dimanche 2 octobre 2011

«L'homme en sang, avec les ordures »



17 octobre 1961, 17 écrivains se souviennent




Le 17 octobre 1961– c'était un mardi – des milliers d'Algériens et d'Algériennes défilèrent dans Paris pour protester contre le couvre-feu qui leur était imposé par le préfet Maurice Papon. Si, depuis plus de cinq ans, la guerre faisait rage en Algérie, cette manifestation organisée par le FNL était pacifiste. Les hommes et les femmes s'étaient endimanchés, certains vinrent avec leurs enfants. Ils ne portaient aucune arme, avaient consigne de ne répondre à aucune violence. Mais sur les ponts, au sortir des métros... les forces de l'ordre les attendaient. La répression fut féroce: des milliers de blessés, des dizaines de morts – jusqu'à 300, affirme l'historien Jean-Luc Einaudi. Durant des jours, des cadavres furent retrouvés dans la Seine. Officiellement, il n'y a eu que deux morts. Aujourd'hui encore, l'Etat nie les faits historiquement établis et, sous couvert de raison d'Etat, empêche de faire toute la lumière sur cette répression féroce.





La Seine à Bezons

"J'aime l'automne et j'aime les fleuves. La Seine est mon fleuve et l'automne, ma saison.
La mémoire a ses esquifs instables, précieux, insubmersibles. Lorsque ma conscience flotte − des ombres superposées sur un tableau m'intriguent, je crois voir des traces qui remuent sous la vase, dans le fond. Ma mémoire a ses paysages noirs, personnels, dont je ne cherche plus le sens enfoui. La lumière d'aujourd'hui éclaire assez le passé.
Cela m'étonne encore d'être l'enfant de cette histoire-là! Quelle histoire dure et sombre, violente! Oui mais l'Histoire s'en va. Depuis n'ai-je pas su pire en d'autres lieux, en d'autres temps?
Cela fait quelques années déjà que j'ai retrouvé le décor oublié par l'enfant de trois ans. Oui, j'étais là en 1961, à l'automne. C'est un fait. Oui, ils habitaient là: eux. Le père, algérien, la mère, française, le frère d'un an son aîné et la petite sœur dans ses couches. C'était à quelques mètres du pont de Bezons. Après ils se sont installés ailleurs, à Nanterre. Comme si rien ne s'était passé.

J'aime l'automne, j'aime mon fleuve. La Seine est le Fleuve. L 'Automne est ma saison.

L'enfant de cette histoire-là ne se souvient pas s'y être promenée en famille, au bord du fleuve, endimanchée. Un couple d'ouvriers de banlieue avec sa marmaille. En réalité, les bâtards d'Huguette et de son raton vivaient à cette époque dans un grenier, sis rue de Paris. Il y avait une lucarne trop haute pour que les enfants y accèdent. On n'a rien vu, c'est certain. Comment être les enfants de cette scène-là?
Savoir ce qu'on sait aujourd'hui: un préfet de la République a délivré aux policiers excédés, haineux, le permis de bastonner et de tuer tout ce qui dans les rues de la ville ressemblait à du Nord-Africain. La violence la plus abjecte est celle qui écrase les visages et efface les noms. On a retrouvé quelques noms sur des listes mais qui aurait reconnu les visages? Ils ont disparu, ceux qui déjà n'existaient pas dans le paysage.

Le visage typique de l'immigré maghrébin des années cinquante, je l'ai en garde, je peux le montrer, il y a trois photographies du père − ses enfants se les arrachent aujourd'hui plus qu'hier − ce visage se dérobe, doit être extrait des années misérables, sur fond d'usines et de bidonvilles, trop détonnant dans l'ambiance sixties, il se durcit pendant les années soixante-dix − celles des ratonnades sous Giscard − pour disparaître en soixante-seize, menton haut tenu, cerné de toile blanche, à la musulmane. Il est parti sans avoir parlé.

C'est dix ans après le 17 octobre 1961 qu'une mère, française, m'a fait le portrait exact de cette époque, la sienne: le français musulman d'avant 62 a le cheveu, la peau, l'accent reconnaissables de l'indigène. Cet étranger-là n'aura pas entendu le slogan de la rue française, inattendu, inespéré, des années 80: «Nous sommes tous des enfants d'immigrés.» J'ai aimé être l'enfant de ce pays-là.

Du premier-né à Argenteuil, à la dernière-née à Nanterre, nous sommes après le 17 octobre les enfants d'un couple en perdition. Leur histoire d'amour chavire, plus rien ne les liera. Après cette nuit-là, qui porte au paroxysme la haine et la violence et ses répliques des jours qui suivent, nous les enfants, nés et à naître, sommes les rescapés d'une fiction. Jusqu'à ce que notre conscience s'éclaire au récit d'une mère aimante mais juste, rendu avec les mots de sa vie simple et dure. Grâce à elle, nous ne serons pas les enfants perdus de cette histoire-là.

