jeudi 28 juillet 2011

Espagne libertaire, la révolution sociale contre le fascisme




Increvables anarchistes

VOLUME 6
Espagne libertaire, 
la révolution sociale 
contre le fascisme

La révolution espagnole

Lors des élections de 1933, la gauche politique, majoritaire dans le pays depuis les années 30, échoue de peu dans sa conquête du pouvoir. La principale force sociale, le syndicat CNT (Confederacion Nacional del Trabajo, créée en 1911) et sa petite sœur la FAI (Federacion Anarquista Iberica, regroupant les libertaires d'Espagne et du Portugal, créée en 1927) ont en effet refusé de s'associer au processus électoral, fidèles à leurs conceptions de révolution sociale. Le boycott a été très efficace.





En revanche, en mai 36, la CNT décide de pas donner de mot d'ordre électoral mais de laisser les adhérents libres de leur attitude face à une gauche qui a fait des concessions et notamment, en cas de victoire électorale, la libération immédiate des dizaines de milliers de prisonniers politiques dont 80% sont anarchistes. C'est le raz-de-marée. La Catalogne élit comme président de la généralité Luis Jover Companys. C'est le début de ce qu'il est convenu d'appeler la Révolution Espagnole.
Depuis les années 20, la CNT est un syndicat puissant qui n'a pas de bureaucratie, pas d'appareil, pas de permanents payés (un seul fonctionnaire salarié !). Elle rassemble pourtant plus d'un million et demi d'adhérents, en 1936, sur vingt-quatre millions d'habitants ! Pour mémoire, un parti politique comme le POUM n'a guère que dix mille adhérents à la même époque. Tous les cadres de la CNT travaillent en usine ou au bureau. Son principal journal est Solidaridad Obrera(quotidien), celui de la FAI, Tierra y Libertad. Ses activités son multiples et ne se limitent pas aux portes des entreprises : associations de jeunes, de femmes, alphabétisation et écoles populaires, athénées dans les villages les plus reculés... La CNT structure réellement une contre-société libertaire.
Avec l'arrivée des républicains, la société espagnole commence à respirer mais... l'Espagne est encore au Maroc, en colonialiste. Des révolutionnaires marocains veulent se soulever en juillet 36, soutenus par la CNT, et même par Companys. Celui-ci a néanmoins besoin du feu vert des socialistes français, les seuls qui peuvent fournir les armes nécessaires. Léon Blum refuse toute aide. L'insurrection n'aura pas lieu.
Ce détail est fondamental. La guerre civile aurait pu être évitée de cette façon. C'est en effet au Maroc espagnol que les factieux vont préparer et démarrer leur putsch. Le soulèvement fasciste prend la place de celui, émancipateur, qui aurait dû avoir lieu. À leur tête, rapidement, brille un certain Fransisco Franco, connu pour la sauvagerie avec laquelle il a réprimé la révolte des mineurs des Asturies en 1934. Nous sommes le 17 juillet 1936...
Le 18, c'est le putsch sur le territoire espagnol. La CNT appelle aussitôt à la grève générale insurrectionnelle (effective dès le 18 au soir). Le 19, l'Andalousie est prise. Le 21, le tiers du pays est entre les mains des putschistes mais ils sont repoussés en Catalogne et à Madrid.
En Catalogne, le président Companys propose à la CNT de prendre le pouvoir politique. Garcia Oliver, représentant la CNT, décline l'offre. Le pouvoir est à présent dans la rue et les anarchistes, hier encore pourchassés, se retrouvent à la tête de l'Alliance révolutionnaire antifasciste. Joaquim Ascaso, Durruti, Garcia Oliver dirigent le Comité des milices antifascistes formé le 23 juillet. La CNT organise la reprise du travail et la remise en route de la production, elle contrôle la presse, la radio, les grands rassemblements populaires.
Ailleurs aussi, la CNT a le pouvoir social de fait, en Aragon par exemple, dont les maires et leaders républicains se sont enfuis comme des moineaux. Seules les communes tiennent, s'autogérant pendant la lutte.
Dans les endroits tenus par la CNT, les responsables organisent la distribution des biens de consommation, établissent un salaire familial, réaménagent les finances locales, impriment des bons de consommation (l'argent étant supprimé) avec points, montent des coopératives et des magasins municipaux où ils réintègrent les commerçants qui n'ont pas fui, sauvent la récolte de juillet (n'oublions pas que les hommes sont tous sur le front), réquisitionnent les machines agricoles et les cheptels, proposent à tout le monde au travail, en particulier aux femmes.
La collectivisation est plus ou moins grande selon les endroits. Ils ne peuvent compter que sur leurs propres forces. À l'extérieur, il n'y aura pas de soutien des démocraties parlementaires européennes. Pour elles, le danger révolutionnaire est plus grand que le danger fasciste. En France, le Front Populaire ne bougera pas... pour la seconde fois.
Dès l'automne 36, occupant l'espace laissé vide par les pays européens, Staline promet de fournir régulièrement des armes à la République. En échange, le gouvernement légal devra freiner par tous les moyens le processus d'émancipation social (qui donnerait un fort mauvais exemple aux derniers révolutionnaires encore en vie en URSS). Là encore une révolution non-léniniste, anti-autoritaire, est plus dangereuse pour Moscou que le péril fasciste. D'ailleurs les communistes russes sont sur le point de passer un pacte avec Hitler, et ils vont bientôt fournir des armes à Mussolini pour envahir l'Éthiopie.
Staline étant le seul fournisseur d'armes possible, c'est lui ou personne. Les armes soviétiques ne parviendront cependant qu'exceptionnellement au front, tenu par les miliciens anarchistes et ceux du POUM, alors que les communistes dans les villes de l'arrière en regorgent (elles leur seront très utile bientôt dans la répression).
Rappelons qu'en 1936, le Parti Communiste Espagnol est quasi-inexistant. Pour contrer les organisations libertaires, Staline va devoir en créer un de toutes pièces, en utilisant et en détournant les travailleurs de droite, les autres étant tous à la CNT ou à l'UGT, l'autre grand syndicat, socialiste. Il utilisera à fond pour cela les Brigades Internationales. Les communistes s'infiltreront dans la police, dans l'armée, dans la bureaucratie et y prendront les postes de responsabilité. Pour recruter, les staliniens rameutent, facilement, les paysans riches, les bourgeois modérés, hostiles à l'autogestion et aux collectivisations. La droite, celle qui se camoufle, va revenir en force, discrètement, au travers des administrations tenues par le PCE.
Le 26 septembre 1936, la CNT (et le POUM) accepte d'entrer dans le gouvernement de Catalogne rebaptisé pour l'occasion Conseil de défense régional.
Le 22 octobre 1936, les deux syndicats, CNT et UGT unis, précisent leurs objectifs : expropriation des grands capitalistes, collectivisation de leurs entreprises, maintien des petits producteurs.
Le 21 novembre 1936, atteind d'une balle (perdue ?) au poumon, Durruti tombe au cours de la bataille de Madrid.
Devant la menace fasciste sur la capitale, et sur l'insistance des socialistes et du secrétaire général de la CNT, Horacio Prieto, des cénétistes acceptent d'entrer dans le gouvernement Largo Caballero. Juan Garcia Oliver entre à la justice, Juan Peiré à l'industrie, Juan Lépez Sànchez au commerce, et Frederica Montseny prend en charge la santé. Certains diront qu'ils serviront d'alibi à une "gauche" qui ne parvient pas encore à réduire l'influence des libertaires dans la population.
En décembre 36, Staline réplique : il accordera son soutien officiel au gouvernement, en échange de postes clés dans le Conseil Suprême de Sécurité, la police politique. Deux jours plus tard, la Pravda annonce sans vergogne : En Catalogne a déjà commencé le nettoyage des trotskystes et des anarcho-syndicalistes. Il sera mené avec la même énergie qu'en URSS. Déjà, après la proclamation de la République, La Batalla (communiste) écrivait en titre : Faïsme = fascisme.
Le gouvernement Caballero va glisser petit à petit dans l'obéissance servile à Staline, et abandonner les éléments de sa souveraineté aux staliniens locaux ou internationaux. Le 24 décembre, par exemple, il interdit de porter les armes hors de la ligne de front. Lorsque les communistes trahiront leurs "alliés", le peuple ne pourra plus se défendre. Dès le 27, une campagne de diffamation est lancée contre le POUM, le Parti Ouvrier d'Unification Marxiste.
C'est le début de la pagaille idéologique à "gauche", en particulier dans les Brigades Internationales, composées de militants de tous les pays, accourus à la rescousse, et qui seront savamment manipulés par Staline. Le Komintern (IIIème Internationale) a d'ailleurs infiltré depuis longtemps les rangs des Brigades de ses commissaires politiques. Ceux qui auront bien servi et préparé la grande trahison de Mai 37 seront copieusement récompensés après la guerre ; par exemple, Tito, Togliatti, ou Enrico Berlinguer qui accèdent au sommet de leurs partis respectifs.
Le massacre commence en sourdine. Des liquidations bizarres passent inaperçues. Le ministre du ravitaillement, un homme de droite modéré, Comorera, supprime en janvier 37 les Comités de Ravitaillement et les Comités du Pain. En clair, cela signifie l'organisation délibérée de la disette, en particulier pour les combattants du front.
Dès avril, ce sont les armes qui ne parviennent plus (du tout) en Catalogne. Ce boycott général de la révolution est le fait des staliniens, mais aussi des sociaux-démocrates de droite, et de la droite modérée (ce terme désigne la droite non-franquiste, celle qui respecte la décision des urnes).
Et que fait la CNT et le peuple libertaire pendant ce temps ? Tous les membres du syndicat ne sont pas anarchistes, loin s'en faut, mais tous vont défendre bec et ongle l'autonomie, l'autogestion et la démocratie directe acquises dans la lutte.
Mi-février, à Caspe, les collectivités d'Aragon se fédèrent : deux cent soixante- quinze villages, groupés en vingt-cinq fédérations, représentent cent quarante mille membres actifs. Chiffre qui désormais ne cessera de croître.
Les frontières entre villages sont effacées, des volontaires se déplacent d'une commune à l'autre, les forêts sont soignées, les cheptels augmentés, les semences plantées, on crée des fermes et des pépinières expérimentales, les petits propriétaires sont autorisés à rester en dehors des collectivités, mais, en revanche, ne bénéficient pas des résultats. Par contre, les biens des franquistes sont saisis, les paysans prennent le pouvoir dans leurs fermes. On crée des écoles techniques, on organise les loisirs et la culture, le chômage disparaît comme par enchantement, les salaires sont payés à la semaine, les réfugiés pris en charge par les communes. Un conseil de défense remplace le préfet. Pour le détail de cette action, nous ne pouvons que vous conseiller la lecture du remarquable travail de Gaston Leval, Espagne Libertaire publié en 1983 par leséditions du Monde Libertaire (disponible à la librairie Publico).
Pour les moissons, on convoque les gens, tous sexes et tous âges confondus, rue par rue, quartier par quartier. Les récoltes alimentent aussi les miliciennes et miliciens du front. Dans maints endroits on a supprimé le mariage, mais chaque nouveau couple a droit à un logement et à des meubles. L'électricité est produite par les collectivités locales, on utilise les cours d'eau, et un barrage est construit à Villajoyosa pour irriguer un million d'amandiers. Ce véritable miracle économique (étant donné le délai et les circonstances) est le fait d'une solide organisation, d'une tradition d'auto-éducation et d'un imaginaire travaillé depuis des dizaines d'années par la CNT. Des équipes collectives s'attachent à un problème particulier et travaillent sur plusieurs villages à la fois.
Dans le Levant, les paysans inventent même un nouveau dessert, le "miel d'orange" ! Ailleurs, c'est un nouvel aliment pour la volaille.
Contre l'analphabétisme, on crée des milliers d'écoles, à l'Université Agricole de Moncada, une école de secrétariat (trois cents élèves). Les communes riches aident les plus pauvres. Dans un restaurant socialisé, un repas coûte quatre fois moins cher que dans un restaurant normal. La production est en croissance nette partout. Pour cela, les libertaires n'ont pas hésité à détourner des cours d'eau, défricher des terres, construire des moulins, des fermes, des réfectoires, des crèches.




Dans les syndicats, la collectivisation suit le même cours. Sur les usines collectivisées, on peut lire Incantado (sous le contrôle des travailleurs). Même les dettes des capitalistes sont prises en charge. Pour la première fois, les tramways marchent bien en Espagne ; ils sont peints en rouge et noir, les couleurs de la révolution.
Tout cela en quelques mois ! Durant cette brève période de pouvoir réel, les libertaires organisent ou réorganisent l'eau, le gaz, l'électricité, les chemins de fer, la médecine, l'instruction publique (avec la collaboration des autres tendances républicaines), les maternités, les minoteries. À Elda, on crée même neuf cents nouveaux modèles de chaussures. À Barcelone, on installe un funiculaire tout neuf.
Sur le front, les colonnes réalisent des miracles quotidiens malgré le boycott des armes et des munitions par les communistes de l'arrière. La Colonne Durruti est la plus remarquable et la plus respectée. Mais il y a aussi la Colonne de Fer, composée de bagnards, taulards et autres, libérés par la révolution. Nourris par les paysans, ils ont récupéré leurs armes sur l'ennemi... ou les ont volées. Mal vus par les républicains (qui les traitent de bandits ou pire d'incontrôlés), ils seront pourtant parmi les plus sûrs révolutionnaires, au combat comme dans la vie quotidienne. Les possédants sont terrorisés, les communistes veulent liquider les miliciens de la Colonne de Fer. Très égalitaristes, ils ne toucheront pas de solde pendant des mois ; les délégués ont le même statut et la même vie. En mars 1937, ils seront intégrés à l'armée régulière... autant dire désintégrés.
En mars 37 à Barcelone, un premier affrontement provoqué par les staliniens est immédiatement éteint par les ministres de la CNT. Mais en mai, c'est l'attaque définitive des communistes et de la droite contre la CNT-FAI et le POUM. La semaine sanglante de Barcelone commence le 3 mai 37. Bien que le conflit soit latent, la trahison des staliniens stupéfie la plupart des combattants.
Le chef (communiste) de la police, Rodriguez Sala, sans prévenir le gouvernement, s'est signé lui-même son ordre de mission. Les combats sont terribles autour de la centrale téléphonique tenue par la CNT depuis juillet 36 et que les ouvriers anarcho-syndicalistes autogèrent depuis. En Catalogne, la grève est générale, tout le monde est dans la rue, en armes.
Mais Rodriguez Sala a bien préparé son coup. Les mois précédents, il a constitué les Gardes d'assaut, une police politique armée de onze mille hommes (qui auraient été si utiles au front). Au son du tocsin, les anarchistes se battent avec des fusils, des pistolets et des grenades contre l'artillerie, les mitrailleuses et les tanks staliniens... ce matériel même que Durruti réclamait depuis des mois et dont on prétendait qu'il était ailleurs sur le front !
Cette fois, les ministres de la CNT n'arrêtent rien. Aveugles, ils cherchent même à calmer les libertaires armés de Barcelone, déclenchant leur fureur. Les voilà trahis de tous les côtés. Depuis quelques mois, les ouvriers communistes, eux, sabotent les entreprises autogérées, tandis que les autorités "réquisitionnent" le matériel nécessaire pour les faire tourner. Soi-disant pour l'envoyer au front, qui en réclame bien sûr, mais... ne le recevra jamais. Des entrepôts entiers seront constitués avec des machines et du matériel stockés pour rien.


