mercredi 5 octobre 2011

Alcool, médecine et justice : l’histoire de Louis…

StreetArt, Andorre

Par Dominique Kerouedan, médecin, expert indépendant en santé internationale... Le Sommet des Nations Unies sur les maladies non transmissibles vient de se tenir en amont de l’Assemblée générale des Nations Unies à New York. Quatre types de maladies, quatre facteurs de risque étaient inscrits à l’ordre du jour des discussions : cancers, maladies cardiovasculaires, maladies respiratoires chroniques et diabète. On compte aussi le tabac, l’alcool, l’alimentation malsaine et la sédentarité. La santé mentale, les violences et les accidents n’ont pas été retenus comme faisant partie des maladies non transmissibles, en dépit des interventions de la France et de l’Union européenne lors des réunions préparatoires.

La Déclaration politique issue du Sommet a le mérite d’exister, mais les objectifs concrets, le calendrier pour les réaliser et les engagements nationaux et internationaux sont insuffisants. En pleine crise financière et économique mondiale, les financements de la communauté internationale en faveur de la réduction de ces maladies dans les pays pauvres, sont quasi inexistants. C’est bien évidemment une très grande erreur de jugement que d’accorder si peu d’attention à ce qui compromet d’autant l’équilibre économique et le développement de régions déjà menacées par les grandes pandémies. Tout ceci ne doit pas nous faire perdre de vue que les pouvoirs publics de nos pays riches, notamment en France, n’ont pas davantage de volonté politique pour combattre ou minimiser les ravages liés à l’alcoolisme chez nous. Les jeunes adolescents sont les victimes d’un système honteux et scandaleux.

C’est au travers d’un cas que je tente ici d’en témoigner. Ces cas envahissent et encombrent nos tribunaux, à défaut d’être pris en main par les services de santé et la société dans son ensemble.


« Je fais le mal que je ne voudrais pas faire et le bien que je voudrais faire je ne le fais pas » 


Louis décide de prendre des vacances. Nous sommes en mai, il adore le pays basque et veut s’y détendre quelques jours. L’hiver a été rude, laborieux, sombre et long. Le printemps est agréable et lumineux. Célibataire et libre comme l’air, bien décidé à profiter de ces quelques jours, il prend la route. Le séjour s’annonce sympathique, quelques amis le rejoindront un peu plus tard, l’appartement est agréable, la région toujours aussi belle. Il y a des endroits qui vous accrochent sans que vous ne sachiez vraiment pourquoi, mais quelle importance ? L’essentiel est que chacun puisse trouver un petit coin de terre qui le ramène à des plaisirs simples : se sentir bien en se levant le matin, admirer le paysage, aimer parler avec l’entourage, trouver du charme à la gastronomie, déguster un petit verre du vin local, retrouver un peu la famille, aller lire le journal au café du coin, c’est ce que fait Louis en revenant dans cette région.

A peine arrivé dans le pays basque, Louis part en Espagne. C’est le week-end de la fête des mères, il retourne à La Venta où il avait l’habitude de se promener avec Maman, disparue quelques années auparavant d’un cancer très agressif. Ce voyage auprès d’un être cher en souffrance, perdant au fur et à mesure de la maladie, sa souveraineté et sa dignité fut très douloureux. Pourquoi tentons-nous de surmonter les événements les plus durs que la vie et la mort nous infligent ? Vivre avec en toute simplicité serait plus raisonnable que de prétendre les effacer.

Au retour de La Venta, où il a fait ses petites courses, il aperçoit au loin sur la route un barrage de la gendarmerie. En quelques secondes, tout se précipite. Il ne sait plus s’il contrôle quoi que ce soit de ses actes : il n’est pas question qu’il s’arrête. Il fait mine de n’être pas concerné par l’interpellation. Il ralentit tout de même, pour mieux se dégager du barrage en esquivant par le côté ; un des gendarmes s’accroche à son col de chemise par la fenêtre ouverte, Louis résiste, il est pris d’un instant de folie, ou d’arrogance à l’extrême. Que se passe-t-il à ce moment là dans son esprit pour aller ainsi droit dans le mur ? Se perdre dans les terres de la dernière demeure de sa mère ? Il continue d’avancer, le gendarme bousculé lâche prise, est déséquilibré, blessé. Rien ne l’arrête, Louis met les gaz et disparaît en trombe sur les petites routes.

