mardi 26 juillet 2011

Fouquet’s party

Paris Manifeste

SÉRIE

[Bandes à part] . Tout l’été, «Libération» baguenaude dans des groupes à la marge. Aujourd’hui, les commensaux fortunés du banquet présidentiel sur les Champs-Elysées, le 6 mai 2007.
Ce serait un énorme malentendu. La bande du Fouquet’s ne serait pas ce que l’on croit. Cette soirée du 6 mai 2007 à la brasserie nouveau riche de l’angle des Champs-Elysées et de l’avenue George-V ne serait pas du tout le symbole chic du sarkozysme triomphant, juste une mauvaise idée d’adresse pour fêter, entre amis, la victoire du nouveau président. Et une liste d’invités dressée par une femme (Cécilia Sarkozy) qui avait refusé de voter le matin même pour son mari, et qui avait probablement déjà la tête ailleurs. «La réalité du moment était celle d’un couple qui n’allait pas bien… et que Nicolas voulait à tout prix sauver»,assure un proche du Président. Certes. Mais depuis, le Fouquet’s est devenu une marque déposée pour railler l’affairisme en Sarkozie. Et dont l’Elysée veut aujourd’hui se défaire à tout prix.

Haussement d’épaule
Ce soir-là, l’éventail des très grandes fortunes donne des sueurs froides. Il n’en manque quasiment aucune à part peut-être Arnaud Lagardère (excusé) et François Pinault (rayé puisque ami historique de Jacques Chirac). Sinon, ils sont tous là : Martin Bouygues, Vincent Bolloré, Bernard Arnault, Serge Dassault, Albert Frère… Sans compter une brouette de patrons influents : Henri Proglio (à l’époque président de Veolia), Stéphane Courbit (ex-patron d’Endemol et investisseur tous azimuts), Patrick Kron (Alstom), Alain Minc (patron de lui-même et conseiller de presque tous les autres), Nicolas Bazire (numéro 2 chez LVMH)… Juste des amis, on vous dit. Alors n’allez surtout pas demander à un conseiller du chef de l’Etat comment se porte, après quatre ans de sarkozysme, la bande du Fouquet’s, vous serez accueilli avec un haussement d’épaule apitoyé, suivi d’une moue affligée. Traduction : «Mon pauvre garçon, si vous voulez vous compromettre dans ce genre d’exercice d’antisarkozysme primaire, libre à vous…»
L’entourage du chef de l’Etat a tort de ne pas aimer le mot «bande». Il devrait ouvrir son Robert et s’arrêter sur la première définition. «Bande : groupe d’hommes rangés sous une même bannière, un même chef.» Pile poil. Cela en est presque élogieux. On peut objecter qu’hormis le compte en banque, cette bande n’a rien de très unie. Il y a là de vieilles haines recuites, comme celle entre Martin Bouygues et Vincent Bolloré, née depuis que ce dernier est parti à l’assaut de l’empire du premier, à la fin des années 90. Des relations d’obligés : Nicolas Bazire est le numéro 2 d’Arnault, Patrick Kron vit sous le contrôle de Martin Bouygues. Des liens de fidélité aussi. Arnault et Bouygues ont été les témoins de Sarkozy à son mariage avec Cécilia. Bazire, à celui avec Carla.
Depuis 2007, la bande du Fouquet’s s’est échangée beaucoup de choses : des politesses, des avions, des yachts, des hommes, des coups de main, des coups fourrés… Tout a circulé, comme dans une économie de troc d’un pays arriéré. D’abord, les hommes. L’ancien chef de cabinet de Sarkozy, Laurent Solly, s’est assis dans le fauteuil de directeur général à TF1, la filiale de Bouygues. L’ex-conseiller à la justice de l’Elysée, Patrick Ouart, s’en est allé à LVMH chez Arnault tandis que Nicolas Bazire a pris la présidence de Fondapol, qui joue le rôle de think tank de la majorité. Puis, il y a eu des signes de distinction : le yacht de Bolloré mis à disposition du couple présidentiel à l’été 2007. Puis le Falcon 900 du même Bolloré, cette fois pour l’escapade en Egypte avec Carla. En échange, des colifichets républicains et autres Légions d’honneur, en veux-tu en voilà, remises en grande pompe à l’Elysée. Le site LePost.fr a fait le calcul : seize des invités du Fouquet’s ont été décorés. Dont Vincent Bolloré et, tout récemment, Bernard Arnault, élevé à la condition de grand officier de la Légion d’honneur.