Les combats entre anarchistes et communistes durent jusqu'au 6 (voir à ce sujet la dernière partie du film de Ken Loach, Land and Freedom). Les staliniens ont pris le centre ville, la CNT est dans les faubourgs. L'ordre de repli survient du secrétariat national de la CNT avant que ce soit fini. Solidaridad Obrera appelle au calme.
Le calme revenu, le gouvernement envoie six mille hommes désarmer les anarchistes. Officiellement tout le monde doit déposer les armes, mais lesGardes d'Assaut seront autorisés à garder les leurs ! Les affrontements ont fait cinq cents morts, mille blessés. Le gouvernement central est désormais à Valence, la CNT est battue et la FAI déclarée illégale. Dans le même temps, le siège du POUM à l'Hôtel Falcon, place du Théâtre, s'est transformé en forteresse avec barricades et sacs de sable, les terrasses pleines de miliciens. Ils cesseront eux aussi le combat. À vrai dire, la reculade tragique des dirigeants de la CNT fut très mal acceptée. Les Amis de Durruti (à ne pas confondre avec la colonne du même nom), qui était parmi les groupes les plus décidés, même après la mort de Durruti, proposeront de continuer le combat. Mais ils ne seront pas suivis.
La crise gouvernementale arrive comme annoncée. C'est la droite des républicains qui prend le pouvoir... sur le papier. Dans les faits... ce sont les communistes. Ils sont les seuls à être suffisamment organisés, militarisés. Des ministres staliniens sont aux postes clefs. La répression sera terrible. Pillages, assassinats, enlèvements illégaux (sans en informer le gouvernement légal), prisons privées du NKVD (quinze mille prisonniers !)... ce sera le lot des révolutionnaires.
En août, il est interdit de critiquer Staline et l'URSS. Le Conseil de Défense d'Aragon, dernier bastion libertaire, est liquidé, son président, Joaquin Ascaso arrêté.
Dans les campagnes, Uribe, le ministre communiste de l'agriculture, va systématiquement détruire toutes les collectivités agraires, tout ce qui avait été construit pendant ces mois de révolution, avec un rare acharnement. Les divisions de la nouvelle armée républicaine, encadrée par les communistes, quand elles quittent pour le front, sont envoyées contre les paysans des communes autogérées. Leur chef principal est le sinistre Lister, qui montrera moins d'enthousiasme devant Franco quelques mois plus tard (il fuira simplement). C'est Lister qui utilisera les Brigades Internationales pour dissoudre les collectivités.
Dès 1938, les grands propriétaires sont invités à récupérer leurs terres. Dans les usines, les structures autogestionnaires sont liquidées de force.
L'ordre règne bientôt. Quand les franquistes arriveront, ils n'auront plus beaucoup de travail. Il a été fait par les communistes. La trahison, autorisée par le gouvernement légal, rappelle celle de la Commune de Paris, où Thiers a pactisé avec l'occupant allemand pour écraser la Commune, bien plus dangereuse pour lui que les troupes prussiennes.
Après avoir liquidé les milices populaires, dans l'armée, on restaure les grades, le salut, l'uniforme, la hiérarchie, supprimés par les révolutionnaires. La solde des officiers est à nouveau supérieure à celle des soldats.
La calomnie va bon train. Le complot "anarcho-trotskyste" est repris allégrement par la presse étrangère qui ne fait pas dans la nuance, qu'elle soit pro-nazie ou pro-stalinienne. Dans l'ensemble, elle dit la même chose dans les deux cas. La presse socialiste espagnole réussira l'exploit de ne pas parler du tout des événements de Mai 37 à Barcelone !
Une fois la révolution liquidée, Staline n'enverra plus d'armes, comme si la suite des opérations n'était plus qu'un détail sans importance. Ses partisans se feront d'autant plus facilement balayer. Quant à celles qu'il a fournies, il se les fera payer avec l'or de la République. Outre Orlov, son homme de main principal est Antonov-Ovséenko qui avait fait ses armes face à Makhno en Ukraine. Dans peu de temps, Staline va se débarrasser de lui, il fait décidément trop bien son boulot. Lister, lui, survivra. Il sera, jusqu'aux années 1980, le leader du PC orthodoxe réfugié à Moscou (et opposé à celui, "eurocommuniste", de Carillo). Ce sont ces hommes qui ont conduit la répression, qui ont fait assassiner les leaders de la révolution espagnole, Camilo Berneri (un des deux leaders italiens de la colonne Ascaso, grand militant anarchiste), Nin, Landau, Wolf, Moulin, Barbieri.
La CNT, dont les meilleurs éléments avaient péri dans la guerre des premiers mois contre les franquistes, et dont les autres avaient été liquidés par les communistes, ne sut plus réagir à cette offensive. Et puis les démocraties parlementaires européennes se firent enfin entendre. Depuis Mai 37, trois navires anglais étaient venus "protéger les intérêts britanniques", prêts à intervenir. Cela joua un rôle dans la démoralisation du camps révolutionnaire.
George Orwell, un des meilleurs témoins de ce basculement de la révolution, lui-même socialiste engagé dans les rangs du POUM, raconte l'effet terrible que fit la propagande stalinienne sur les combattants, pas toujours au courant des subtilités de la lutte pour le pouvoir : Ainsi donc, voilà ce que nous étions aux dires des communistes : des trotskystes, des fascistes, des traîtres, des assassins, des lâches, des espions, etc. Imaginez tout l'odieux de voir un jeune espagnol de quinze ans ramené du front sur une civière, de voir, émergeant des couvertures, son visage exsangue, hébété, et de penser que des messieurs tirés à quatre épingles sont, à Londres et à Paris, tranquillement en train d'écrire des brochures pour prouver que ce petit gars est un fasciste déguisé. L'un des traits les plus abominables de la guerre, c'est que toute la propagande de guerre, les hurlements et les mensonges et la haine, tout cela est invariablement l'œuvre de gens qui ne se battent pas. Les miliciens du Parti Socialiste Unifié de Catalogne (PSUC, fusion du parti communiste et du parti social-démocrate), que j'ai connus au front, les communistes des Brigades Internationales qu'il m'est arrivé de rencontrer, ne m'ont jamais, ni les uns ni les autres, appelé trotskyste ou traître ; ils laissaient cela aux journalistes de l'arrière.
Les chacals de l'arrière, la France et l'Angleterre en étaient pleines. L'Humanitétitrait en Mai 1937 : Putsch hitlérien. Mais elle ne visait pas ceux qui avaient fait le lit de Franco ; elle visait les révolutionnaires.
Que la base du Parti Communiste ait été à l'écart de ça, comme le laisse entendre Orwell, nul doute. De nombreux combattants du front, membres des Brigades Internationales, rentrés en URSS, seront liquidés à leur tour.
Il est presque inutile de raconter la suite. Franco n'avait pas attendu les bras croisés. Il n'eut aucune peine à bousculer les armées républicaines vidées de leur ardeurs révolutionnaire (on se posait des questions là aussi malgré la propagande). La République fut vaincue. Companys, lui, fuira en France. L'idée n'était pas terrible. Pétain le livrera à Franco. Il sera fusillé en 1940.
Des centaines de milliers de républicains espagnols furent enfermés dans des camps de transit en France avant d'immigrer à travers toute l'Europe. Leur expérience libertaire enrichira l'ensemble du mouvement international. Des anarchistes espagnols poursuivront le combat contre le fascisme, notamment dans la résistance française. Nous en retrouverons, dans la division Leclerc, lors de la libération de Paris en 1944...
Mais cela, c'est pour la prochaine brochure Increvables Anarchistes volume 7...
Les éditeurs








Le Monde Libertaire - Mai-juin 1986




1936, à la veille de la révolution

Gaétano Manfrédonia

Au début de l'année 1936, la situation internationale est partout lourde de menaces et se dégrade rapidement. Sur le plan économique et social, la crise de 1929 n'a pas encore été résorbée. Certes des signes de reprise se manifestent ici ou là, mais dans des pays comme la France, là où la crise s'est manifestée plus tardivement, les activités sont loin d'être rétablies et les queues devant les soupes populaires sont toujours une triste réalité.


La marche du fascisme dans le monde


Mais que dire alors de la situation politique ? Depuis la poussée révolutionnaire de l'après-guerre et la victoire de la révolution russe, partout la réaction a repris le dessus, acculant le prolétariat à une situation défensive quand celui-ci n'est pas brisé par la force.
La liste des régimes fascistes ou fascisants des années trente est impressionnante. Dans l'espace d'une quinzaine d'années, la marche du fascisme dans le monde, selon une expression de Luigi Fabbri, n'a fait que s'élargir. Circonscrit au départ à la seule Italie, le fascisme avait pu pendant un moment illusionner sur sa nature les révolutionnaires eux-mêmes et laisser croire qu'il s'agissait d'un phénomène limité et localisé à des pays aux institutions "fragiles" telle justement l'Italie de l'après-guerre. Hélas ! Il faudra vite se rendre à l'évidence devant la déroute des régimes libéraux et démocratiques. Incapable de faire face à la poussée révolutionnaire des travailleurs, la bourgeoisie se servira des troupes fascistes comme d'un moyen d'action extra-légal pour mener à bien une réaction que les appareils répressifs de l'État n'étaient plus en mesure d'accomplir tout seuls. Mais le fascisme, n'était pas que cela. Loin de se révéler un phénomène transitoire, il donna la preuve qu'il savait non seulement prendre le pouvoir mais aussi le garder, en imposant à tout et à tous sa logique de domination totalitaire.
Le capitalisme, comme le soulignait Fabbri, qui à ses débuts avait eu besoin d'une certaine liberté pour son développement ... arrivé à l'apogée de sa puissance ...ressent le besoin opposé de limiter ou de supprimer ces mêmes libertés préconisées par le passé ... La guerre du fascisme contre la liberté, en concluait-il, n'est plus seulement comme à ses débuts résistance à la future révolution sociale du prolétariat, mais carrément guerre à la modernité, la négation de toutes les révolutions passées, une lutte féroce contre les conquêtes réalisées par les peuples en un siècle ou deux d'efforts inouïs.
La nature totalitaire du fascisme ne pouvait être mieux saisie, cependant confronté à ce nouveau type de répression, le mouvement ouvrier aura du mal à prendre conscience du danger et les défaites s'accumuleront aux défaites. Méconnaissance de la "nouveauté" du phénomène, tendance à sous-estimer son ennemi, mais aussi division de la classe ouvrière écartelée entre l'œuvre bornée et sectaire des partis communistes et les trahisons répétées des forces social-démocrates qu'il s'agisse de l'Italie ou de l'Allemagne, dans les deux cas la division des travailleurs et la poursuite de stratégies imbéciles par les politiciens de gauche avaient grandement ouvert les portes au fascisme.


La guerre revient


La victoire d'Hitler en Allemagne marque à cet égard un tournant car elle va ouvrir définitivement les yeux à ceux qui s'illusionnaient encore sur la réalité de la menace fasciste pour des pays comme la France ; elle révèle à tout le monde les dangers pressants et existants pour la paix en Europe et dans le monde. La guerre, fruit de l'agressivité fasciste certes, mais surtout de l'exacerbation des contradictions entre États impérialistes, redevenait d'actualité. Dans ces conditions, continuer à faire confiance aux régimes démocratiques pour s'opposer au fascisme, soit pire encore tomber dans le piège de l'union sacrée des forces libérales prêtes à marcher pour une guerre préventive contre l'Allemagne ou l'Italie, ne pouvait être qu'une stratégie suicidaire pour la classe ouvrière. Le naufrage de la Société des Nations face aux visées du colonialisme mussolinien sur l'Ethiopie avait rendu manifeste en tout cas le refus et l'incapacité de la part des démocraties européennes de contrer en quoi que ce soit le fascisme, à condition que celui-ci ne s'attaque pas directement à ses intérêts directs.
De cela se rendaient parfaitement compte les militants libertaires qui, en France, notamment à partir de 1934, mènent une vaste campagne de mobilisation populaire en refusant de dissocier la lutte contre le fascisme de la lutte contre les causes de guerre. Mais devant les dangers conjugués, la marge de manœuvre dont pouvaient disposer les compagnons était des plus étroites. Marginalisés, isolés sur l'échiquier politique, ils furent souvent le sujet privilégié de la réaction fasciste, bolchevique ou "démocratique" qui les frappait durement un peu partout dans le monde.


Front populaire ou révolution sociale


En 1936 cependant le prolétariat mondial n'est pas encore vaincu partout et n'a pas encore dit son dernier mot car cette année voit aussi une réunion de luttes et d'espoirs pour le mouvement ouvrier. La lutte n'est pas morte et est même vivace autant en France qu'en Espagne, mais elle se ressent du malaise dans lequel le mouvement ouvrier se trouve pour riposter efficacement. En France, face à la tentative fasciste du 6 février et à l'essor des Ligues, un puissant mouvement de riposte unitaire se dégage pour barrer la route au fascisme. En Espagne, pendant toute l'histoire de la deuxième République, même aux moments les plus durs de 1934 et 1935, les militants anarchistes et les ouvriers organisés dans la Confédération Nationale du Travail (CNT/anarcho-syndicaliste) ne cesseront d'impulser le combat ou de déclencher des mouvements à caractère insurrectionnel.
La victoire électorale des partis de gauche en Espagne comme en France au cours des premiers mois de 1936, en dehors de toute autre considération, indique clairement la volonté et la détermination dont les travailleurs faisaient preuve. Mais la réalisation de Fronts populaires, sous la direction des socialistes et des communistes, ne pouvait cependant en aucune manière (les faits ultérieurs le prouveront amplement) constituer une riposte efficace aussi bien envers les menaces fascistes que contre les dangers de guerre. "Alliance politique" de partis en vue de la réalisation d'un programme minimum de gouvernement, ils vont constituer plutôt une tentative de canaliser la lame de fond unitaire vers des objectifs politiques et détourner les masses de la révolution sociale.
Seule l'action directe des travailleurs pouvait débloquer la situation comme le montreront les grèves sur le tas en France de juin 36, mais surtout le soulèvement populaire en Espagne comme riposte au coup d'État fasciste. Vu sous cet angle, l'épisode de la révolution espagnole peut-être envisagé en quelque sorte comme la bataille de la dernière chance pour sauver l'Europe et le monde d'un conflit dont le seul grand perdant sera le prolétariat.
Son enjeu dépassa donc largement, dès le départ la seule situation ibérique et d'ailleurs, les gouvernements tant "démocratiques" que "fascistes" ne s'y tromperont pas en faisant de celle-ci le premier banc d'essai des affrontements à venir. Tout comme les "révolutionnaires" qui vinrent apporter leur soutien "actif" à la cause des travailleurs espagnols. La guerre d'Espagne ne saurait être, en aucun cas, appréhendée comme une lutte pour ou contre le fascisme, mais bien comme la dernière tentative pour le prolétariat révolutionnaire de s'opposer à la réaction en faisant la révolution sociale.


