samedi 30 juillet 2011

L’heure des fous

Toujours vient l’heure des fous. Au début des années 2000, blocages de route, manifestations au son des casseroles, récupérations d’usines ou mises en place de services communautaires - expériences exaltantes et initiatives salutaires - firent trembler le capitalisme argentin, loin des partis et de tout dogmatisme. Puis l’heure des fous est passée ; joyeuse fièvre retombée. Pour de bon ? Non : il en reste toujours quelque chose.


Nord de l’Argentine, champs de cannes à sucre, rues plantées d’orangers. Une nuit, 1976, deux villes plongées dans le noir. Deux villes sous le contrôle de la plus grande raffinerie de sucre du continent. L’entreprise fournissait le logement et la lumière à ses employés. Ce fut également elle qui décida de couper l’électricité.
C’était le début d’une dictature. Sanglante. De la nuit doublement noire monta le bruit des moteurs de camions bâchés et de pick-up aux couleurs de l’entreprise. Les véhicules s’arrêtaient devant le seuil de certaines maisons, des militaires et policiers surgissaient dans les pièces plongées dans l’obscurité. Le va-et-vient des soldats, le grondement des moteurs, le claquement des portes et les cris étouffés durèrent toute la nuit.
Au matin, quatre cents habitants avaient disparu : syndicalistes, militants de gauche, simples employés de la puissante raffinerie... C’est cette dernière qui avait fourni la liste des gêneurs ainsi que leurs adresses. Au matin la peur s’était installée. Le silence aussi. Les quatre cents furent torturés, déplacés à travers tout le pays, emprisonnés dans les commissariats et les centres de détention clandestins de l’armée. Trente-trois ne réapparurent jamais. Trente-trois qui, des années plus tard, au moment des macabres bilans, firent partie des trente mille « disparus » de la dictature. Cette nuit sans lumière électrique est, dit-on, restée dans la mémoire des gens sous le nom de la noche del apagón [1].

On raconte qu’une femme, coiffée d’un foulard blanc, commença alors à tourner chaque jeudi autour d’une place. Son mari faisait partie des trente-trois. Elle marcha chaque semaine, pour réclamer la vérité, savoir ce qui lui était arrivé, ce qu’il était devenu. Elle marcha, seule, des années.
On raconte aussi qu’elle marche encore...

Règles & mesures

On lit souvent qu’il faut avec les luttes agir comme avec les livres de comptes des fabriques et des manufactures : une colonne à gauche, une autre à droite, un trait au milieu tracé à la règle. D’un côté les actifs, de l’autre les passifs. L’heure n’est-elle pas à la comptabilité ?
Pourquoi les résistances échapperaient-elles aux règles et aux mesures ? Ainsi des luttes qui secouèrent l’Argentine des années 1990 au milieu des années 2000 : dans la colonne de gauche, on se réjouit de la magnitude de l’insurrection et de sa capacité d’invention ; dans celle de droite, on se lamente de son incapacité à avoir fait tomber le capitalisme – par déficit de coordination, par insuffisance de massification, par absence de planification, par manque de doctrine, par... longue colonne des passifs. Le solde est négatif : au pays de naissance du Che, le capitalisme a retrouvé sa vigueur.
Constat implacable : alors qu’après l’insurrection des 19 et 20 décembre 2001 – qui obligea le Président de l’époque, à démissionner et à fuir le palais présidentiel en hélicoptère –, pas une seule vitrine de banque ne semblait tenir debout dans les rues de Buenos Aires, elles sont aujourd’hui flambant neuves, avec en sus un vigile armé à l’entrée de chacune. Passons notre chemin, cette lutte-là a vécu.
Une question, cependant : n’y avait-il pas des femmes et des hommes pour marcher dans les rues, multitude furieuse et enthousiaste, manifestant au son des cuillères tapées sur des casseroles, au cri de « ¡ que se vayan todos !  », qu’ils s’en aillent tous, adressé à la classe politique dans son ensemble... Dans quelle colonne faut-il les ranger, ces manifestants ?