Chasses gardées
Le Président n’a pas ménagé ses efforts pour défendre les intérêts bien compris de ses amis. Il a fait la promotion acharnée des Rafale de Dassault, d’abord au Brésil puis à Abou Dhabi. Pour l’instant sans succès. Défendu les chasses gardées de ses amis. Dans son livre M. le Président (Flammarion), Franz-Olivier Giesbert raconte comment Sarkozy a dissuadé Marc Ladreit de Lacharrière, le patron de Fimalac, de se porter candidat à la reprise des Echos, convoité par son copain Arnault. Sarkozy à Lacharrière : «Tu fous la merde. Y a déjà Bernard Arnault sur le coup. Je ne comprends pas ce que tu as derrière la tête.» Lacharrière tiendra bon. En guise de mesure de rétorsion, l’Elysée n’accueillera plus la remise de prix de sa fondation, qui avait lieu chaque année dans les salons du 55, rue du Faubourg-Saint-Honoré.
La bande du Fouquet’s s’est-elle vraiment régalée à la table du sarkozysme, pendant ces quatre ans ? Disons qu’elle n’a pas eu à regretter son soutien (rien que pour le bouclier fiscal), même si ses rêves les plus fous n’ont pas été exaucés. Prenons quatre gros dossiers politico-industriels du début du quinquennat. 1) Nicolas Sarkozy a bataillé durant des mois pour faire la fusion entre GDF et Suez, quitte à renier son engagement de ne pas privatiser GDF. 2) Il a placé le groupe d’électronique de défense Thales sous le contrôle de Dassault. 3 et 4) Il a supprimé la publicité sur les télévisions publiques et légalisé les sites de jeu et de poker en ligne. A chaque fois, le gouvernement a dit avoir de bonnes raisons de faire ce qu’il a fait. A chaque fois, un (ou plusieurs) membre «de la bande Fouquet’s» en a directement profité. En toute légalité.
La fusion GDF-Suez ? Elle a bien sûr ravi le premier actionnaire privé du groupe, le milliardaire belge Albert Frère, allié fidèle de Bernard Arnault. Le rapprochement Thales-Dassault ? Serge Dassault, patron propriétaire du groupe homonyme et du Figaro, a pu imposer ses conditions. La fin de la publicité à France Télévisions ? Le coup a fait cette fois deux heureux. Martin Bouygues, d’abord, dont le groupe avait comme par hasard suggéré la bonne idée, dans une note transmise à l’Elysée fin 2007. Dans le Nouvel Observateur, Bouygues a pourtant nié toute relation de cause à effets (1) : «Ce 8 janvier 2008, j’étais seul dans mon bureau. J’allume LCI car je savais que le Président allait donner une conférence de presse. Je l’écoute d’une oreille en travaillant et je l’entends tout d’un coup faire son annonce de suppression de la publicité sur les chaînes publiques ! J’ai tout de suite appelé Nonce Paolini, le patron de TF1, pour savoir ce qu’était ce truc-là… Je n’étais pas au courant.» Un heureux hasard, donc. Si Martin Bouygues dit vrai et qu’il ignore tout du timing de l’annonce (mais probablement pas de son contenu), c’est parce qu’Alain Minc est à la manœuvre. En soufflant l’idée au chef de l’Etat, Minc avait en tête de permettre à son protégé Stéphane Courbit (et vieux copain de Sarkozy) de racheter la régie publicitaire de France Télévisions. Joli coup double, donc.
Merci qui ?Enfin, derrière l’ouverture du marché des jeux et du poker en ligne, on retrouve une belle brochette d’intérêts : le même Stéphane Courbit, Dominique Desseigne (le patron du Fouquet’s), Bouygues et Arnault. Tous ont mis de l’argent (à des degrés divers) dans le secteur. Merci qui ? Sauf qu’à l’exception de la fusion GDF-Suez, rien ne s’est passé comme prévu. Thales traverse, depuis la prise de contrôle de Dassault, une grave crise de management. La publicité supprimée sur France Télévisions n’est pas (ou si peu) allée dans la tirelire de TF1 et de M6, mais dans les caisses des chaînes de la TNT. Et le supposé eldorado du jeu en ligne français s’est révélé, pour l’instant en tout cas, un pauvre mirage.