Gaétano Manfrédonia








Le Monde Libertaire - Été 1976
Les collectivisations
en Espagne

Augustin Souchy

La rébellion militaire du 19 juillet 1936 a eu des conséquences profondes pour la vie économique. de l'Espagne. La lutte contre le clan cléricalo-économique n'a été possible qu'avec l'aide de la classe ouvrière. Livrée à ses seules forces, la bourgeoisie républicaine aurait été écrasée. Aussi a-t-elle dû se placer aux côtés du prolétariat. En effet, en 1934, lorsque la gauche catalane voulut mener la lutte contre Madrid sans les ouvriers, et même contre les anarchistes et les syndicalistes, ce fut Madrid qui gagna la partie. Les défenseurs de l'autonomie catalane furent écrasés. Après leur défaite, Madrid prit sa revanche. Les chefs catalans, Companys en tête, furent condamnés à plusieurs années de prison.
Pour éviter le même danger, cette fois-ci, la petite bourgeoisie dut s'allier aux syndicalistes et aux anarchistes. Cette alliance ne pouvait se limiter au terrain politique. Les syndicalistes et les anarchistes avaient fait de mauvaises expériences avec la république bourgeoise. Il ne fallait donc pas songer à ce qu'ils se contentassent de mater la rébellion cléricalo-militariste. Il fallait s'attendre à la mise sur pied d'un changement du système économique. Ils ne pouvaient, en effet, continuer à tolérer l'exploitation économique, base, à leur yeux, de l'oppression politique.
La grève générale, déclenchée par la classe ouvrière, mesure de défense contre la rébellion, paralysa pendant huit jours toute la, vie économique. Dès que la rébellion fut brisée, les organisations ouvrières décidèrent de mettre fin à la grève. Les syndiqués de la CNT, à Barcelone, furent convaincus que la reprise du travail ne pouvait pas se faire aux mêmes conditions qu'auparavant. La grève générale ne fut pas une grève qui avait pour but la défense ou l'amélioration des salaires. Il ne s'agissait pas, en effet, d'obtenir des salaires plus élevés ou de meilleures conditions de travail. Des entrepreneurs, aucun n'était là. Les travailleurs ne devaient pas seulement reprendre leur place à l'établi, sur la locomotive ou le tramway ou dans les bureaux. Ils devaient se charger aussi de la direction générale des fabriques, des ateliers, des entreprises, etc. En d'autres mots, la direction de l'industrie et de toute la vie économique incombait désormais aux ouvriers et employés occupés dans tous les secteurs de l'économie du pays.
On ne peut cependant pas parler d'une socialisation ou d'une collectivisation appliquée suivant un plan bien tracé. En fait, il n'y eut pratiquement rien de préparé d'avance, tout dut être improvisé. Comme dans toutes les révolutions, la pratique dépassa la théorie. Les théories furent, en effet, dépassées et modifiées conformément aux exigences présentes de la réalité. Les partisans de l'idée qu'on ne peut établir une nouvelle organisation sociale que par la voie d'une évolution pacifique, eurent aussi tort que ceux qui croyaient que ce n'est que par un acte de violence qu'un nouveau système social ou économique pouvait être mis sur pied, si seulement le pouvoir politique tombait aux mains de la classe ouvrière. Ces deux opinions se révélèrent erronées. Et la seule opinion fondée fut celle-ci : le pouvoir militaire, policier et public de l'État capitaliste devait être brisé pour laisser la voie libre à l'établissement de nouvelles formes sociales.
Si l'on considère la succession des événements à Barcelone, et dans beaucoup d'autres localités de Catalogne et d'Espagne, on constate que la réalité se rapproche fortement de ces théories. Les pouvoirs publics passèrent aux mains des anarcho-syndicalistes et des partis politiques de la classe ouvrière et de la petite bourgeoisie.
Tels furent les changements sur le terrain politique. Sur le terrain économique, les syndicats agirent seuls. Après le 19 juillet 1936, les syndicats de la CNT se chargèrent de la production et du ravitaillement. Les syndicats s'efforcèrent d'abord de résoudre la question la plus urgente : celle d'assurer le ravitaillement de la population. Dans chaque quartier, des cuisines furent installées dans les locaux des syndicats. Des comités de ravitaillement (Comités de Abastos) s'occupèrent de chercher les vivres aux dépôts centraux de la ville ou à la campagne. Ces vivres furent payés avec des bons dont la valeur était garantie par les syndicats. Chaque membre des syndicats, les femmes et les enfants des miliciens et aussi la population en général, tous furent nourris gratuitement. Pendant les journées de grève, les ouvriers ne reçurent aucun salaire. Le Comité des milices antifascistes décida de verser aux ouvriers et employés la somme correspondant à ce qu'ils auraient touché s'ils avaient travaillé pendant ces journées. Cette vie économique sans circulation de numéraire dura deux semaines. Quand le travail recommença et que la vie économique reprit son cours, la circulation monétaire recommença.
La première phase de la collectivisation débuta quand les travailleurs prirent à leur charge l'exploitation des entreprises. Dans chaque atelier, fabrique, bureau, magasin de vente, des délégués syndicaux furent nommés qui s'occupèrent de la direction. Souvent, ces nouveaux dirigeants n'avaient pas de préparation théorique et peu de connaissances en économie nationale. Cependant, ils avaient une connaissance profonde de leurs besoins personnels et des nécessités du moment. La question des salaires, des prix, de la production, de la relation de ces facteurs entre eux, ne fut jamais étudiée par eux d'une façon scientifique. Ils n'étaient ni marxistes, ni proudhoniens. Mais ils connaissaient leur métier, le processus de production de leur industrie, savaient conseiller. Leur esprit d'initiative et d'invention suppléait au manque de préparation. Dans quelques fabriques de l'industrie textile, on confectionna des foulards en soie, rouge et noir, avec impression d'un texte antifasciste. Ces foulards furent mis en vente.Comment avez-vous calculé le prix ? Comment avez-vous établi la marge de profit ? demanda un journaliste étranger et marxiste - Je ne connais rien en ce qui concerne la marge de profit, répondit l'ouvrier à qui l'on posait ces questions. Nous avons cherché dans les livres le prix de la matière première, calculé les dépenses courantes, ajouté un supplément en vue du fonds de réserve, additionné le montant des salaires, ajouté un supplément de 10 % pour le Comité des milices antifascistes et le prix fut établi.
De cette façon s'effectua, dans la plupart des entreprises, la direction de la production par les ouvriers. Les patrons furent jetés sur le pavé pour autant qu'ils s'opposaient à la nouvelle gestion économique. Ils furent admis comme travailleurs s'ils acceptaient le nouvel état de choses. Ils furent, dans ce cas, occupés comme techniciens, directeurs commerciaux, ou même comme simples ouvriers. Ils touchaient un salaire correspondant à celui d'un ouvrier ou d'un technicien suivant leur profession.
Ce début et ces changements furent relativement assez simples. Les difficultés apparurent plus tard. Au bout d'un temps assez court, il n'y eut plus de matières premières à volonté. Les premiers jours après la Révolution les matières premières furent réquisitionnées. Ensuite on dut les payer, c'est-à-dire les faire entrer en ligne de compte. De l'étranger n'arrivaient que fort peu de matières premières, il s'ensuivit une augmentation des prix des matières premières et des produits finis. Les salaires furent augmentés, mais cette augmentation ne fut pas générale.
La collectivisation se limita à l'abolition des privilèges de certains patrons ou consista au bénéfice d'entreprise d'une société anonyme ; ainsi les ouvriers de ces entreprises ou sociétés étaient devenus les bénéficiaires à la place des propriétaires précédents. Ce changement constitua une légitime amélioration sur la situation antérieure, car cette fois-ci les ouvriers récoltaient réellement les fruits de leur labeur. Mais cette amélioration, ce statut économique n'était ni socialiste, ni communiste. Un capitaliste était remplacé par une sorte de capitalisme collectif. Là où il y avait un seul propriétaire de fabrique ou d'un café, il y eut ensuite un propriétaire collectif constitué par les ouvriers de la fabrique, le personnel du café. Le personnel d'un café bien fréquenté a un revenu plus grand que celui d'un établissement moins connu.
La collectivisation ne pouvait s'arrêter à cette phase. Cela fut constaté partout. Les syndicats décidèrent de s'occuper eux-mêmes du contrôle des entreprises. Les Syndicats d'entreprise se transformèrent en entreprises industrielles. Le Syndicat du bâtiment de Barcelone se chargea de l'exécution des travaux des différentes entreprises en bâtiment de la ville. Les salons de coiffure furent collectivisés. Dans chaque salon de coiffure, il y eut un délégué syndical. Chaque semaine, il apporta le produit de toutes les recettes au Comité Economique du syndicat. Les dépenses des salons de coiffure furent payées par le syndicat, de même que les salaires.
Le processus de collectivisation ne pouvait pas, non plus, s'arrêter à cette phase. À la Fédération locale des syndicats de Barcelone (CNT) on discuta la création d'un comité de liaison. Celui-ci devait s'étendre à tous les comités économiques des divers syndicats, l'argent devait être concentré dans une seule place, une caisse d'égalisation devait veiller à une répartition légitime des fonds. Dans certaines industries existaient depuis le début ce comité de liaison et cette caisse d'égalisation. La Compagnie des autobus de Barcelone, entreprise rentable administrée par les ouvriers, a des excédents de recettes. Une partie de ces excédents est versée à un fonds de réserve pour l'achat de matériel à l'étranger. Une autre partie est destinée à soutenir la compagnie des tramways dont le rendement financier est inférieur à celui de la Compagnie des autobus.
Lorsque l'essence devint rare, 4.000 conducteurs de taxis tombèrent en chômage. Leur salaire dut tout de même être payé par le syndicat. Ce fut une lourde charge pour le syndicat des transports. Il dut demander une aide aux deux autres syndicats et à la commune de Barcelone. Dans l'industrie du textile à cause de la pénurie de matières premières, on dut diminuer les heures de travail. Dans certaines fabriques, on ne travailla plus que trois jours par semaine. Cependant, les ouvriers durent être payés. Comme le syndicat du textile n'avait pas de moyens à sa disposition, la Généralité dut payer les ouvriers à sa place.
Le processus de collectivisation ne pouvait s'arrêter à ce degré. Les syndicalistes réclamèrent la socialisation. Mais socialisation ne signifie pas pour eux nationalisation, soit direction de l'économie par l'État. La socialisation doit être une généralisation de la collectivisation. Il s'agit d'un rassemblement des capitaux des divers syndicats dans une caisse centrale ; la concentration dans le cadre de la Fédération locale se transforma en une sorte d'entreprise économique communale. Il s'agit d'une socialisation par en bas ou des activités ouvrières dans le cadre de la commune. Sans organisation des travailleurs, il n'y a pas de socialisation.
Non seulement en Catalogne, mais aussi dans toutes les parties de l'Espagne, les traditions du collectivisme avaient des racines. Lorsque le pouvoir des généraux fut abattu, on constata dans le pays, cette aspiration générale en faveur de la collectivisation des grandes propriétés existantes. Les organisations syndicales et les groupes anarchistes se placèrent à la tête de ce mouvement pour la collectivisation. Ils restèrent fidèles à leur tradition. Au congrès de Madrid de la CNT, en juin 1931, la collectivisation du sol fut déclarée comme l'un des plus importants buts des travailleurs de la campagne.
Les décisions prises par ce congrès indiquent clairement la voie qu'en juillet et août 1936 les travailleurs de la campagne devaient suivre.
Dans la résolution votée en juin 1931, on réclamait...
- Tous les pâturages, grandes propriétés, terrains de chasse et autres propriétés foncières doivent être expropriés sans indemnisation et déclarés propriétés publiques (sociales). Tous les contrats concernant les dîmes à verser aux propriétaires seront annulés et remplacés par d'autres contrats établis par les syndicats suivant les besoins de chaque district.
- Le bétail de boucherie, les semences, les instruments de culture et les machines qui se trouvent en possession des particuliers seront expropriés.
- Répartition proportionnée aux besoins et gratuite des champs ensemencés et des instruments de culture entre les syndicats des travailleurs agricoles pour la mise en valeur des terres et leur exploitation.
- Suppression des impôts, Âmes, dettes et hypothèques qui pèsent sur les propriétés agricoles exploitées par leur propre propriétaire sans l'aide constante ou le service salarié d'autres travailleurs.
- Suppression des impôts agricoles et prélèvements d'autre nature que les petits fermiers sont obligés de verser aux grands propriétaires ou aux intermédiaires.
Le congrès déclare que la socialisation du sol et de tous les moyens et instruments concernant la production agricole et la mise en valeur des terres, leur utilisation et leur exploitation par les syndicats agricoles unissant les producteurs est une condition primordiale pour l'organisation d'une économie qui assurera à la collectivité ouvrière le produit intégral et le bénéfice de son travail.
La collectivisation du sol prit en Espagne d'autres formes qu'en Russie. La propriété agricole, dans le cadre d'une commune, fut collectivisée pour autant qu'elle appartenait auparavant à un grand propriétaire foncier. Celui-ci s'était placé du côté du clan clérico-militariste et contre le peuple.
Les propriétaires, qui avaient accepté le changement économique purent continuer à travailler dans le cadre du syndicat, qui se plaça à la tête de la collectivisation.
Les exportateurs se rallièrent aussi au syndicat et, en plusieurs endroits également, les petits propriétaires.
Le sol et la propriété sont travaillés en commun par les travailleurs de la campagne, tous les produits sont livrés au syndicat qui verse les salaires et vend la production.
Dans une branche, il n'y eut pas de collectivisations : dans les banques. Pourquoi donc les banques ne furent-elles pas organisées ? Les employés de banques étaient faiblement organisés. Ils étaient affiliés non pas aux syndicats de la CNT, mais aux syndicats de l'Union générale des travailleurs (UGT/socialiste) qui est opposée à la collectivisation ; l'UGT, socialiste, a, en effet, d'autres traditions. Son idéologie est social-démocrate, elle veut l'étatisation. La socialisation doit, selon cette doctrine, être appliquée par l'état au moyen de décrets. Le gouvernement ne décréta pas la collectivisation des banques. Les employés de banques ne surent pas ce qu'ils devaient faire : ainsi les banques ne furent pas collectivisées. La collectivisation ou la socialisation des banques aurait eu sans doute un autre développement. Les biens des banques ne sont pas constitués par des machines et des outils, mais par les moyens de circulation, par des valeurs nominales, par de l'argent. La réquisition des biens des banques aurait permis une répartition centrale, unique des moyens financiers et l'établissement d'un plan financier.
Mais ce que l'on perdit d'un côté, on le gagna de l'autre côté. L'initiative de quelques-uns ne créa aucun obstacle. Après sept mois de collectivisation, les syndicats, à la lumière de leurs expériences, constatèrent qu'il était nécessaire de coordonner toutes les entreprises collectivisées des différentes industries. Ils se basèrent donc sur les expériences faites. La direction centrale, qui est créée aujourd'hui, n'a pas besoin de se préoccuper de la création d'organes subordonnés qui existent déjà. Le sommet de la collectivisation repose sur un fondement solide, qui a pour base le syndicat d'industrie, ses sections de métier dans les entreprises et les ateliers mêmes. Voilà ce qui a fait la force de la collectivisation en Espagne.
Dans le développement de la collectivisation, on constate la même marche que dans l'évolution politique : en particulier le rejet de tout mouvement totalitaire. Les syndicats émirent aussi la prétention de régler le ravitaillement, sans vouloir cependant en faire un monopole. Le syndicat de l'alimentation prit à sa charge le fonctionnement des boulangeries. (Il n'y a pas à Barcelone de grandes boulangeries, de fabriques de pain).
À côté de celles-ci existent encore de petites boutiques de boulangers, qui travaillent comme auparavant. Le transport du lait des campagnes dans les villes est assuré aussi par les syndicats, qui s'occupent, en, plus, du fonctionnement de la majorité des laiteries. Le syndicat de l'alimentation contrôle les entreprises agricoles et travaille en collaboration avec les fermes collectivisées. La diminution de l'entrée en Espagne du lait condensé eut pour conséquence une pénurie de lait. Le syndicat de l'alimentation acheta du lait condensé à l'étranger et il n'y eut ainsi plus de pénurie de lait à Barcelone. En Russie, pendant les premiers temps de la révolution, les magasins étaient fermés. Il n'en fut pas ainsi, le grand commerce passa dans les mains des syndicats. Le petit commerce reçut ses marchandises du syndicat. Pour le petit commerce, les prix furent fixés d'une façon générale. Le commerce intérieur organisé fut contrôlé. À la tête du monopole de ravitaillement se trouve la Consejeria de abastos, le conseil de ravitaillement. Le but fut d'organiser et d'unifier l'ensemble du ravitaillement en Catalogne de façon à ce que chaque localité soit servie suivant ses besoins. Un prix unique fut établi par les communes collectivisées, les syndicats de pêcheurs et d'autres branches de l'alimentation, en accord avec l'offre du ravitaillement. Eviter l'augmentation des prix des denrées alimentaires, tel était le but de cette politique économique. Spéculateurs et accapareurs devaient être ainsi éliminés.
Au milieu de décembre, cette politique fut suspendue Le 16 décembre fut formé un nouveau gouvernement catalan. Les communistes obtinrent l'exclusion du Parti Ouvrier d'Unification Marxiste (POUM) du gouvernement. Dans la formation de celui-ci, le ministère du ravitaillement fut accordé à Comorera, membre du parti socialiste unifié (affilié à la troisième internationale). Un autre ministère fut donné à Domenech, le représentant des syndicalistes de la CNT Comorera abolit le monopole du ravitaillement. La liberté du commerce fut de nouveau introduite. On laissa la voie libre à l'augmentation des prix. Dans ce domaine, la collectivisation fut suspendue.
Dans la branche des transports, l'heureuse influence de la collectivisation saute aux yeux. En dépit d'une augmentation générale des prix, les tarifs des compagnies de transports de Barcelone n'ont pas augmenté. On aperçoit dans les rues de Barcelone de nouveaux tramways aux peintures toutes fraîches ainsi que de nouveaux autobus. De nombreuses voitures taxis ont été remises à neuf.
La collectivisation de la campagne et de l'industrie ouvre de nouvelles voies de développement au changement structurel de la société. Mais il serait prématuré d'émettre un jugement définitif sur ce développement qui est un des événements sociaux les plus intéressants de notre époque.
La collectivisation ouvre de nouvelles perspectives, conduit à de nouvelles voies. En Russie, la révolution a pris le chemin de l'étatisation. En Italie et en Allemagne, le fascisme a placé ses espoirs dans le système corporatif. Dans les états démocratiques aussi on pense à trouver une solution à la crise économique actuelle dans de nouvelles formes des fondements économiques et politiques de la société. En Amérique, Roosevelt s'est lancé dans une voie nouvelle ; en Belgique, de Man à proposé un socialisme partiel. En France, des théoriciens démocrates empruntent quelques-unes de leurs idées au système corporatif. Par ces nouveautés, on entrevoit une issue à la crise politique, économique et spirituelle, un assainissement de la vie économique. En Espagne, on n'a pas mis sur pied de nouvelles théories, le peuple lui-même, les paysans à la campagne, les ouvriers dans les villes ont pris à leur charge l'exploitation du sol et des moyens de production. Au milieu de grandes difficultés, à tâtons et à travers les erreurs, ils vont toujours de l'avant, s'efforçant d'édifier un système économique équitable dans lequel les travailleurs eux-mêmes sont les bénéficiaires des fruits de leur travail.
Tel est le sens de la collectivisation en Espagne.