Dérèglement & démesure

Oui, il semble bien que dans les rues, ces années-là, il y ait eu quelques femmes et quelques hommes. Quelques enfants aussi. Il semble également qu’ils surent faire preuve d’intelligence et de créativité.
Ils inventèrent les blocages de route par les salariés licenciés, placés sans état d’âme dans la colonne « passifs » des privatisations (ceux-là, qu’on nomma piqueteros, ne voulaient pas demeurer invisibles) ; ils inventèrent pour les gouvernements atteints de surdité profonde les manifestations au son des casseroles (ceux-là voulaient se faire entendre) ; ils inventèrent les assemblées de voisins se réunissant au coin des rues (ceux-là voulaient délibérer et n’attendaient pas d’être représentés) ; ils inventèrent les usines récupérées après que leurs patrons se furent enfuis avec des valises chargées de coupures en dollars (ceux-là voulaient s’autogérer) ; ils inventèrent les boulangeries, les centres de santé et les transports communautaires (ceux-là créaient du commun dans un paysage social fragmenté) ; ils inventèrent l’intensité de la vie publique (ceux-là étaient une multitude, on les rencontrait tenant une cantine populaire, un centre culturel, un lieu d’éducation informelle pour enfants, une troupe de musiciens ambulants) ; ils inventèrent des espaces nationaux de coordination de ces expériences autonomes (ainsi nommaient-ils ce qu’ils construisaient) ; ils inventèrent des lieux de rencontre avec les compagnons des Sans-Terre du Brésil, ceux de la Bolivie rebelle ou du Chiapas mexicain (ceux-là, peu leur importaient les frontières nationales)...
Si vous avez cheminé du côté du Río de la Plata en ces années-là, vous vous souvenez forcément de ces heures de folie. De ces assemblées de voisins dans les rayons d’un supermarché récupéré par ses employés. Du cache-cache avec la police pour récupérer une belle villa dans le centre de Rosario. De ces journées sans fin où chaque lieu était propice à la rencontre, à la discussion politique, à l’invention de nouvelles pratiques. Vous n’avez surement pas oublié ces milliers de kilomètres parcourus pour rencontrer d’autres expériences menées ici ou là dans ce grand pays. Ces échanges de livres, de films et de brochures, et l’attente dans l’épicerie du coin pour photocopier la rançon de vos échanges. Tout cela s’est gravé en vous, le sourire des gens, leur affabilité, le goût du maté partagé, les manifestations, les assemblées, les réunions, les ateliers de discussions où le mot dignité était sur toutes les lèvres, où les vêtements élimés et les chaussures défraichies comptaient moins que les regards déterminés et la volonté de construire autre chose. Or, fallait-il, pour que tout cela existât, une organisation de masse, une quelconque planification ?
Les préposés aux livres de comptes, cependant, ne se contentent pas de la surface des choses. Ils veulent avant tout savoir si ces expériences ont réellement changé la donne. La rigueur de leur fonction leur a appris à se méfier de la nature même de ces luttes : exaltantes mais parcellaires, et pour cela toujours vaincues.

Contes, fables & autres légendes

Les vieilles histoires ont un charme certain : on se les répète à l’envi ; et c’est sans doute cette mélodie lancinante qui les rend si agréables. L’une d’elle raconte que le capitalisme s’effondrera, comme tombent un jour ou l’autre les tyrannies. Faut-il chercher la raison d’être de ce conte dans le goût immodéré de chacun d’entre nous pour les histoires au dénouement heureux ? Ou bien dans notre penchant pour les histoires qui mettent face à face des bons et des méchants, où l’on peut vite s’identifier aux uns et frissonner à l’évocation des autres ?