Sans surprise les gendarmes ont relevé la plaque d’immatriculation. Louis conduisait un véhicule de fonction. C’est le directeur des ressources humaines de son entreprise, prévenu des infractions dès le lundi par les gendarmes, qui enjoint Louis de se présenter au plus tôt à la gendarmerie. Placé en garde à vue, les chefs d’accusation sont lourds : refus d’obtempérer, délit de fuite, conduite au risque d’entraîner la mort ou un handicap sévère et présomption d’alcoolisme au volant avec mise en danger d’autrui. Mais ce n’est pas tout, Louis n’avait plus de points et conduisait de fait « sans permis » depuis trois ans. A l’issue de la garde à vue, la comparution devant un juge est d’autant plus rapide que la peine encourue est longue, la comparution est « immédiate », l’avocat demande alors deux semaines pour préparer la défense. A la lecture du casier judiciaire énumérant toute une série d’antécédents de délits routiers avec excès d’alcool, le juge place l’accusé en détention provisoire pendant deux semaines le temps d’être jugé. Il encourt cinq ans d’emprisonnement.

Sur l’instant, la nouvelle rend les personnes de l’entourage agressives. Elles ont du mal à se parler tranquillement quand bien même elles ressentent l’immense besoin de se rapprocher affectivement. Déboussolées, elles se demandent si c’est bien à elles que l’avocat cherche à parler pour les prévenir de la détention de leur proche. Elles sont abattues. Louis en prison ! Tout bascule soudain dans l’interdit. Les libertés les plus élémentaires leur sont retirées à elles aussi : le voir, lui téléphoner, qu’il appelle. Seul le courrier est autorisé, mais attention, il ne s’agit pas de parler des faits, le courrier qui arrive à la maison d’arrêt est ouvert et lu : Louis est présumé innocent. L’avocat ne sait pas encore quelle stratégie suivre, ni si Louis va plaider coupable.

Dans l’entourage tout s’écroule : ce sont les fondements même de la famille, de l’éducation qui s’effondrent. De quoi peut-on être certain dans ce monde, dans cette vie ? Lorsqu’un proche va en prison, c’est toute la famille qui a échoué, ce sont les valeurs qui nous tiennent debout qui sont ainsi brutalisées. Dans le cadre de mon métier, j’ai vu les détenus français à la prison de Bangkok, rencontré les malades atteints de sida à la maison d’arrêt et de correction d’Abidjan et au centre pénitentiaire de Vacaville aux Etats Unis, j’ai travaillé avec MSF à la prison de Tananarive auprès des jeunes mineurs détenus. J’allais découvrir les prisons françaises. Cette fois, pour l’un des miens.

Toute une série de réactions s’ensuivent : il écope pour les autres. Il écope pour tous ceux qui boivent trop depuis trop longtemps dans cette famille dans laquelle il a grandi et avec laquelle il passe toutes ses vacances. C’est le fusible. Aucun des parents, aucun des aînés après la mort des parents, ses oncles et tantes, n’a eu d’autorité sur lui. En même temps, Louis n’est plus un enfant, et c’est précisément pour cela qu’il est désormais face à une autorité, ultime, celle qu’incarnent la police, la gendarmerie, la justice.

Puis vient le moment d’aller le voir au parloir. Le temps est compté. Des milliers de choses pratiques envahissent les quelques instants d’échanges : toute sa vie est soudain entre nos mains : son enfant, son travail, ses amis qui le cherchent partout ? Qui m’autorise à leur dire quoi que ce soit ? Comment annoncer à sa fille qu’il est détenu ? Sa famille, ses problèmes, ses courriers, etc. Toute la vie d’un homme. Devant la maison d’arrêt attendent des femmes et parfois des enfants. A cet endroit, ce sont surtout des hommes qui sont incarcérés. Les femmes viennent une fois par semaine si leur mari est condamné, et peuvent venir trois fois par semaine tant qu’il n’est pas encore jugé. La présence d’enfants à cet endroit induit en vous un sentiment mixte très étrange : c’est à la fois très touchant et réconfortant de savoir que le détenu de l’autre côté du mur préserve des liens ; puis des questions vous submergent quant à l’avenir de ces jeunes, et ce qu’on leur souhaite.