Augustin Souchy - Avril 1937








Le Monde Libertaire - Mai-juin 1986






Mujeres Libres

De toda la vida

Le problème des femmes avait été abordé dès la fin du XIXe siècle par le mouvement libertaire espagnol. Des auteurs anarchistes écrivent des articles dans la presse. On peur citer Amselmo Lorenzo, José Prat et Teresa Claramount. Pendant la Seconde République, les libertaires organisent des campagnes en faveur de l'éducation sexuelle, pendant lesquelles ils développent l'information sur le contrôle des naissances, la prévention des maladies vénériennes, sur la liberté sexuelle et l'union libre.
Le mouvement ouvrier syndical s'organise et se développe en Espagne dès le début du siècle. Il connaît des périodes de répression très dures. Les dictatures d'Alphonse XIII et de Primo de Rivera répriment de façon sanglante les luttes sociales. Les militants sont pourchassés et assassinés, et les groupes démantelés. Malgré cela, les organisations se reconstituent. À la veille de la révolution, le mouvement libertaire occupe une place essentielle sur le champ social. Le congrès de la CNT (centrale anarcho-syndicaliste) de mai 1936 adopta, dans son rapport sur le concept confédéral du communisme libertaire, la complète égalité de la femme et de l'homme.
Afin de mieux comprendre ce que pouvait représenter ce discours dans la société espagnole, il faut essayer de remonter 50 ans en arrière. L'éducation très catholique reléguait les femmes au rôle de servante et de mère. Ces idées se heurtaient au machisme, et ceci même parmi les militants syndicalistes. Il faut aussi remarquer que parallèlement, en France, il faudra attendre 1945 pour que les femmes aient le droit de vote.
Née d'une réflexion de femmes militant dans les organisations anarchistes et anarcho-syndicalistes, Mujeres Libres s'était donné pour but la libération de la femme sous tous ses aspects afin de combattre son esclavage en tant que productrice, son esclavage en tant que femme, son esclavage dû à l'ignorance. Il s'agissait aussi d'attirer les femmes vers les idées libertaires. Des groupes féminins s'étaient constitués à Madrid, Barcelone et Valence, dès 1933 autour d'une revue et d'une intervention de type culturel. Ils se sont regroupés à la veille de la révolution, afin de s'organiser en fédération et de lancer une campagne de propagande. Ses objectifs étaient l'émancipation de la femme et du prolétariat. Mujeres Libres ne voulait pas être une organisation d'une minorité élitiste de dirigeants, mais se proposait d'être une organisation de masse de femmes. Elle comptera jusqu'à 20.000 affiliées au plus fort de son essor. De même, Mujeres Libres s'identifiait aux aspirations du mouvement libertaire espagnol et se considérait comme partie prenante de ce mouvement, même si cela n'a pas toujours été bien compris du reste du mouvement espagnol.
La révolution espagnole a sûrement déterminé l'essor de cette organisation. En effet, l'atmosphère catalysatrice de la "guerre" a fait que beaucoup de femmes sont sorties de leur rôle social traditionnel. En effet, dès juillet 1936, les ouvriers et les paysans regroupés dans les syndicats de la CNT et de l'UGT réorganisèrent la production dans les villes et dans les campagnes. De nombreux hommes et femmes partirent au front combattre le fascisme.
Mujeres libres a profité de la dynamique révolutionnaire afin d'investir tous les terrains. Leurs actions concrètes ont été nombreuses et variées, s'adaptant aux situations locales. Elles se sont attaquées au problème de l'éducation des femmes en organisant des cours d'alphabétisation, des cours d'éducation sexuelle et de forma-tion professionnelle. Elles se sont aussi occupées de l'éducation des enfants en créant des classes et des ateliers inspirés de l'École rationaliste de Franscisco Ferrer. Elles ont constitué des groupes d'aide aux familles et aux victime de guerre. Elles se rendaient régulièrement sur le front apporter leur aide morale aux miliciens. Elles ont organisé, à l'arrière des fronts, des hôpitaux, des crèches gratuites, des réfectoires populaires ainsi que des liberatorios pour aider les femmes à se libérer de la prostitution. Elles ont assumé des postes de responsabilité à tous les niveaux de la société qui était en construction. Enfin, certaines sont parties immédiatement sur le front combattre le fascisme.


Carolina (Groupe de Béziers)


 Pour en savoir plus les Mujeres Libres








Portraits de femmes Anarchistes

Les portraits qui suivent sont tirés d'un document vidéo réalisé en 1985 : De toda la vida. Ce film est disponible actuellement en castillan, en anglais et en français. Il dure trente minutes.
Dolores Prat vit aujourd'hui à Toulouse, elle est née à Ripoll, en Catalogne, d'une famille pauvre très catholique. Après une année chez les sœurs dont elle garde un souvenir très pénible et une année à l'école publique, elle commence à travailler dans une usine textile. Elle raconte : En 1919, il y eut une grande grève dans toute la Catalogne ... C'est alors que je me suis mise à travailler, j'avais quinze ans. Mon père me proposa de suivre des études pour devenir institutrice ou de m'acheter un fonds de commerce. Je ne voulais pas passer ma vie avec des enfants, ni me voir vendre de la nourriture au lieu de la distribuer ... il y avait tant de misère. Alors je lui ai dit que je voulais aller à l'usine pour pouvoir protester. Et là, je suis rentrée à la CNT, parce que c'était eux les vrais révolutionnaires.
Lola Iturbe a commencé à travailler elle aussi très jeune dans l'industrie du textile à Barcelone, Née d'une relation extra-conjugale, elle a beaucoup souffert de cette situation. La pression sociale, imprégnée de catholicisme et de moralisme, fait d'elle une enfant révoltée. C'est dans les milieux libertaires qu'elle rencontre la chaleur et le respect qu'elle attendait. À partir de là, elle commence à étudier et à connaître l'anarchisme : ... Un des événements les plus sensationnels avant la révolution eut lieu un 1er mai à Barcelone, à la fête du livre. Pour la première fois, la maison d'édition anarchiste "Tierra y Libertad" y tint un très grand stand. Il y avait des jeunes filles qui vendaient à la criée les brochures du docteur Lazarte en revendiquant la liberté sexuelle. Vous pouvez imaginer ce que ce discours pouvait représenter à ce moment-là. Ce fut la première fois que l'anarchisme sortait dans la rue, non plus comme quelque chose de violent mais comme un phénomène culturel.
Elle a dirigé avec son compagnon Juan Manuel Molina la revue théorique anarchiste Tierra y Libertad et a écrit un ouvrage en 1974, en castillan La femme dans la lutte sociale.
Il faut que nous gardions en mémoire, les milliers de femmes qui furent exécutées pendant la guerre. Je me souviens de l'une d'entre elles, elle s'appelait Soledad Amoros. Lorsque les fascistes lui annoncèrent son exécution, elle demanda si elle pouvait se retirer quelques instants dans sa cellule. Elle s'habilla, se maquilla, et lorsqu'elle sortit dans la cour, elle cria : "Compagnes, ils m'emmènent à la mort, vive la liberté !". C'est pour cela, que j'ai écrit ce livre, pour que ces femmes ne restent pas dans l'anonymat. En effet, peu de ces femmes ont été citées dans les nombreux ouvrages que les compagnons ont écrit sur le mouvement anarchiste espagnol, à part peut-être Soledad Gustavo et Teresa Claramount. En revanche, moi j'ai voulu parler des autres qui ont été moins connues, mais qui n'en ont pas eu pour cela une importance moindre dans l'histoire de notre mouvement.
Federica Montseny a été une des figures marquantes de cette révolution. Elle a été une des ministres anarchistes qui ont participé au gouvernement. Et elle fut la première femme nommée ministre en Espagne (ministre de la Santé). Fille de militants anarchistes, elle raconte comment sa mère, au début du siècle, partait faire des tournées de conférences avec trois compagnons et comment de chez elle sortaient des milliers de brochures, de revues que ses parents éditaient.
Elle parle aussi des réalisations auxquelles elle a participé, lorsqu'elle était ministre : la création de lieux pour les enfants et les personnes âgées ; les centres de formation pour les femmes, particulièrement pour aider les prostituées à se libérer de leur milieu ; ainsi que la légalisation de l'avortement libre.
Pepita Carpena a vécu ses années d'adolescence pendant cette période. Faisant partie des jeunesses libertaires, très tôt le problème de l'émancipation de la femme l'a poussée à participer aux activités de Mujeres Libres. Là, elle y rencontre Mercedes Comaposada et Lucia Sanchez Saornil, deux des femmes fondatrices de ce mouvement. Ces femmes, en complétant son éducation de jeune fille quasiment analphabète, ont eu une grande importance dans sa vie. Elle raconte ces trois années de lutte, de révolution, qui l'ont tant enrichie et malgré la guerre, les bombardements, les compagnons disparus, elle garde de cette époque un souvenir très exalté. Trois années qui ont compté chacune pour dix. Trois années qu'elle aurait regretté ne pas avoir vécues. Pepita participe aujourd'hui aux travaux du CIRA de Marseille.
Sara Berenguer est la fille d'un militant anarcho-syndicaliste. En 1936, celui-ci part pour le front. Elle a alors 17 ans. Voulant être utile à la révolution, elle se rend sur les conseils de son père au comité révolutionnaire de son quartier et y prend des responsabilités. Le comportement machiste de certains compagnons militants face à leurs compagnes et aux femmes désirant sortir de leur rôle traditionnel, la pousse à participer aux activités de Mujeres Libres. Elle prend alors conscience que le discours politique ne suffit pas et qu'il est nécessaire d'agir sur les consciences et de s'éduquer. Au début, lorsque "Mujeres Libres" s'organisa, je n'étais pas d'accord avec elles parce que je considérais que pour gagner la lutte, il fallait combattre ensemble, l'homme à côté de la femme. Et comme pour moi, cela me semblait naturel, je ne voyais pas le pourquoi d'une organisation de femmes. Puis il y eut l'annonce d'une conférence de Femmes libres. Je m 'y suis rendue, et j'ai entendu trois compagnons y entrer en se moquant de Mujeres Libres : "Qu'est-ce que viennent faire ces femmes ? Tenir une conférence ? Pour qui se prennent-elles ?". Cela me toucha très profondément. Aussi, lorsque la conférence se termina, je me suis emportée contre eux et à la faveur des débats, j'ai déballé toute la rancœur que j'avais contre les compagnons qui ne nous considéraient que comme des mères de famille ou des servantes.









