mener la bataille contre le fascisme, la confédération est victime de dérives et de violents conflits internes. Cependant la lutte antifasciste sera l’occasion de renforcer la cohésion interne.

1924-1926 : L’action antifasciste de la CGTU

Lors des grèves de 1919-1921, les CSR sont confrontés à l’actions des groupes de l’Union Civique, recrutés dans la bourgeoisie pour appuyer la lutte contre le mouvement révolutionnaire. Malgré leur organisation paramilitaire, influencée par la présence d’anciens combattants, ces groupes ne s’apparentent qu’à des bandes de briseurs de grève. Il n’y a aucun discours visant à contester l’ordre social, bien au contraire. C’est d’ailleurs ce que souligne Nin dans son rapport de 1923 : « En France n’existent pas encore les conditions économiques et politiques nécessaires pour l’éclosion d’un vrai mouvement fasciste. Mais la bourgeoisie en prépare les cadres ». La Confédération Nationale des Unions Civiques n’hésite en effet pas à envisager l’action directe en cas de triomphe d’un gouvernement de gauche. Dès 1920, elle se dote d’ailleurs de Gardes Civiques destinées à intervenir comme auxiliaires de police en cas de troubles sociaux. Les analyses de Nin vont démontrer leur pertinence dès l’année suivante. La situation politique va vite changer à partir de 1924. La victoire électorale du cartel des Gauches provoque une radicalisation des partis de la bourgeoisie traditionnelle. C’est dans ce contexte qu’une crise économique intervient. L’inflation provoque une précarisation rapide de la petite bourgeoisie. Les mouvements catholiques traditionnalistes appellent à des actions de rue pour contester le gouvernement anticlérical. Cette situation favorise l’apparition rapide et inquiétante d’organisations qui s’apparentent désormais au modèle fasciste.

C’est à cette date qu’intervient une scission dans l’Action Française. Une tendance activiste reproche à Maurras sa passivité face aux évènements. Cette tendance est dirigée par Georges Valois, militant anarchiste qui adhéra quelque temps à la CGT d’avant guerre. Le contexte de 1924 fait que ce dirigeant de l’AF se démarque de plus en plus du conservatisme sociale du courant monarchiste. Il revendique un « socialisme national » qui ne cache pas son attrait pour l’expérience fasciste italienne. En avril, il fonde ses Légions en s’appuyant sur le recrutement d’anciens combattants, puis le parti du « Faisceau » en novembre. Il attire à lui 2 000 adhérents de l’Action Française, surtout les jeunes activistes (5). Il va vite rassembler 25 000 adhérents. Mais l’action du Faisceau n’est pas isolée. De nombreux industriels et autres organisations patronales financent généreusement l’organisation. Le Faisceau peut également s’appuyer sur le soutien d’une nouvelle organisation, les Jeunesses Patriotes. Elle se constitue autour du bonapartiste Taittinger, comme réaction à l’imposante manifestation de novembre 1924 pour le transfert de cendres de Jean Jaurès au Panthéon. Les Jeunesses Patriotes entendent donc répondre à cette « provocation » en menant le combat politique contre le gouvernement de gauche mais aussi en occupant la rue face au « péril communiste ». Bien qu’étant une organisation bourgeoise conservatrice, fournissant son service d’ordre aux partis de la bourgeoisie traditionnelle, les JP n’hésitent cependant pas à apporter leur soutien aux actions du Faisceau et aux agressions anti-ouvrières. Les milices contre-révolutionnaires se développent donc très rapidement, de plus en plus influencées par le modèle fasciste. L’abbé Bergey, avec ces légions de la Fédération Nationale Catholique, va lui aussi collaborer avec les centuries des JP (en uniformes kaki) et les légions du Faisceau (uniforme bleu). A partir de la fin de l’année 1924, les manifestations de l’extrême droite se multiplient à travers toute la France. Elles se veulent offensives, rassemblent des cortèges imposants et prennent de plus en plus l’aspect de manifestations paramilitaires. Il faut aussi compter sur les tentatives d’implantation d’organisations fascistes dans le prolétariat immigré italien. La MOE-CGTU, contre attaque en utilisant le savoir faire de G. Di Vittorio, ancien militant de l’USI et des Arditi del Popolo (il deviendra secrétaire général de la CGTI en 1945 puis président de la FSM).