Imaginative, je me suis raconté longtemps que la famille était passée sur l'autre rive de la Seine pour oublier! Mais le pont de Bezons est un leurre. Sur la carte, on voit bien que nous sommes restés dans un lacet, une boucle: un mauvais tour de la Seine! Personne n'a traversé.
Le pont de Bezons, les bords de seine, j'en recherche les vues anciennes sur les étals des brocantes − cartes postales rétros pour les bobos qui veulent aimer la banlieue d'avant les cités et remonter, de dessous le béton, toutes les histoires du terroir, les bonnes et les mauvaises. Le pittoresque et le tragique. Ils habitent en ville des maisons avec jardins, ils croient aux fondations et aux racines, ils vérifient comme les ruraux que les mauvaises herbes repoussent sans cesse.
La famille a vécu au-dessus d'un café, sous le toit, jusqu'à ce que les pelleteuses la chassent. Derrière elle, on l'a rasé. Le nom du tenancier était Slimane et le nom de la rue, «rue de Paris», évidemment. Veine semblable à toutes les veines qui convergent de la banlieue vers la capitale. Les rues de banlieue, qui veulent aller au cœur de la ville, abandonnent vite leur histoire, une fois les portes franchies. Côté capitale, ce sont les noms des rues qui préviennent tôt de la banlieue, signalent la frontière et ses dangers.

J'ai voulu savoir aussi quelles espèces d'arbres poussaient sur la rive: saules ou trembles? Aulnes ou frênes? − et le gris des photographies ne nous dit pas la couleur des feuillages. Il faut étudier, à la loupe, la lumière du ciel, la forme des nuages. A force de cartes postales, j'ai inventé le paysage natal.
Penser «Octobre 61», je le dois à un poète. J'ai 30 ans − sur le point d'achever Une fille sans histoire, mon premier roman − lorsque Kateb Yacine me montre les photographies prises par Elie Kagan le 17 octobre. Kateb Yacine est cet adolescent de 15 ans, tiré hors d'un cortège le 8 mai 1945 à Sétif, jeté en prison, auquel la vue des morts dans les rues de sa ville a apporté la fulgurance du texte et celle, à vie, de sa conscience politique − tandis que sa mère devenait folle d'avoir trop craint la nuit sa mort anonyme et invisible. Elie Kagan, lui, est l'enfant juif de l'été 42. A l'automne 61, là où beaucoup n'ont pas voulu savoir − la plupart ont détourné les yeux, lui a vu les policiers pousser dans des bus des hommes ensanglantés, terrorisés. Il a vu les coups donnés et il a entendu les cris. Il n'a pas lâché les visages. Il n'a pas détaché son œil de l'appareil photo. L'homme qui voit le 17 octobre: c'est l'enfant juif qui s'est souvenu. Des preuves, l'enfant en avait − traces anciennes, indélébiles, à l'intérieur. Il sera toujours l'homme du présent.

A 11 ans, je dormais mal dans une Maison d'enfants − les premiers jours − triste d'avoir quitté ma famille. On m'apprit qu'on avait caché entre les murs de cette maison, pendant la dernière guerre, des enfants juifs. Aussitôt je ressentis, je compris: comme ces enfants-là avaient attendu, nuit après nuit, qu'on leur rendit leurs parents, en vain! J'ai su très tôt, sans demander les preuves, que dans mon pays on avait déporté les Juifs, hommes et femmes, et livré aussi leurs enfants à la terreur et à la mort − eux qui se croyaient des personnes comme les autres, des Français, et pire ceux qui étaient nos hôtes. Je l'appris tôt et je le savais déjà. Chaque fois que j'y pense, le choc se renouvelle, me stupéfie de chagrin et de honte.

Il y a eu les photographies d'Elie Kagan et le geste de Kateb Yacine. Et puis il y avait ce récit, ancien, de ma mère, à Nanterre.
«Nous habitions encore à Bezons, à côté de la Seine. J'ai supplié votre père de ne pas sortir! Les gardes mobiles les attendaient sur le pont − c'étaient des Algériens qui avaient échappé aux rafles à Paris − ils rentraient chez eux − ils ont été pris au piège. Les policiers cognaient, cognaient, on ne pouvait pas voir les visages. Les corps, jetés par-dessus le parapet. Je me souviens du silence surtout. Le lendemain matin, je descends dans la cour et je vois un homme enfoncé dans la poubelle, la tête éclatée.»

C'est la voix de ma mère qui a gravé en nous cette scène-là: «L'homme en sang, avec les ordures.»
La question n'est pas: «Pourquoi se souvenir?»
Il faut se souvenir.

C'est ailleurs et dix ans plus tard que ma mère nous a parlé. De l'autre côté du fleuve, à l'abri entre les quatre murs quittancés de la cité, hors de la ville, à l'abri de l'Histoire? On ne raconte pas d'histoires qui font peur aux enfants, dehors.
Non, les visages d'octobre n'ont pas disparu! On me les a gardés le temps que je grandisse. A 15 ans, je les ai retrouvés soudain dans un roman − plus tard dans un beau film*. Ils sont là. Et Areski, vivant, la nuit, dans les bras d'Elise! C'était «chez Slimane», n'est-ce pas? Rue de Paris, à quelques mètres du pont de Bezons."

Tassadit Imache

*Elise ou la vraie vie, roman de Claire Etcherelli 1967, porté à l'écran par Michel Drach en 1970.
Tassadit Imache est née à Argenteuil en 1958, d'une mère française et d'un père algérien. Elle est l'auteure de romans et de nouvelles, ainsi que d'articles dans la presse. A notamment publié: Une fille sans histoire, Calmann-Levy, 1989; Le Dromadaire de Bonaparte, Actes Sud, 1995; Je veux rentrer,Actes Sud, 1998; Presque un frère, Actes Sud, 2000; Des nouvelles de Kora, Actes Sud, 2009; "Côté fleuve et côté jardin", in L'Algérie des deux rives, sous la direction de Raymond Bozier, Mille et une nuits, 2003.

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