Le Monde Libertaire - Décembre 1976




La contre-révolution
"communiste"
La Tchéka en Espagne

John Mac Govern

La Tchéka, police politique communiste, fut instituée en novembre 1917 par le pouvoir bolchevik russe afin d'anéantir toute révolte contre les nouveaux dictateurs. Supprimée sous cette dénomination en 1922, elle n'en demeurait pas moins et fit beaucoup parler d'elle en Espagne, pendant la guerre civile, par ses arrestations, assassinats et tortures de militants révolutionnaires.
Le parti communiste espagnol, petite organisation aux maigres effectifs avant 1936, profita de l'aide militaire soviétique pour se développer et investir les rouages de l'État renaissant. Sous les ordres de l'Internationale communiste, ses serviteurs voulaient à tout prit éviter la révolution sociale pour servir les intérêts de l'URSS, désireuse de conclure avec le gouvernement britannique une alliance militaire. Dès lors, il s'agissait de "défendre la démocratie" et pour cela l'élimination des anarchistes de la CNT-FAI et des marxistes du POUM importait plus que la victoire sur les fascistes.
Déjà en mars et avril 1937, des arrestations d'anarchistes à Bilbao et des tentatives de désarmer les éléments révolutionnaires eurent lieu. Essais qui se soldèrent, le 27 avril, par des affrontements armés entre anarchistes et communistes en Catalogne. Mais c'est après les événements de Barcelone (début mai 1937), où la bataille s'engagea entre les forces populaires et les gardes d'assaut gouvernementaux appuyés par les communistes, que la répression tchékiste s'installa avec la nomination d'un communiste comme chef de la police de Barcelone.
Les premières victimes seront les membres du POUM : Andres Nin, ancien ministre de la Justice dans le gouvernement catalan et secrétaire général de ce mouvement, accusé d'être un espion fasciste, fut arrêté, emmené à Madrid et exécuté. D'autres suivirent, anarchistes ou militants de l'aile gauche de l'UGT ; citons pour exemples les camarades Berneri, Barbieri, Aris, Rua... L'Espagne antifasciste n°7, du 30 novembre 1937, décrivait ainsi la Tchéka : Cette organisation policière clandestine a pour but d'éliminer, par tous les moyen, les ennemis de la néfaste politique moscoutaire ; et ces ennemis, bien entendu, il ne faut pas les chercher chez les fascistes, mais chez les révolutionnaires ennemis de toutes les dictatures. Elle a acquis une puissance extraordinaire, d'autant plus qu'elle jouit aujourd'hui de l'impunité totale, voire de la protection de la police officielle, dont le représentant à Barcelone est le senor Burillo, membre du Parti, qui a eu de lourdes responsabilités dans la chute de Tolède. Son état-major se trouve au Consulat même de l'URSS sous les ordres du Consul Antonov Ovsenko. Placé immédiatement sous les ordres du Consul, le chef de la Tchéka à Barcelone est un certain Alfred Herz, secondé par un nommé Hermann (et par) plusieurs agents de la police officielle ... Ce service est certainement beaucoup mieux organisé que la police du Gouvernement. Elle possède un fichier complet (qui pourrait servir de modèle à celui de l'État) auquel est jointe une liste noire des personnages les plus dangereux pour la mauvaise cause du Parti Communiste.
Le texte ci-dessous est composé d'extraits du compte rendu d'une mission d'information (qui eut lieu fin novembre 1937) menée, entre autres, par le député écossais Mac Govern (membre de l'Independent Labour Party, scission d'extrême gauche du Parti travailliste britannique). La totalité du compte rendu a été traduite et a paru dans La Révolution prolétarienne du 25 janvier 1938 sous le titre La terreur communiste en Espagne. Que ces quelques lignes puissent se graver dans nos mémoires et nous servir pour l'avenir.


Groupe Sacco-Vanzetti


 À la Prison modèle


Le dimanche 28 novembre, nous allâmes à la Prison modèle de Barcelone, et présentâmes nos autorisations au directeur de la prison des hommes. Il fut très courtois et nous conduisit chez le médecin de la prison. On nous apprit qu'il y avait dans cette prison 1.500 prisonniers, dont 500 antifascistes, 500 fascistes et 500 délinquants de droit commun.
C'était dimanche, et l'heure des visites, aussi nous nous trouvâmes en présence de 500 à 600 visiteurs demandant à entrer afin de voir leurs amis. Comme il convient, c'était l'aile gauche de la prison qui était attribuée aux prisonniers de gauche ! Nous entrâmes dans une grande salle par une immense porte de fer de 6 mètres de large sur 3,5m de haut. Les prisonniers avaient appris que nous allions venir et nous firent une chaude réception.
La difficulté était que c'était à qui nous parlerait le premier des brutalités qu'il avait endurées de la part de la Tchéka, avant d'être entré dans cette prison-ci. Un prisonnier italien nous fit une remarquable description des tortures qui lui avaient été infligées dans une cellule souterraine. Il fut attaché au mur, les mains au-dessus de la tête, avec deux gardes à ses côtés, baïonnette au canon, pendant qu'un jeune officier de la Tchéka tenait des papiers de la main gauche et de la main droite un revolver dirigé sur sa poitrine. L'officier de la Tchéka le soumit à un interrogatoire du 3è degré prétendant qu'il avait de faux papiers, le sommant de dire où certains de ses camarades pourraient être trouvés, le menaçant de le tuer et de jeter son corps dans un égout qui passait dans la cellule. Cet Italien fut soumis à cette torture, durant 5 à 6 heures chaque fois, avant d'être finalement transféré à la Prison modèle.
Challaye et moi-même interrogeâmes également un Français, qui appartenait auparavant à l'armée française, et qui avait abandonné sa situation pour venir en Espagne combattre le fascisme. Il avait été nommé officier dans l'armée espagnole gouvernementale et avait combattu sur le front de Madrid pendant plus de 5 mois. La seule raison pour laquelle il se trouvait dans la prison modèle, était qu'il avait franchement exprimé son opinion sur le Komintern et les méthodes de la Tchéka. Il me donna l'impression d'un homme splendide. Il ressentait comme un outrage effroyable d'avoir été gardé en prison pendant plus de 4 mois ; il insistait sur ceci : Qu'on me fasse un procès si j'ai commis quelque faute ; sinon qu'on me rende ma liberté !
Il y avait également un bon nombre de ces prisonniers qui avaient été blessés au cours des combats contre Franco, et cependant on les gardait en prison sous le prétexte qu'ils étaient des alliés de Franco ! Notre délégation fut spécialement bien accueillie par les prisonniers du POUM, et nous passâmes une heure dans la cellule de Gironella. Plusieurs prisonniers étaient d'ailleurs incarcérés dans cette même cellule. C'était une véritable Internationale de prisonniers que cette prison. Il y en avait de France, de Grèce, d'Allemagne, d'Italie, d'Autriche, de Belgique, de Hollande, de Suisse et d'Amérique autant que d'Espagne. Tous ces prisonniers nous pressèrent de faire connaître les brutalités de la Tchéka, avec ses tortures, son "troisième degré" et ses meurtres des militants socialistes combattant en Espagne.
Lorsque nous décidâmes de quitter l'aile antifasciste de la prison, il y eut un rush spontané de tout le monde vers la porte. Les prisonniers chantèrent deux hymnes de la CNT, puis l'Internationale, et terminèrent avec des vivats à l'adresse de la CNT, de la Fédération Anarchiste Ibérique (FAI) et du POUM. Le délégué de l'ILP fut spécialement l'objet de la reconnaissance internationale ; enfin il y eut des cris de : À bas la Tchéka du Komintern ! et à son adresse, de violents sifflets.
C'était une vue très émouvante que celle de ces 500 prisonniers antifascistes, la plupart jeunes, qui remplissaient les galeries, les escaliers et la grande salle, le poing fermé, l'œil brillant, la tête rejetée en arrière en une attitude de défi. Notre dernière vision fut celle de centaines d'hommes applaudissant, de l'autre côté de l'immense porte de fer. Cette porte de fer était pour nous comme le symbole de la Tchéka du Komintern. C'est par des moyens pareils qu'elle entend supprimer le mouvement révolutionnaire en Espagne afin de substituer au mot d'ordre de Pouvoir ouvrier celui de Démocratie bourgeoise. L'Internationale communiste et son organisation d'assassins sont en train de faire naître contre eux une haine formidable. Un jour, la tempête éclatera et détruira leur effroyable gangstérisme. Ce sera un désastre pour tous ceux qui y auront participé. ...


À la prison secrète de la Tchéka


Notre dernière visite fut pour la prison secrète de la Tchéka à la place Junta : Adraine Bonanova. Nous avions été avisés de l'existence de cette prison par plusieurs bons camarades. ... Lorsque nous eûmes monté les marches qui mènent à la prison, nous trouvâmes le chemin barré par deux gardiens, armés de fusils et baïonnette au canon. Nous présentâmes notre autorisation du directeur des prisons et du ministre de la Justice pour visiter les prisons et un mot fut envoyé à l'intérieur. Alors un officier apparut, qui regarda nos autorisations avec un mépris évident Il nous informa qu'il ne recevait pas d'ordres du directeur des prisons ou du ministre de la Justice, car ce n'étaient pas là ses patrons. Nous lui demandâmes alors qui était son patron, et il nous donna une adresse, celle du quartier général de la Tchéka. Son refus de nous permettre de visiter la prison et les prisonniers était total et définitif ...
Nous allâmes donc au quartier général de la Tchéka, Puerta del Angel 24. Nous entrâmes dans une cour et par un couloir dans une pièce intérieure qui avait toute l'apparence d'un lieu de détention. Nous remarquâmes qu'il y avait sur la table un grand nombre de livres de propagande russes et de journaux communistes, et aucune autre sorte de livres ou de journaux.
Après un court délai, une jeune femme entra, qui nous demanda ce que nous voulions. Elle ne nous cacha pas qu'elle savait qui nous étions, et qu'on l'avait prévenue, de la prison, que nous étions en train de venir. Elle prit les pièces qui nous autorisaient à visiter les prisons. Ensuite apparurent deux jeunes hommes dont ni l'un ni l'autre n'étaient espagnols. Notre interprète qui connaît un grand nombre de langues et de pays fut convaincu par leur accent que l'un était Russe et l'autre Allemand.
Le Russe nous informa que nous ne pouvions ni voir l'intérieur de la prison ni causer avec les prisonniers. Je répondis que nous avions des autorisations du directeur des prisons et du ministre de la Justice et nous demandâmes si notre interlocuteur était plus puissant que le gouvernement, en ajoutant que si on nous refusait l'entrée, nous serions obligés, comme de juste, d'en tirer des conclusions.
John Mac Govern








Le Monde Libertaire - Été 1997




Contre-révolution
stalinienne à Barcelone

René Berthier

Les événements de mai 1937 à Barcelone sont exemplaires à plus d'un titre. Ils se réduisent à une idée principale : comment le stalinisme a utilisé l'antifascisme pour liquider la révolution sociale.
Pour réaliser cet objectif, il était indispensable de liquider le mouvement anarcho-syndicaliste. Mais à ce moment-là, ce mouvement, qui avait impulsé un vaste mouvement de collectivisations dans l'industrie, les transports, l'agriculture, était trop puissant, trop populaire pour être attaqué de front. Il fallait commencer par l'isoler en s'en prenant au POUM, petit parti marxiste mais qui était sur des positions révolutionnaires, dans lequel se trouvaient quelques trotskistes (1).
L'occasion était trop belle. En Allemagne, Staline avait fait le lit du nazisme en sacrifiant le parti communiste allemand pour liquider la social-démocratie. Tout mouvement se réclamant de la classe ouvrière non contrôlé par Moscou devait être liquidé. Staline menait une campagne contre les "hitléro-trotskistes" ; le POUM fut donc dans la ligne de mire des communistes espagnols, qui exigeaient de façon lancinante sa dissolution. Ils firent en sorte d'éliminer Andrès Nin du gouvernement de la généralité de Catalogne, le 13 décembre 1936, avec sinon la complicité, du moins l'accord de la direction de la CNT, qui ne sembla pas se rendre compte que cela, ajouté à d'innombrables autres manœuvres, contribuait à isoler la Confédération chaque fois un peu plus et à la rendre plus vulnérable face au stalinisme.
Les staliniens avaient déjà réussi à éliminer les militants du POUM de toute responsabilité dans l'UGT : or celle-ci était, avant sa prise en main par les staliniens, un allié naturel de la CNT... à condition qu'il y eût dedans des éléments suffisamment radicaux pour favoriser cette alliance. Ainsi, lorsque la CNT obtint que les deux partis marxistes se retirent de la généralité en laissant la place à la seule UGT, c'est en fait le parti communiste qu'elle avait face à elle. L'UGT, que les communistes contrôlaient, était littéralement devenue l'organisation de la petite bourgeoise et du patronat (2). Les événements de mai 37 sont donc exemplaires de l'incompréhension de la direction confédérale à saisir les rapports de force, à comprendre la nature réelle du stalinisme et son rôle contre-révolutionnaire, alors que la masse des travailleurs soutenait la CNT.


Communisme espagnol ?