Avant de gagner, il faut bien jouer. Et pour l’instant, le croupier Sarkozy ne porte pas franchement chance. Même Martin Bouygues, le parrain de Louis, le fils de Nicolas et Cécilia, s’estime mal traité. Pendant des mois, il a pesté contre les nouvelles taxes censées compenser la fin de la publicité sur les chaînes publiques. Mais surtout, il est déçu : il espérait beaucoup de l’ère Sarkozy. Peut-être trop. D’abord, il fallait tout faire pour que son ennemi, Xavier Niel, le patron de Free, obtienne sa quatrième licence. Quoi de pire pour faire baisser les marges qu’une guerre des prix sur le marché de la téléphonie mobile ? Sarkozy n’a pas pu (voulu ?) l’empêcher. Il a juste traîné des pieds jusqu’au bout. Et fait en sorte que cela se sache. Le 15 septembre, devant des députés UMP médusés, le chef de l’Etat déclare : «Je suis sceptique [de l’intérêt de l’attribution d’une quatrième licence, ndlr] et réservé sur le choix d’un quatrième opérateur. Le prix le plus bas n’est pas forcément le meilleur. Faut voir la qualité des postulants.»
Deux jours plus tard, lors d’un petit déjeuner de la majorité, François Fillon sent que la quatrième licence, pourtant ardemment défendue par la majorité, a du plomb dans l’aile (2) : «Monsieur le Président, les trois [opérateurs] dont vous avez parlé, ce sont bien ceux dont vous nous disiez il y a trois mois qu’ils se gavent ? Pardon, vos propos exacts étaient qu’ils "se bourrent".» Sarkozy, penaud : «Je parlais du fond. Je n’ai pas dit ça parce que Bouygues est mon ami !» Silence gêné. Xavier Niel aura sa quatrième licence. Reste la grande affaire de Martin Bouygues : mettre la main sur Areva pour se diversifier dans le nucléaire. Et débarquer Anne Lauvergeon (3), sa patronne. Avec Patrick Kron et son groupe Alstom (dont Bouygues détient 31 %), Martin compte bien profiter de la présidence de son ami Nicolas pour prendre le contrôle du leader mondial du nucléaire civil. Sarkozy n’aura pas trop à se mouiller. La crise financière de 2008 va sévèrement rabattre les ambitions financières de Bouygues : il devra se contenter de racheter un bout de la division transmission et distribution d’Areva. Mais pour Anne Lauvergeon, le répit sera de courte durée. Henri Proglio va très vite relancer la chasse.
Le patron de Veolia n’est pas un fidèle du chef de l’Etat. C’est d’abord un vrai chiraquien. S’il est là ce soir au deuxième étage du Fouquet’s, c’est à cause de sa relation avec Rachida Dati, alors ministre de la Justice et très en cour (à l’époque du moins) en Sarkozie. Très vite, Proglio va mettre ses réseaux - et notamment son homme de main et de confiance, Alexandre Djouhri - au service de Claude Guéant. L’étoile de Proglio se met à grimper très haut. Et quand il s’agit de remplacer Pierre Gadonneix à la tête d’EDF, il impose ses conditions : la présidence du conseil d’administration de Veolia (et sa rémunération) et celle opérationnelle d’EDF (et sa rémunération). Malgré la polémique, Sarkozy tient plusieurs semaines. Puis l’Elysée finira par demander à Proglio de se contenter d’un simple poste d’administrateur chez Veolia. Le voilà en tout cas adoubé, pour mener sa croisade contre Lauvergeon. Presque un an et demi de lutte intestine et de coups fourrés. L’Elysée laissera faire, alimentant même les rumeurs de son débarquement. Le tout sous le regard amusé et envieux de Bouygues et Kron. La bande du Fouquet’s n’aura pas eu Areva. Juste sa patronne, Anne Lauvergeon, que Sarkozy a finalement choisi de ne pas renouveler. Maigre consolation. Mais consolation quand même.
(1) Le Nouvel Observateur (25 février 2010).
(2) Libération (3 octobre 2009).
(3) Pressentie au poste de présidente du conseil de surveillance de Libération.

http://www.liberation.fr/politiques/01012350489-fouquet-sparty
photo : http://flic.kr/p/8JqRLp

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