Peut-on changer les vieilles histoires, leur début et leur fin ?
Le début d’abord. « En acquérant de nouvelles forces productives, les hommes changent leur mode de production et, en changeant le mode de production, la manière de gagner leur vie, ils changent tous leurs rapports sociaux  », voilà ce qu’un célèbre touche-à-tout écrivait en 1847. En substance, cela signifiait que l’instance déterminante pour expliquer l’histoire et la configuration présente des sociétés était à rechercher du côté des forces économiques. Le conte eut un certain succès, il semble même que notre époque en ait fait un mythe fondateur. Cependant, depuis le milieu du XIXe siècle, beaucoup d’eau a coulé sous les ponts. Ne sommes-nous pas passés de la secrète dernière instance qu’il fallait révéler à l’obscénité entièrement dévoilée de notre temps, où le pet du moindre boursicoteur fait la une des médias, où les taux, les courbes et les indexations sont chaque jour et chaque heure surabondamment commentés ? Faut-il prendre au sérieux un « système d’exploitation » qui n’aurait plus rien à cacher ? Qui présenterait chaque jour à tous les ficelles de sa machinerie diabolique ? Alors qu’on nous enjoint sans cesse de scruter les registres de comptes, ne faudrait-il pas lorgner vers d’autres directions ? Fouiner ailleurs pour y dégoter de nouvelles formes de « dominations », plus difficiles à mettre à jour parce qu’elles nous concernent tous ? Glaner en des lieux moins fréquentés afin de ne pas répéter ou commenter les mêmes faits que les télévisions à fortes audiences ou les journaux à grands tirages ?
La fin ensuite. Définir le capitalisme comme un simple « système de domination » (la fable : des dominants, des dominés), en laissant sous-entendre que ce sont les contradictions liées à ce système binaire qui rendent sa chute inévitable, n’est-ce pas se méprendre sur sa nature ? Le touche-à-tout célèbre savait bien que ce système économique-là, comme les autres, n’était qu’un ensemble de relations sociales. Beaucoup ont évacué ce propos évident, mais pénible quand il s’agit de penser le changement social autrement que comme une prise de la Bastille ou du Palais d’Hiver. Première question : où sont nos ennemis (le conte procède ainsi) ? Le golden boy en jaguar de la City ou la classe à peine moyenne qui part en Tunisie (enfin, qui partait) jouer au riche et se faire servir par des plus pauvres que soi ? Seconde question : faire du premier un être pleinement conscient et de l’autre un aliéné qu’il faut libérer, n’est-ce pas verser dans un misérabilisme un peu suranné ou bien en appeler à une élite éclairée qui ne fait guère plus moderne ? Questions provocantes ? S’en priver, n’est-ce pas, pourtant, s’interdire de voir la formidable puissance du capitalisme à se rendre infiniment désirable, hypnotisant les regards sur sa vitrine chatoyante et les laissant insensibles à l’arrière-boutique, moins reluisante ?
Est-ce vraiment de « théorie » ou de « conscientisation » dont l’époque a besoin ? Faut-il qu’on nous explique comment le monde tourne vraiment, nous qui voyons si mal ? Ou bien le savons-nous trop bien, et s’adresser aux consciences paraît de peu d’utilité ? Faut-il alors s’intéresser aux expériences vécues qui bouleversent la vie, les corps et la tête, notre manière d’exister chaque jour ? Se pencher sur les pratiques sociales qui enfantent d’autres imaginaires et des liens d’une autre nature que celle, rassurante et conforme, du chacun pour soi, chacun chez soi ?

Autres récits

Le capitalisme, cette singulière manière de (dé)nouer des relations sociales, n’est-il pas tellement diffus qu’on le rencontre chaque jour et en tout lieu, surtout là où on ne l’attend pas, où on ne voudrait pas l’y voir ? Quelque chose comme autant de micro-capitalismes ne se réduisant pas au face à face entre patrons et ouvriers, entre puissants et dominés, mais traversant chaque espace ?
On dit que changer le début et la fin des vieilles histoires pourrait perturber l’auditoire, habitué à la ritournelle... Est-ce si sûr ? Certes, le panorama devient moins binaire, mais il est soudain à la portée de toutes et tous : le « système capitaliste » n’est plus la bête infâme retranchée dans des lieux éloignés et toujours inaccessibles, il est là, tout autour de nous, en nous. Les luttes argentines avaient justement choisi d’agir à partir de là. Des membres d’un groupe piquetero disaient, à propos des projets qu’ils construisaient, que s’ils recréaient en leur sein des experts et des petites mains, ils reproduisaient le capitalisme... Preuve que celui-ci n’était pas si éloigné d’eux, bien qu’ils soient pauvres et habitent des quartiers aux rues en terre et des maisons aux toits de tôle.
La fable perd en manichéisme mais gagne en capacité d’action. Ce que nous voulons changer est autour de nous, immédiate invitation au passage à l’acte. Ce que la fable perd en lendemains qui chantent, elle le gagne sur le temps présent : il n’y a pas à attendre que les conditions économiques (des pauvres, des relégués, des exclus, des chassés de leurs terres...) soient moins inégales pour construire de l’égalité. Les expériences argentines furent nombreuses à parier sur cette égalité que toutes les réalités matérielles discréditaient pourtant à l’avance. Le quotidien se fit champ d’action ; les voisins devinrent des compagnons, des amis, des gens avec qui l’on partageait plus qu’un simple territoire ; le « commun » germa de ces espaces.
Le politique put sourdre de la vie, du quotidien, et on ne s’étonna point de voir tant de femmes et d’enfants dans ces espaces qui construisaient des réponses à des préoccupations quotidiennes et s’essayaient à la construction d’alternatives au grand Monopoly. Pour ceux-là, peu importait que le présent qu’ils modelaient, modestement, à l’échelle d’un quartier, d’une ville ou d’une région, soit minoritaire : il se déployait comme il pouvait, fruit d’un bricolage au jour le jour et de solides volontés.
La passion de l’inégalité, enfouie sous les discours de la modernité (égalité des chances, accès à la citoyenneté, ascenseur social, égalité de droits et tutti quanti), semble un ferment aussi puissant que les livres de comptes pour faire naître de la compétition au sein des sociétés... avec l’économie qui va avec. Les luttes, à leur manière, ont su délaisser les registres à deux colonnes pour s’investir ailleurs, et renverser l’ordre des choses ; passer de la proposition selon laquelle les soubassements économiques doivent changer pour que change la société dans son ensemble, à l’idée qu’il faut commencer par le faisceau des relations quotidiennes... pour que le reste suive !
Que reste-t-il de ces expériences ? Dans les médias, rien, ou presque ; dans la vie quotidienne, quelque chose qui continue de déborder. Certes, après l’euphorie, il semble qu’une nouvelle noche del apagón ait plongé de nombreuses expériences dans l’obscurité. Une partie des Argentins, cependant, s’est munie d’allumettes ; la lumière n’a pas la qualité de l’électricité, mais les mains autour des petites flammes empêchent les vents contraires de les éteindre complètement : usines récupérées, transformation des assemblées de quartier en de multiples micro-expériences, quelques fous continuant à s’assembler au coin des rues, des affiches d’une cantine populaire annonçant : «  ¡Seguimos resistiendo en la calle, cocinando ideas !  », nous continuons à résister dans la rue en cuisinant des idées ! L’esprit rebelle, les pratiques qui vont avec, continuent discrètement de vivre et d’essaimer, même si elles s’attendent au pire, la droite ayant repris une vigueur certaine. De ces années de démesure, ces petites flammes vacillantes ont su conserver le refus des conformismes et de l’opportunisme de l’air du temps.