Les agressions se multiplient donc, en ciblant les mobilisations de la mouvance communiste. Mais la contre-offensive s’organise rapidement. Le contexte est d’ailleurs favorable à l’action antifasciste. Le syndicalisme révolutionnaire vient de traverser une grave crise. La CGTU est profondément divisée. Les anarcho-syndicalistes viennent de scissionner. La vieille équipe de la Vie Ouvrière est en cours d’exclusion du PC. La majorité des militants des CSR, maintenant ralliés à l’appareil soviétique, doivent donc démontrer leur zèle. La lutte contre la guerre au Maroc ainsi que la mobilisation antifasciste sont l’occasion de redynamiser provisoirement le mouvement communiste et de recruter de jeunes activistes. Mais c’est aussi l’époque où la CGTU et le PC doivent reconnaitre des erreurs dans l’application du Front Unique. La « bolchevisation » est contesté par les éléments restés les plus fidèles au syndicalisme révolutionnaire. Cette contestation interne reproche à la direction de « déclarer fasciste tout ce qui n’est pas communiste ». Cette opposition va donner naissance en octobre 1925 à la fameuse Lettre des 250, dans laquelle plusieurs centaines de responsables de la CGTU et du PC critiquent la dérive gauchiste du mouvement communiste français. Au CCN de la CGTU d’avril 1925, Godonneche (6), représentant de la Fédération du Livre, conteste la tactique qui consiste à dénommer « fasciste » toute forme de répression anti-ouvrière. Cette critique intervient au moment où l’appareil de l’IC, sous l’influence de Boukharine, s’appuie sur Pierre Sémard pour appliquer une orientation moins sectaire et à redonner vie au Front Unique.

La CGTU et ses relais « politiques » (PC et JC) s’engagent dans la bataille antifasciste sur de nouvelles bases. Il ne s’agit plus de fustiger un « fascisme » inexistant mais de répondre à une nouvelle et véritable menace. Cette réorientation intervient donc à un moment où le mouvement ouvrier perçoit cette menace comme réelle. Elle s’inscrit désormais dans une véritable dynamique de classe, s’ouvre aux autres courants ouvriers et peut donc s’exprimer dans des actions de masse et unitaires. Elle est pour le moins dynamique. Dès février 1925, l’extrême droite prend conscience de ses faiblesses. Les ligues viennent provoquer une mobilisation anti-impérialiste de la CGTU rue Danrémont à Paris. Les syndicalistes les attendent et ripostent. 4 « fascistes » vont trouver la mort lors de cette bataille rangée. La CGTU fait paraître un texte où elle assume publiquement l’affrontement et elle soutient ses militants arrêtés : « Les légions fascistes ont essayé, en maintes circonstances, de s’imposer par la terreur jusque dans les quartiers ouvriers ». (…) « La CGTU se déclare solidaire de la classe ouvrière en état de légitime défense et de ses militants tombés aux mains de la bourgeoisie, elle dit à tous, plus que jamais, constituez vos comités d’unité prolétarienne anti-fascistes, travaillez à la reconstitution de l’unité syndicale, organisez votre défense, défendez vous ! » Cette proclamation n’est pas adoptée dans la précipitation. Au contraire elle s’inscrit dans le cadre des réflexions et des positionnement de l’ISR. Le IVème congrès de l’ISR décidera d’ailleurs de la constitution de milices syndicales pour assurer la « prise de possession de la rue » dans le cadre de la préparation du premier mai. Au cours de l’année, les affrontements se multiplient et c’est désormais les syndicalistes révolutionnaires qui prennent l’initiative. Les meetings de l’extrême droite sont attaqués comme le 21 novembre 1925 à Epinal, le 5 décembre à Loches, le 7 février 1926 à Saint Etienne. A chaque fois il y a de nombreux blessés et même des morts. A cette date, les consignes de l’ISR sont déjà appliquées. L’ARAC, l’organisation des anciens combattants, a pris l’initiative de créer les fameux Groupes de Défense Antifascistes. Beaugrand, l’ancien responsable du CSR des abattoirs de la Seine, devient le responsable de la lutte militaire dans la région. En 1927, les GDA et les Jeunes Gardes Antifascistes regroupent plus de 6 000 membres. Même si la direction du mouvement est prise en charge par les membres du PCF, ces organisations sont des structures de Front Unique ouvertes à toutes les tendances.