Les communistes espagnols représentaient peu de chose avant la guerre civile, et ne purent se développer qu'en attirant à eux la paysannerie aisée opposée à la collectivisation, la petite bourgeoisie, beaucoup de fonctionnaires de police, des militaires. L'épine dorsale du mouvement communiste espagnol, soutenu par Moscou, offrait son expérience organisationnelle à des couches sociales dont les intérêts coïncidaient, à ce moment-là, avec les intérêts de la politique internationale de Staline. Ce dernier ne pouvait accepter l'idée d'une révolution prolétarienne se développant en dehors de son contrôle et sur des bases radicalement différentes de la révolution russe. En participant au gouvernement et en pratiquant le noyautage des instances de pouvoir, les communistes acquirent donc une puissance hors de proportion avec leur base sociale. Les communistes, soutenus par la petite bourgeoisie nationaliste catalane, s'exprimaient ouvertement contre les collectivisations ce qui est un paradoxe curieux, sachant qu'en Russie ils avaient imposé la collectivisation forcée de l'agriculture avec la violence la plus inouïe, faisant des millions de morts...
En octobre 1936, un communiste est nommé ministre du ravitaillement, poste précédemment tenu par un anarchiste. Les comités ouvriers de ravitaillement, mis en place par les anarchistes et qui fonctionnaient efficacement, sont dissouts. La distribution de l'alimentation, assurée par le système de la vente directe des produits et organisée par les comités des syndicats, est remise au commerce privé. Les prix augmentent, provoquant la pénurie. Le mécontentement de la population monte, mais les communistes accusent les anarchistes.
Les forces de police - garde civile et gardes d'assaut - avaient été dissoutes et remplacées par des patrouilles de contrôle. Mais la police sera rapidement reconstituée, contrôlée par les staliniens. Le même processus s'était passé, le 10 octobre 1936, avec la militarisation des milices, dont les communistes étaient de chauds partisans. La Batalla du 1er mai 1937 décrit la composition sociale et le mode de recrutement de la police contrôlée par les communistes : ils ont concentré en Catalogne une partie de la formidable armée de carabiniers, qui avait été créée dans des buts contre-révolutionnaires, en la recrutant parmi les éléments du parti communiste dépourvus d'éducation politique, parmi les ouvriers n'appartenant à aucune idéologie, et même parmi les petits-bourgeois déclassés, ayant perdu toute confiance dans le rétablissement de leur position.
Une offensive est lancée contre la liberté d'expression. La censure devient de plus en plus importante, y compris la censure politique. Un meeting CNT-POUM est interdit le 26 février 1937 à Tarragona.
Le 26 mars 1937 les libertaires s'opposent à un décret qui dissout les patrouilles de contrôle, qui interdit le port d'armes par les civils et l'affiliation politique ou syndicale des gardes et des officiers de police, et qui dissout les conseils d'ouvriers et de soldats, ce qui équivalait à la liquidation du pouvoir réel de la Confédération, élément moteur des milices, maîtresse de la rue et des usines. De fait, les patrouilles de contrôle ne rendent pas leurs armes, au contraire, les militants sortent dans la rue et désarment les forces de police régulières, qui résistent ; des coups de feu sont échangés. La mesure de suppression des patrouilles de contrôle avait été prise en accord avec les conseillers anarchistes de la Généralité, qui furent critiqués par leur base et retirèrent leur appui au décret. La crise sera résolue par la formation d'un nouveau gouvernement, identique au précédent. Les affrontements armés continuent.


Les faits


La provocation du 3 mai 1937 fut donc l'aboutissement d'une longue série d'escarmouches dont l'objectif était, pour les staliniens, la liquidation de la révolution sociale, la liquidation des libertaires comme force hégémonique dans la classe ouvrière catalane, la restauration du pouvoir de la bourgeoisie dûment "drivée" par les conseillers techniques du GPU (3). Que se passa-t-il ce jour-là ? Le lundi 3 mai 1937 la police communiste tente de prendre le contrôle du central téléphonique de Barcelone, qui est sous contrôle CNT-UGT, mais dont la majorité des employés est à la CNT.
Les miliciens présents se saisissent de leurs armes et résistent violemment, avec succès. Une heure plus tard les miliciens de la FAI et des membres des patrouilles de contrôle arrivent en renfort. Les usines s'arrêtent. Les armes sortent des cachettes. Les barricades s'élèvent. L'insurrection s'étend à toute la ville. Le gouvernement -avec ses représentants anarchistes !- est en fait assiégé par la force populaire. Il s'agit d'une authentique riposte spontanée à une provocation stalinienne. Le comité régional de la CNT et de la FAI se contente d'exiger la destitution de Rodriguez Sala, communiste, commissaire à l'ordre public de Barcelone. Comme si Sala pouvait être quoi que ce soit en dehors des forces qui se trouvaient derrière lui. Comme le 19 juillet 1936 lorsque les fascistes ont tenté de prendre le pouvoir, ce sont, à la base, les comités de défense confédéraux CNT-FAI qui organisèrent la contre-offensive populaire, mais cette fois contre l'avis de la direction de la CNT.
Le lendemain, mardi 4 mai, la bataille fait rage toute la journée. La rapidité de la réaction des miliciens de la CNT-FAI et du POUM contre la police a été stupéfiante, autant qu'a été terrible l'acharnement de la police noyautée par les communistes. Cette crise révèle un conflit aigu à l'intérieur même du camp républicain. Le sort de la révolution sociale était en jeu. Pendant que les prolétaires se battent dans la rue contre la réaction intérieure au camp républicain, les états-majors marchandent : il faut former un nouveau gouvernement. Les dirigeants de l'UGT et de la CNT appellent à cesser le feu. Les ministres anarchistes du gouvernement central appuient cette initiative, mais Companys, président de la généralité, refuse de renvoyer Rodriguez Sala.
Garcia Oliver, ministre anarchiste du gouvernement central, dirigeant de la CNT mais aussi de la FAI, fait un discours ridicule au nom de l'unité antifasciste, appelle à déposer les armes : Tous ceux qui sont morts aujourd'hui sont mes frères, je m'incline devant eux et je les embrasse, y compris sans doute les staliniens et les policiers. Oliver accrédite ainsi l'idée que la bataille qui a eu lieu n'était qu'un accident de parcours dans le camp républicain, alors qu'elle était un authentique combat de classe, le projet des communistes étant de rétablir tous les attributs de l'ordre bourgeois : propriété privée, pouvoir centralisé, police, hiérarchie. Il évacue l'objectif de cette bataille, qui se résumait dans l'alternative : poursuite de la révolution sociale ou restauration de l'État bourgeois.
Dans la nuit du 4 au 5 mai, les marchandages au palais de la généralité continuent. Les communistes veulent grignoter un peu plus de pouvoir aux comités ouvriers et doivent affronter les travailleurs en armes. Leur objectif : écraser définitivement la révolution. Force est de constater que les dirigeants anarchistes sont dépassés par les événements. À la radio, ils se succèdent tous pour appeler les combattants à déposer les armes : Garcia Oliver, Federica Montseny, tous deux CNT et FAI, et les autres. Companys exige comme préalable à tout accord que les travailleurs se retirent de la rue.
Le lendemain, mercredi 5 mai, la bataille est plus violente encore que la veille. La Gare de France, occupée par les anarchistes, est prise par la garde civile ; les employés de la centrale téléphonique se rendent aux gardes d'assaut. Le gouvernement catalan démissionne. Les divisions anarchistes du front proposent de venir à Barcelone, mais le comité régional de la CNT leur annonce qu'on n'a pas besoin d'elles... Le soir, de nouveaux appels demandent aux ouvriers de quitter les barricades et de rentrer chez eux. Le mécontentement grandit dans les rangs de la CNT-FAI. De nombreux militants déchirent leur carte.
Une partie importante des jeunesses libertaires, de nombreux comités et groupes de base dans les entreprises et les quartiers s'opposent à l'attitude conciliatrice et à courte vue de la direction du mouvement libertaire catalan.
Les Amis de Durruti proposent la formation d'une junte révolutionnaire qui devait remplacer la généralité.
Le POUM devait être admis dans cette junte car il s'est placé du côté des travailleurs. Ils réclament la socialisation de l'économie, la dissolution des partis et des corps armés qui ont participé à l'agression, le châtiment des coupables. Ces positions sont dénoncées par le comité régional de la CNT. Le groupe sera plus tard exclu de la CNT.
Les Amis de Durruti n'étaient pas, malgré leur nom, des survivants des groupesLos Solidarios ou Nosotros dont Durruti avait fait partie.
C'était un petit groupe formé d'irréductibles hostiles à la militarisation des milices, à la participation de la CNT au gouvernement, et dirigé par les Faïstes Carreno, Pablo Ruiz, Eleuterio Roig et Jaime Balius. Accusé d'être à la traîne du POUM et d'être constitué d'anarchistes bolchévisés, ce groupe eut un faible impact et son existence fut courte, car il ne se manifeste plus après l'été 37. Cela ne retire rien au fait que certaines (pas toutes, loin s'en faut) des positions qu'il prit à un certain moment aient pu être dignes d'être prises en considération.
Les critiques qu'il faisait à l'encontre de l'appareil dirigeant de la CNT n'étaient en effet pas infondées. Par exemple, le Comité national de la CNT, lors d'une conférence des délégués le 28 mars 1937, demanda la soumission de tous les organes de presse de la Confédération aux directives du Comité national. La proposition ne fut adoptée qu'à une voix de majorité. La minorité décida de ne pas tenir compte du vote. Il est incontestable qu'il s'était développé une couche de dirigeants spécialisés à la CNT, sans aucun contrôle de la base, et une hiérarchisation autoritaire de l'organisation, y compris à la FAI.
La direction du POUM dans cette affaire n'est elle-même pas exempte de critique. Andrès Nin tente de freiner l'ardeur des militants ; un curieux appel du comité exécutif du POUM propose à la fois de se débarrasser de l'ennemi et d'amorcer une retraite. Le 5 mai aura été le point culminant de la bataille. Le matin, le gouvernement est démissionnaire, le soir il se reforme. Berneri, une des figures de l'opposition révolutionnaire, est assassiné par les communistes, ainsi qu'un autre militant anarchiste italien, Barbieri.
Le matin du 6 mai, on constate un certain flottement chez les combattants, déçus et désorientés par l'attitude de la direction régionale de la CNT. Bientôt les barricades abandonnées sont réoccupées. La direction de la CNT renouvelle ses appels au calme. La lutte est terminée mais personne ne retourne au travail, les combattants restent sur place.
Dans la nuit du 6 au 7 mai, les dirigeants de la CNT-FAI réitèrent leurs propositions : retrait des barricades, libération des prisonniers et des otages. Le matin du 7, le gouvernement accepte les propositions de cessez-le-feu.
L'échec du mouvement insurrectionnel marquera le début d'une régression terrible des acquis des premiers mois de la révolution. L'emprise du stalinisme, s'appuyant sur les couches sociales les plus hostiles à la révolution dans le camp républicain, s'affirmera. Les assassinats de militants révolutionnaires par les staliniens redoubleront. Dès l'été 1937 les troupes du communiste Lister entreront en Aragon pour tenter de liquider par la terreur les collectivités agricoles libertaires et les remettre aux anciens propriétaires. L'adhésion des masses paysannes aux collectivisations était telle que la tentative de Lister se heurta à un échec cuisant.
Ni vous ni nous n'avons lancé les masses de Barcelone dans ce mouvement. Il n'a été qu'une réponse spontanée à une provocation du stalinisme. C'est maintenant le moment décisif pour faire la révolution. Ou bien nous nous mettons à la tête du mouvement pour détruire l'ennemi intérieur ou bien le mouvement échoue et nous serons détruits. Il faut choisir entre la révolution ou la contre-révolution. C'était l'alternative proposée par le POUM, dans la nuit du 3 mai, refusée par la direction de la CNT, et rapportée par Julian Gorkin (4).


Si c'était à refaire...


Ce serait cependant une grave erreur d'aborder la question en termes de "trahison" de la direction de la CNT par rapport à ses objectifs. Le bilan serein et non dogmatique de l'action de la confédération et des positions de ses dirigeants pendant la guerre civile reste encore à faire chez les libertaires. Il faut garder à l'esprit que la révolution espagnole n'était pas la révolution russe. On peut considérer cette dernière comme l'ultime révolution du XIXè siècle en termes de moyens techniques mis en œuvre. La révolution espagnole a été la première du XXè siècle, avec l'utilisation des blindés, de l'aviation, de la radio, etc. Elle a été le terrain d'entraînement de l'Allemagne hitlérienne pour la Seconde Guerre mondiale.
En Russie, l'État était en déliquescence, toutes les forces sociales opposées à la révolution étaient en état de dissolution. La société russe tout entière était en état de dissolution, après plusieurs années d'une guerre terrible. C'est cette situation qui a permis à un petit groupe d'hommes - quelques milliers en 1917 - de prendre le pouvoir. L'extrême degré d'organisation et de discipline de ce petit groupe d'hommes ne peut à lui seul expliquer l'efficacité de son action, ce qui ne retire rien au génie stratégique de Lénine, en tout cas au début.
La société espagnole ne présentait pas ce caractère de déliquescence. Les forces sociales en présence étaient précisément caractérisées et ancrées dans leur mode de vie. La bourgeoisie espagnole, et en particulier la bourgeoisie catalane, était puissante, influente. Des classes intermédiaires nombreuses faisaient tampon et épousaient d'autant plus les idées de la classe dominante qu'elles craignaient la prolétarisation. Une telle situation n'existait pas en Russie.
La révolution prolétarienne en Espagne a dû faire face à des adversaires autrement plus redoutables que ceux auxquels les révolutionnaires russes se sont affrontés, car les puissances capitalistes occidentales, après la Première Guerre mondiale, étaient elles aussi épuisées par la guerre, et les corps expéditionnaires qu'elle envoyait, étaient minés par les désertions. Les libertaires espagnols ont dû affronter à la fois les fascistes, les staliniens et les républicains. Ça fait beaucoup.
La révolution russe a eu lieu à une période d'effondrement général, où les puis-sances, au plan international, susceptibles de la combattre étaient elles-mêmes épui-sées par quatre années d'une guerre terrible. La révolution espagnole au contraire a eu lieu à une période de montée en puissance de forces réactionnaires d'une puissance jamais vue - nazisme allemand, fascisme mussolinien - qui a soutenu sans réserve de ses armes le fascisme espagnol. Parmi ces forces réactionnaires figurait le stalinisme, dont les marxistes révolutionnaires qui accusaient la CNT de tous les maux sont sinon directement, du moins intellectuellement responsables.
Si les libertaires l'avaient décidé, ils auraient pu aisément liquider les communistes en mai 37, et le comité régional, dans une certaine mesure, avait raison de dire qu'il n'avait pas besoin de dégarnir les divisions anarchistes du front (5). Les miliciens de Barcelone et de la région, les ouvriers insurgés, les comités de défense des faubourgs auraient largement suffi à la tâche. Mais la situation se serait limitée à la Catalogne, car à Madrid la CNT ne dominait pas. La direction de la CNT ne voulait pas risquer de se retrouver seule face à une coalition fascisto-stalino-républicaine. Par ailleurs, spéculer sur un phénomène d'entraînement dans la classe ouvrière espagnole, qui dans un grand élan d'enthousiasme, aurait soutenu les libertaires catalans, était un risque que la Confédération n'a pas voulu prendre. L'Espagne aurait éclaté en plusieurs blocs antagonistes, devenant une proie facile pour les franquistes. C-M Lorenzo a sans doute raison de dire qu'un triomphe de l'anarchisme espagnol entraînant l'effondrement de la légalité républicaine aurait provoqué à coup sûr contre lui la formation d'une coalition internationale allant de l'Union soviétique (suppression de toute aide en armes et en munitions) aux États occidentaux démocratiques (reconnaissance immédiate du gouvernement fasciste, blocus économique) (6). Le mouvement ouvrier international, et en particulier le mouvement ouvrier français largement influencé par les staliniens, auraient-ils soutenu une révolution anarchiste en Espagne qui se serait opposée par les armes aux communistes espagnols ?
Certes, les libertaires se sont de toute façon trouvés face à une coalition fascisto-stalino-républicaineY La question, dans ces conditions -qu'il est facile de poser soixante ans après-, est : est-ce qu'il ne valait pas mieux tenter le coup ? Il est facile, lorsqu'on vit constamment en plein délire d'identification avec la révolution russe, comme dit Carlos Semprun-Maura, lorsqu'on traîne un schéma de révolution qui se limite à la prise du Palais d'Hiver, de reprocher aux libertaires espagnols de ne pas l'avoir fait.
On peut, aujourd'hui, reprocher aux libertaires d'avoir fait une mauvaise analyse à la fois de la nature du stalinisme et de celle du républicanisme bourgeois. On est, aujourd'hui, confondu par leur naïveté (7) : ils sont les seuls à avoir joué honnêtement le jeu de l'antifascisme. Ils étaient les seuls authentiques antifascistes. Ils étaient les seuls dont l'objectif prioritaire réel était la liquidation du fascisme en Espagne sans pré-conditionner cet objectif à leur monopole du pouvoir. Au nom de l'unité antifasciste, la CNT, majoritaire en Catalogne, a accepté dans tous les organes de décision une représentation infiniment moindre que celle correspondant à ses effectifs réels, en gage de sa bonne foiY
Les libertaires ont fait, tragiquement et à leurs dépens, la preuve que l'antifascisme sans la révolution sociale n'a aucun sens. Ils ont démontré que la liquidation du fascisme ne peut pas se faire avec l'alliance avec un autre fascisme Ble stalinismeB, ni avec la bourgeoisie républicaine.
C'est une leçon qui vaut encore aujourd'hui.
René Berthier