L’heure des fous

... On raconte qu’elle marche encore, comme d’autres folles sur la place de Mai à Buenos Aires, réclamant un enfant, un petit-fils, une petite fille, disparus lors d’autant de noches del apagón. « Folles  », ce n’est pas seulement l’adjectif qu’utilisa la junte militaire pour disqualifier ces femmes aux yeux de l’opinion nationale et internationale. « Folles  », c’est aussi ce qu’on entendait lorsqu’elles quittaient une conversation où elles avaient tenté de rompre le silence et évoqué ces gens qui disparaissaient : on les laissait parler, on ne répondait rien, on semblait acquiescer. Et puis, à peine le dos tourné, la porte refermée, on disait qu’elles étaient folles.
Oh, bien sûr, autres époques et autres mœurs : laissons les conformismes, la peur, le goût de l’ordre et de la mesure aux temps des hommes en bottes... On ne regarde plus par la fenêtre, le rideau à peine soulevé, ce qui se passe chez ses voisins.
Et puis, Olga est décédée, en 2005.
Un dernier mot. Elle marcha jusqu’en 2004, le foulard blanc n’était plus noué sur sa tête, mais devant sa bouche, pour symboliser une autre lutte, contre la raffinerie gigantesque, la même qui avait coupé la lumière cette nuit de 1976. Celle-ci continue de brûler la canne à sucre à ciel ouvert, emplissant l’atmosphère de fines particules qui viennent altérer les voies respiratoires. Olga, justement, est décédée d’une tumeur aux poumons. L’entreprise qui permit l’assassinat de son mari aura aussi eu raison d’elle.
Pour l’anniversaire de la noche del apagón, et contre toutes les noches del apagón, des dizaines d’organisations populaires ont repris le parcours emprunté par Olga : assemblées de voisins, organisations syndicales, étudiantes, écologistes, mouvements indigènes, médias alternatifs, expériences culturelles... Ce sont des milliers de personnes qui marchent aujourd’hui contre l’oubli et pour un présent digne et juste. Victoire de la folie sur les orthodoxies 



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Ce conte pour enfant et ingénu(e) n’est que la continuation d’autres histoires, notamment celled’Olga, Una mujer símbolo de la lucha contra la impunidad de la dictadura y la explotación empresarial de Luis Zamora.
Comme toute histoire, celle-ci a volé sans guillemets, répété et imité sans vergogne d’autres histoires entendues ici et là : El taller del maestro ignorante du Mouvement piquetero Mtd de Solano et du Collectif Situaciones ; Mille plateaux de Gilles Deleuze & Félix Guattari ; Misère de la philosophie de Karl Marx ; Pensar sin Estado, La subjetividad en la era de la fluidez de Ignacio Lewkowicz. Et d’autres histoires aussi, qui n’ont ni titre ni auteur.
Notes
[1] Littéralement : « La nuit de la panne de courant ».

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