Ces affrontements vont atteindre leur paroxysme en juin 1926 à Reims. Le Faisceau de Valois organise des « Etats Généraux du Corporatisme » dans la ville. Il profite de l’initiative pour y faire converger ses troupes afin d’organiser une manifestation de rue. La manifestation aura bien lieu mais protégée par les forces de l’ordre. Car le mouvement ouvrier contre-attaque dans un cadre unitaire. La manifestation ouvrière va s’achever dans de véritables batailles de rue. Le service d’ordre est assuré par les adhérents du Club du Travail de Reims. C’est la puissante association sportive et culturelle de la Bourse du Travail dans laquelle les Jeunesses Syndicalistes ont longtemps été actives. Valois a pu tenir son meeting mais il comprend que chaque mobilisation du Faisceau sera confrontée à la réaction violente du front ouvrier. Le leader du mouvement a échoué dans sa tentative d’implantation dans les classes populaires et plus particulièrement dans le prolétariat. De plus, il n’arrive pas à assumer son objectif proclamé de maintien de l’ordre. Il a même favorisé, bien malgré lui, une mobilisation unitaire et de masse. Le mouvement est donc victime, dès janvier 1927, de contradictions internes qui produisent un éclatement. Ses soutiens, militants et financiers, issus de la bourgeoisie traditionnelle, l’abandonnent. La victoire électorale du Bloc National et la relance économique freinent provisoirement le mécontentement des classes moyennes traditionnelles. La défaite de la gauche institutionnelle aura ainsi favorisé la crise du fascisme. Mais cela ne réduit pas pour autant l’impact du Front Unique Antifasciste sur le terrain. Et pour preuve, l’extrême droite pourra enfin connaitre son moment de gloire en 1934, en profitant de la stratégie erronée et sectaire du PCF (1928-1934). Une stratégie qui lui laisse le terrain. Quant au fascisme français il pourra se constituer solidement lors du Front Populaire profitant de la dérive du mouvement ouvrier sur le terrain institutionnel. C’est ce que nous étudierons dans un prochain article.

1)Les CSR espagnols, histoire de la tendance révolutionnaire de la CNT (1919-1925), Brochure N°6 de la Collection Histoire du Syndicalisme, édition des CSR 2)Ce texte peut être envoyé par internet à nos lecteurs 3)« Les jeunes, le Socialisme et la guerre. Histoire des mouvements de jeunesse en France », Yolande Cohen, L’Harmattan, 1989 4)Archives nationales de police 3AN F7 13326 5)Pierre Milza, Fascisme français, passé et présent. Page 101 6)Victor Godonneche est des principaux militants investis dans la réorganisation du SR à la fin de la guerre. Après le congrès des CSR de septembre 1920, il assume le secrétariat de l’organisation pour remplacer son ami Monatte, alors emprisonné. Il sera exclu du PCF à la même date que lui. Il participe ensuite à l’expérience de la Révolution Prolétarienne.


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