 (1) Le POUM (parti ouvrier d'unification marxiste), fondé en 1935, avait entre 3.000 et 5.000 adhérents avant la guerre civile (1 million pour la CNT). Qualifié à tort de trotskiste, y compris par les trotskistes d'aujourd'hui (qui l'ont un peu récupéré, surtout depuis le film de Ken Loach), il avait rompu avec Trotski et la IVe Internationale. L'attitude de la CNT par rapport au POUM s'explique en partie parce que les relations entre les deux organisations n'avaient jamais été bonnes, Joaquin Maurin ayant accusé la Confédération de tous les maux.
(2) Il y eut même des grèves opposant des ouvriers de la CNT et leur patron de l'UGT, ou des affrontements armés entre paysans collectivistes de la CNT et des petits propriétaires de l'UGT...
(3) L'"aide" soviétique, payée au prix fort par les républicains espagnols, était conditionnée à la présence de "conseillers" militaires soviétiques qui installèrent une tchéka qui procéda à l'exécution d'innombrables militants révolutionnaires.
(4) La preuve a posteriori que les anarchistes auraient pu sans difficulté liquider physiquement les communistes dès mai 37 se trouve dans les événements de mars 1939, à Madrid, lors desquels la CNT réalisa ce qu'elle aurait peut-être dû faire dès le début. Le 2 mars, Negrin fait un véritable coup d'État et met des communistes à tous les commandement militaires importants. La CNT décida alors de régler ses comptes avec le stalinisme en écrasant les troupes communistes. Du 5 au 12 mars 1939, le IVe corps d'armée anarchiste (150.000 hommes) commandé par Cipriano Mera, écrasa les Ier, IIe et IIIe corps d'armée communistes (350.000 hommes). Selon des témoignages oraux, tous les officiers communistes au-dessus du grade de sergent furent exécutés. La nature de classe du parti communiste espagnol est bien décrite dans ces propose de C-M Lorenzo : Il semble qu'il se produisit alors un véritable effondrement du Parti communiste. La masse innombrable de gens qui avaient adhéré à ce parti par haine de la Révolution, par peur, par amour de l'"ordre", par opportunisme politique, par arrivisme, n'avait aucune formation idéologique véritable, aucune connaissance du marxisme. Tous ces gens abandonnèrent le Parti dès qu'ils le virent en mauvaise posture et les communistes se retrouvèrent tels qu'ils étaient au début de la Guerre civile une poignée de cadres sans prise réelle sur la population. Le Parti communiste eut à la faveur des circonstances un gonflement absolument artificiel ; ce fut un organisme monstrueux aux pieds d'argile. C-M Lorenzo, Les Anarchistes espagnols et le pouvoir, Seuil.
(5) C-M Lorenzo, Les Anarchistes espagnols et le pouvoir, éditions le Seuil, p. 267.
(6) Solidaridad obrera du 21 janvier 1937 évoque en termes lyriques l'arrivée, la veille, du premier bateau soviétique débarquant farine, sucre et beurre, quelque temps après que les communistes catalans aient provoqué la pénurie et le renchérissement des produits alimentaires en liquidant les comités ouvriers de ravitaillement (7 janvier), fournissant le prétexte d'accuser les anarchistes d'être les responsables de la pénurie : Tout un peuple vibrait à cause de la signification profondément humaine de la première visite d'un autre peuple. La sensibilité rendait tribut à la solidarité. Ce messager du prolétariat russe a apporté en Espagne quelques tonnes de produits alimentaires, offrande de ses femmes aux nôtres, aimables caresses des tout petits d'Orient aux enfants d'Ibérie..., etc. Le quotidien de la CNT aurait pu préciser que ces produits étaient achetés au prix fort et à prix d'or aux Soviétiques, de même que le seront les armes, pour la plupart anciennes, livrées à l'Espagne et distribuées de façon très sélective.
(7) Cité par C-M Lorenzo, Les Anarchistes espagnols et le pouvoir, p. 266, Le Seuil. Cf. également J. Gorkin, Les communistes contre la révolution espagnole, Belfond, p. 59-60.








Le Monde Libertaire - Décembre 1993




La colonne Durruti

Carl Einstein

L'éloge posthume de Durruti qui suit est dû à la plume de Carl Einstein, un écrivain allemand qui combattit dans la Colonne Durruti en 1936. Ce texte avait été rédigé pour la radio de la CNT-FAI, Radio Barcelone, et publié dans le Deutscher Informationsdienst der CNT-FAI, Barcelone 1936 par Herman Rüdiger, un anarchiste allemand chargé de l'information, H-M Enzersberger qui cite cette brochure dans la bibliographie de son livre Le bref été de l'anarchie, Paris 1973, ne fait pas état de ce texte de l'écrivain allemand.
Carl Einstein (né à Neuwied en Allemagne, en 1885, mort en France en 1940) était écrivain et historien de l'art. C'est un des représentants les plus importants, et parmi les moins connus en France, du mouvement expressionniste allemand. Il a fait connaître l'art africain en Allemagne (Negerplastik, 1915), le cubisme et la peinture de Picasso. Il a écrit une œuvre révolutionnaire pour la compréhension des arts plastiques et de la peinture : L'An du siècle (1926). En 1928, il est venu s'établir en France, précédant la vague d'émigration allemande de 1933. Il a fondé avec Georges Bataille et Michel Leiris la revue Documents qui parut en 1929 et 1930. Autodidacte en révolte perpétuelle contre toutes les Institutions et les pouvoirs, il prit part à la guerre d'Espagne dans les rangs anarchistes. Réfugié dans le Midi pour échapper aux nazis, il s'est suicidé en 1940. L'extrait de la préface d'Abel Paz à son livre Un anarchiste espagnol, Durruti, paru dans leMonde Libertaire nE 934 du 25 novembre 1993, nous offre l'occasion de publier cet hommage de Carl Einstein à Buenaventura Durruti.
M. S. Rollin


 Notre colonne apprit la mort de Durruti dans la nuit. On parla peu. Sacrifier sa vie va de soi pour les camarades de Durruti. Quelqu'un dit à mi-voix : C'était le meilleur de nous tous. D'autres crièrent dans la nuit : Nous le vengerons. La consigne du lendemain fut : Venganza (vengeance).
Durruti, cet homme extraordinairement objectif et précis, ne parlait jamais de lui, de sa personne. Il avait banni de la grammaire le mot moi, ce terme préhistorique. Dans la colonne Durruti, on ne connaît que la syntaxe collective. Les camarades enseigneront aux écrivains à changer la grammaire pour la rendre collective. Durruti avait eu l'intuition profonde de la force anonyme du travail. Anonymat et communisme ne font qu'un. Le camarade Durruti vivait à des années-lumière de toute cette vanité des vedettes de gauche. Il vivait avec les camarades, il luttait en compagnon. Son rayonnement était le modèle qui nous animait. Nous n'avions pas de général ; mais la passion du combat, la profonde humilité face à la Cause, la Révolution, passaient de ses yeux bienveillants jusqu'à nos coeurs qui ne faisaient qu'un avec le sien, lequel continue à battre pour nous dans les montagnes. Nous entendrons toujours sa voix ; Adelante, adelante. Durruti n'était pas un général, il était notre camarade. Cela n'est pas décoratif, mais dans cette colonne prolétarienne, on n'exploite pas la Révolution, on ne fait pas de publicité. On ne pense qu'à une chose : la victoire et la Révolution.
Cette colonne anarcho-syndicaliste est née au sein de la Révolution. C'est elle qui est sa mère. Guerre et Révolution ne font qu'un pour nous. D'autres auront beau jeu d'en parler en termes choisis ou d'en discuter dans l'abstrait. La Colonne Durruti ne connaît que l'action, et nous sommes ses élèves. Nous sommes concrets tout simplement et nous croyons que l'action produit des idées plus claires qu'un programme progressif qui s'évapore dans 1a violence du Faire.
La Colonne Durruti se compose de travailleurs, des prolétaires venus des usines et des villages. Les ouvriers d'usine catalans sont partis en guerre avec Durruti, les camarades de la province les ont rejoints. Les agriculteurs et les petits paysans ont abandonné leurs villages, torturés et avilis par les fascistes, ils ont passé l'Ebre de nuit. La Colonne Durruti a grandi avec le pays qu'elle a conquis et libéré. Elle était née dans les quartiers ouvriers de Barcelone, aujourd'hui elle comprend toutes les couches révolutionnaires de Catalogne et d'Aragon, des villes et des campagnes. Les camarades de la Colonne Durruti sont des militants de la CNT-FAI. Nombre d'entre eux ont payé de peines de prison pour leurs convictions. Les jeunes se sont connus aux Juventudes Libertarias.
Les ouvriers agricoles et les petits paysans qui nous ont rejoints sont les mères et les fils de ceux qui sont encore réprimés là-bas. Ils regardent vers leurs villages. Nombre de leurs parents, pères et mères, frères et sœurs ont été assassinés par les fascistes. Les paysans regardent vers la plaine, dans leurs villages, avec espoir et colère. Mais ils ne combattent pas pour leur hameau ni pour leurs biens, ils se battent pour la liberté de tous. Des adolescents, presque des enfants, se sont enfuis chez nous, des orphelins dont les parents avaient été assassinés. Ces enfants se battent à nos côtés. Ils parlent peu, mais ils ont vite compris bien des choses. Le soir au bivouac, ils écoutent les plus âgés. Certains ne savent ni lire ni écrire. Ce sont les camarades qui leur apprennent.
La Colonne Durruti reviendra du champ de bataille sans analphabètes. Elle est une école.
La Colonne n'est organisée ni militairement ni de façon bureaucratique. Elle a émergé de façon organique du mouvement syndicaliste. C'est une association social-révolutionnaire, ce n'est pas une troupe. Nous formons une association des prolétaires asservis et qui se bat pour la liberté de tous. La Colonne est l'œuvre du camarade Durruti, qui a déterminé son esprit et encouragé sa liberté d'être jusqu'au dernier battement de son cœur. Les fondements de la Colonne sont la camaraderie et l'autodiscipline. Le but de son action est le communisme, rien d'autre.
Tous, nous haïssons la guerre, mais tous nous la considérons comme un moyen révolutionnaire. Nous ne sommes pas des pacifistes et nous nous battons avec passion. La guerre - cette idiotie complètement dépassée - ne se justifie que par la Révolution sociale. Nous ne luttons pas en tant que soldats, mais en tant que libérateurs. Nous avançons et prenons d'assaut, non pour conquérir de la propriété mais pour libérer tous ceux qui sont réprimés par les capitalistes et les fascistes. La Colonne est une association d'idéalistes qui ont une conscience de classe. Jusqu'à présent, victoires et défaites servaient au capital qui entretenait des armées et des officiers pour assurer et agrandir son profit et sa rente. La Colonne Durruti sert le prolétariat. Chaque succès de la Colonne entraîne la libération des travailleurs, quel que soit l'endroit où la Colonne a vaincu.
Nous sommes des communistes syndicalistes, mais nous savons l'importance de l'individu ; cela veut dire : chaque camarade possède les mêmes droits et remplit les mêmes tâches. Il n'y en a pas un au-dessus de l'autre, chacun doit développer et donner un maximum de sa personne. Les techniciens militaires conseillent, mais ne commandent pas. Nous ne sommes peut-être pas des stratèges, mais certainement des combattants prolétariens. La Colonne est forte, c'est un facteur important du front, car elle est constituée d'hommes qui ne poursuivent qu'un seul but depuis longtemps, le communisme, parce qu'il se compose de camarades organisés syndicalement depuis longtemps et travaillant de façon révolutionnaire. La Colonne est une communauté syndicaliste en lutte.
Les camarades savent qu'ils luttent cette fois-ci pour la classe laborieuse, non pour une minorité capitaliste, l'adversaire. Cette conviction impose à tous une autodiscipline sévère. Le milicien n'obéit pas, il poursuit avec tous ses camarades la réalisation de son idéal, d'une nécessité sociale.
La grandeur de Durruti venait justement de ce qu'il commandait rarement, mais éduquait continuellement. Les camarades venaient le retrouver sous sa tente quand il rentrait du front. Il leur expliquait le sens des mesures qu'il prenait et discutait avec eux. Durruti, ne commandait pas, il convainquait. Seule la conviction garantit une action claire et résolue. Chez nous, chacun connaît la raison de son action et ne fait qu'un avec elle. Chacun s'efforcera donc à tout prix d'assurer le succès à son action. Le camarade Durruti nous a donné l'exemple.
Le soldat obéit parce qu'il a peur et qu'il se sent inférieur socialement. Il combat par frustration. C'est pour cela que les soldats défendent toujours les intérêts de leurs adversaires sociaux, les capitalistes. Ces pauvres diables du côté fasciste nous en livrent le pitoyable exemple. Le milicien se bat avant tout pour le prolétariat, il veut la victoire de la classe ouvrière. Les soldats fascistes se battent pour une minorité en voie de disparition, leur adversaire, le milicien pour l'avenir de sa propre classe. Le milicien est donc plus intelligent que le soldat. C'est un idéal et non la parade au pas de l'oie qui règle la discipline de la Colonne Durruti.
Où que pénètre la Colonne, on collectivise. La terre est donnée à la communauté, les prolétaires agricoles, d'esclaves des caciques qu'ils étaient, se métamorphosent en hommes libres. On passe du féodalisme agraire au libre communisme. La population est soignée, nourrie et vêtue par la Colonne. Quand la Colonne fait halte dans un village, elle forme une communauté avec la population. Jadis cela s'appelait Armée et Peuple ou plus exactement l'armée contre le peuple. Aujourd'hui, cela s'appelle prolétariat au travail et en lutte, tous deux forment une unité inséparable. La milice est un facteur prolétaire, son être, son organisation sont prolétaires et doivent le rester. Les milices sont les représentantes de la lutte de classe. La révolution impose à la Colonne une discipline plus sévère que ne le pourrait n'importe quelle militarisation. Chacun se sent responsable du succès de la révolution sociale. Celle-ci forme le contenu de notre lutte qui restera déterminée par la dominante sociale. Je ne crois pas que des généraux ou un salut militaire puissent nous enseigner une attitude plus fonctionnelle. Je suis sûr de parler dans le sens de Durruti et des camarades.
Nous ne nions pas notre vieil antimilitarisme, notre saine méfiance contre le schématisme militaire qui n'a apporté jusqu'ici des avantages qu'aux capitalistes. C'est justement au moyen de ce schématisme militaire qu'on a empêché le prolétaire de se former en tant que sujet et qu'on l'a maintenu dans l'infériorité sociale. Le schématisme militaire avait pour but de briser la volonté et l'intelligence du prolétaire. Finalement, et en dernier lieu, nous luttons contre les généraux mutins. Le fait de la rébellion militaire prouve la valeur douteuse de la discipline militaire. Nous n'obéissons pas aux généraux, nous poursuivons la réalisation d'un idéal social qui fait sa part à la formation maximale de l'individualité prolétaire. La militarisation, par contre, était un moyen jusqu'alors populaire d'amoindrir la personnalité du prolétaire. Nous accomplirons tous et de toutes nos forces les lois de la Révolution. La base de notre Colonne, ce sont notre confiance réciproque et notre collaboration volontaire. Le fétichisme du commandement, la fabrication de vedettes, laissons cela aux fascistes. Nous restons des prolétaires en armes, qui se soumettent volontairement à une discipline fonctionnelle.
On comprend la Colonne Durruti si l'on a saisi qu'elle restera toujours la fille et la protection de la Révolution prolétarienne. La Colonne incarne l'esprit de Durruti et celui de la CNT-FAI. Durruti continue à vivre dans notre Colonne. Elle garantit son héritage dans la fidélité. La Colonne lutte avec tous les prolétaires pour la victoire de la Révolution.
Honneur à notre camarade tombé au combat.
Honneur à Durruti.

Carl Einstein









Le Monde Libertaire - Mai/juin 1986





Principes et enseignements
des collectivisations

Gaston Leval

Ce texte a été presque entièrement repris par l'auteur dans son livre en françaisEspagne 36 sauf ce passage. Ce dernier a été traduit par F. Mintz pour la brochure de Noir et RougeLa collectivisation dans l'Espagne révolutionnaire, 1963, revue en 1986 par le traducteur.
La rédaction


 Tout ce qui par témoignage direct ou indirect a été exposé dans le livre : Né Franco, né Stalin, le colletivita anarchiche espagnole nella lotta contro Franco e la reazione staliniana, aide à la compréhension des enseignements suivants que j'ai formulés en synthèse comme sujet de méditation.
1. Le principe juridique des collectivités était entièrement "nouveau". Ce n'était ni le syndicat ni la mairie au sens traditionnel du mot et non plus la commune du Moyen-âge. Toutefois, elles étaient plus proches de l'esprit communal que de l'esprit syndical. Les collectivités auraient pu souvent s'appeler communautées, comme c'est le cas pour celle de Binefar et constituaient vraiment un tout dans lequel les groupes professionnels et corporatifs, les services publics, les échanges, les fonctions municipales, restaient subordonnées, dépendant de l'ensemble, tout en jouissant de l'autonomie dans leurs structure, dans leur fonctionnement interne, dans l'application de leurs buts particuliers.
2. Malgré leur détermination, les collectivités étaient pratiquement des organisations libertaires communistes, qui appliquaient la règle de chacun selon ses forces, à chacun selon ses besoin, soit par la quantité de ressources matérielles assurées à chacun là où l'argent était aboli, soit au moyen du salaire familial là où l'argent a été maintenu. La méthode technique différait, mais le principe moral et les résultats pratiques étaient les mêmes. Cette pratique était en effet sans exception dans les collectivités agraires ; peu fréquente au contraire dans les collectivisations et socialisations industrielles, la vie de la ville étant plus complexe et le sentiment de sociabilité moins profond.
3. La solidarité portée à un degré extrême était la règle générale des collectivités agraires. Non seulement le droit de tous à la vie était assuré, mais dans les fédérations mères s'établissaient toujours plus le principe de l'appui mutuel avec le fond commun dont jouissaient les villages moins favorisés par la nature. À Castellon, on établit dans ce but la Caisse de compensation. Dans le domaine industriel, cette pratique semble avoir commencé à Hospitalet, dans les Chemins de fer catalans et plus tard elle fut appliquée à Alcoy. Elle aurait été plus générale si l'arbitrage avec les autres partis n'avait pas empêché de socialiser ouvertement dès les premiers jours.
4. Une conquête d'une énorme importance a été le droit de la femme à la vie, quelques fussent ses fonctions sociales. Dans la moitié des collectivités agraires, le salaire qui lui était attribué était inférieur à celui de l'homme, dans l'autre moitié équivalent ; la différence s'expliquait en tenant compte que la femme célibataire vit rarement seule.
5. De même les enfants ont vu leur droit reconnu spontanément : non comme une aumône accordée par l'État, mais bien comme l'exercice d'un droit que nul ne pensait à nier. En même temps, les écoles leur ont été ouvertes jusqu'à 14 ou 15 ans : seule façon d'éviter que les parents ne les envoient travailler avant l'âge, et pour rendre l'instruction réellement générale.
6. Dans toutes les collectivités agraires d'Aragon, de Catalogne, du Levant, de Castille, d'Andalousie et d'Estrémadure, il y a eu pour règle spontanée de constituer des groupes de travailleurs presque toujours fixés dans des zones précises et qui se partageaient les cultures ou les terres. Egalement spontanée a été la réunion des délégués élus par ces groupes avec le délégué local de l'agriculture dans le but d'orienter le travail général.
7. En plus de ces réunions et d'autres analogues des groupes spécialisés, des réunions de la collectivité avaient lieu sous forme spontanée également (assemblées hebdomadaires, bi-mensuelles ou mensuelles). On s'y prononçait sur l'activité des conseillers nommés par elles, sur les cas spéciaux et les difficultés imprévus. Tous les habitants, hommes et femmes qu'ils fussent ou non producteurs de biens de consommation, intervenaient et déterminaient les accords pris. Souvent même les individualistes pouvaient se prononcer et voter.
8. Dans la collectivisation de la terre, les modifications les plus importantes ont été : l'augmentation du machinisme et de l'irrigation, l'extension de la polyculture, la plantation d'arbres de toutes espèces. Dans l'élevage des bestiaux : la sélection et la multiplication des espèces, leur adaptation aux conditions du milieu, du climat, de l'alimentation, etc., et la construction sur une vaste échelle d'étables, de porcheries et de bergeries collectives.
9. On étendait continuellement l'harmonie dans la production et la coordination des échanges, de même que l'unité dans le système de répartition. L'unification communale se complétait avec l'unification régionale, d'où la Fédération nationale était élue. À la base, la commune organisait l'échange. Exceptionnellement la commune isolée la pratiquait, mais sur autorisation de la fédération qui prenait note des échanges et pouvait les interrompre s'ils causaient un préjudice à l'économie générale. Cela arriva pour une collectivité isolée de Castille, qui ne vendait pas le blé pour son compte mais envoyait le client à l'office du blé à Madrid. En Aragon, la Fédération des collectivités, fondée en janvier 37, et dont la résidence centrale se trouvait à Caspe, commença à coordonner les échanges entre toutes les communes de la région, ainsi qu'à appliquer l'appui mutuel. La tendance à l'unité s'était faite plus claire avec l'adoption d'une carte deproducteur unique, et d'une carte de consommateur également unique, qui impliquait la suppression de toutes les monnaies, locales ou non, suivant la résolution prise au congrès constitutif de février 37.
La coordination des échanges avec les autres régions et de la vente à l'extérieur s'améliorait toujours davantage. Dans le cas de bénéfices dus aux différences de change, ou à l'obtention de prix supérieurs aux prix de base déjà excédentaires, la Fédération régionale les employait pour aider les collectivités les plus pauvres. La solidarité dépassait le circuit communal.
10. La concentration industrielle tendait à se généraliser dans toutes les villes. Les petites usines, les ateliers anti-économiques disparurent. Le travail se rationalisa avec un objectif et une forme hautement sociale aussi bien dans les industries d'Alcoy que dans celles d'Hospitalet, dans les transports urbains de Barcelone que dans les collectivités d'Aragon.
11. La socialisation commençait souvent avec la répartition (à Sagorbe, Granollers, et différents villages d'Aragon). Dans certains cas, nos camarades arrachèrent à la municipalité des réformes immédiates (municipalisation des loyers, de la médecine à Elda, Benicarlo, Castellon, Alcaniz, Caspe, etc.)
12. L'enseignement progressa avec une rapidité jusqu'alors inconnue. L'immense majorité des collectivités et des municipalités plus ou moins socialisées a construit une ou plusieurs écoles. Chacune des collectivités de la Fédération du Levant avait son école au début de 1938.
13. Le nombre de collectivités augmentait continuellement. Le mouvement, né avec plus d'élan en Aragon, avait gagné dans les campagnes une partie de la Catalogne, prenant un élan extraordinaire, surtout dans le Levant, et ensuite en Castille, dont les réalisations ont été, selon des témoins responsables, peut-être supérieures à celles du Levant et de l'Aragon. L'Estrémadure et la partie de l'Andalousie que les fascistes tardèrent à conquérir - spécialement la province de Jaen - ont eux aussi leurs collectivités. Chaque région ayant les caractéristiques propres à son agriculture et à son organisation locale.
14. Dans nos enquêtes, j'ai rencontré seulement deux insuccès : celui de Boltana et celui d'Ainsa, au nord de l'Aragon. Le développement du mouvement et les adhésions qu'il recevait peut s'exprimer par ces faits : en février 1937 la région d'Angues avait 36 collectivités. Elle en avait 57 en juin de la même année. Nous manquons de chiffres exacts sur le nombre de collectivités créés dans toutes l'Espagne. Me basant sur les statistiques incomplètes du congrès de février en Aragon et sur les notes recueillies durant mon séjour prolongé dans cette région, je peux affirmer qu'il y en avait au moins 400. Celles du Levant étaient de 500 en 1938. Nous devons y ajouter celles des autres régions.
15. Les collectivités se sont complétées en certains lieux avec d'autres formes de socialisations. Le commerce se socialisa après mon passage à Caragente. Alcoy vit surgir une coopérative de consommation syndicale de production. D'autres collectivités s'agrandirent : Tomarite, Alcolea, Rubielas de Mora, Clanda, Pina, etc.
16. Les collectivités n'ont pas été l'œuvre exclusive du mouvement libertaire. Bien qu'elles appliquèrent des principes juridiques nettement anarchistes, elles étaient souvent la création spontanée de personnes éloignées de ce mouvement. La plus grande partie des collectivités de Castille et d'Estrémadure ont été l'œuvre de paysans catholiques et socialistes, inspirés ou non par la propagande de militants anarchistes, isolés.
Malgré l'opposition officielle de leur organisation, beaucoup de membres de l'UGT sont entrés dans les collectivités ou les ont organisées et aussi des républicains sincèrement désireux de réaliser la liberté et la justice.
17. Les petits propriétaires étaient respectés. Les cartes de consommateurs faites aussi pour eux, le compte courant qui leur était ouvert, les résolutions prises à leur égard l'attestent. On les empêchait seulement d'avoir plus de terres qu'ils n'en pouvaient cultiver, et d'exercer le commerce individuel. L'adhésion aux collectivités était volontaire ; les individualistes y adhéraient seulement quand ils étaient persuadés des résultats meilleurs du travail en commun.
Les principaux obstacles aux collectivités furent...
- La coexistence de couches conservatrices, des partis et des organisations qui les représentaient : républicains de toutes tendances, socialistes de droite et de gauche (Largo Caballero et Prieto), communistes staliniens, souvent poumistes (Avant d'être expulsé par le gouvernement de la Généralité, le POUM ne fut pas réellement un parti révolutionnaire. Il le devint quand il se trouva contraint à l'opposition. En juin 1937, un manifeste distribué par la section aragonaise du POUM attaquait les collectivités). L'UGT constituait l'instrument principal utilisé par ces différents politiciens.
- L'opposition de certains petits propriétaires (paysans, catalans et pyrénéens).
- La crainte manifestée même par quelques membres des collectivités que, la guerre terminée, le gouvernement ne détruise ces organisations. Cette peur fit hésiter même beaucoup de ceux qui n'étaient pas réellement réactionnaires et des petits propriétaires qui, sans cela, se seraient décidés à adhérer aux collectivités.
- La lutte active contre les collectivités, qui n'était pas l'action évidemment destructrice des troupes de Franco là où elles arrivaient. Cette lutte contre les collectivités a été conduite à main armée en Castille par les troupes communistes. Dans la région de Valence, il y eut même de vrais combats dans lesquels intervinrent les chars d'assaut. Dans la province de Huesca, la brigade Karl-Marx a persécuté les collectivités. La brigade Macia-Companys a fait de même dans la province de Teruel (mais les deux ont fui toujours le combat contre les fascistes). La première a toujours été inactive pendant que nos troupes luttaient pour prendre Huesca ou d'autres positions importantes. Les troupes marxistes se réservaient pour l'arrière-garde. La seconde abandonna sans lutte Vinel del Rio et d'autres communes de la région carbonifère de Utrillas. Les soldats qui s'enfuirent en chemise devant une petite attaque que d'autres forces continrent sans difficultés furent ensuite des combattants intrépides contre les paysans désarmés des collectivités.
19. Dans l'œuvre de création, de transformation et de socialisation qui a été réalisée, le paysan a montré une conscience sociale très supérieure à celle de l'ouvrier des villes.


Gaston Leval
(traduction de F. Mintz)










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