La dimension physique de la relation est primordiale: pouvoir toucher un proche en détention, le voir de près et comprendre comment il supporte cette expérience inédite, lui dire notre soutien au-delà de ce qui l’amène là, l’entendre raconter ce qu’il vit à l’intérieur, comment s’organisent les journées, les relations, tout est urgent à entendre. Je salue au passage toutes les personnes discrètement actives, en prison ou juste devant la prison, en soutien aux détenus et à leurs familles. Lorsqu’on s’apprête à rendre visite à un proche privé de sa liberté, gardé de l’autre côté d’un mur imposant, un petit café souriant est ce qui peut le mieux vous réconforter. La peine de prison ne punit pas seulement le détenu, elle punit toutes les personnes de son entourage.

Louis en prison, c’est aussi l’expression d’une société si paradoxale : à la fois permissive à trop d’alcool, asservie aux lobbies alcooliers qui vont jusqu’à mettre la pression dans les cabinets des ministres pour obtenir ce qu’ils veulent pour mieux vendre leurs toxiques ; à la fois très répressive si un individu est pris en flagrant délit. Dans l’attitude de Louis qui fonce dans les gendarmes, il n’y avait pas que l’alcool, à moins que l’imprégnation soit telle et si longue, qu’il en perd tout discernement, ce qui est possible du point de vue de l’atteinte neurologique, voire psychiatrique, sur le long terme. Dans tous les cas, il y a un élan éperdu, de quelqu’un qui se rend, qui cherche une protection peut-être. Comment comprendre ? Que comprendre ?

La colère monte aussi contre les médecins : qu’a fait le médecin généraliste toutes ces années pendant lesquelles Louis buvait seul le soir au bar en bas de chez lui ? Divorcé, il ne vit pas avec sa fille. Il vit seul. Qu’a fait le médecin du travail pour dépister cette solitude, cette dépression, ce désespoir sordide, cette addiction mondaine largement encouragée par le milieu de l’entreprise, le travail de « commercial »? Le patient nie. C’est tout de même le travail et le rôle d’un médecin d’amener son patient au-delà du déni, de chercher des stigmates d’intoxication, dans un pays où les conséquences sociales liées à l’alcool constituent un véritable fléau médical, social et économique. Les médecins sont-ils formés à cela ? Non. Le système de santé met-il en place des programmes dans ce sens ? Non. Toutes les opportunités de contact d’un individu avec le système de soins à un moment ou un autre sont manquées pour évoquer l’alcoolisme, le dépister, le prendre en charge. Pour évoquer de manière sérieuse et en confiance n’importe quelle toxicomanie.

Nos pouvoirs publics prétendent prendre des mesures pour réduire les dépenses publiques et les dépenses de santé : vont-ils y parvenir s’ils occultent complètement les pathologies médicales et sociales les plus dévastatrices et coûteuses qui soient : maladies, mais aussi violences, suicides, dépressions, pertes d’emploi. Spirales infernales pour les familles et les générations suivantes. Le coût de tout cela est-il mesuré ? Il semble que des histoires de vies ravagées n’intéressent pas les députés, le ministère des finances ou le ministère de la santé. Les pouvoirs publics ne s’intéressent pas davantage à la donnée économique. Il n’y a aucun moteur de décision dans ce domaine. Le phénomène de l’alcoolisme n’est pas que le fait d’un individu, il est une production de notre société. Prenons conscience qu’il retentit dans l’entourage et dans le temps.

Ce sont les générations futures qui sont atteintes dès aujourd’hui, à travers leurs parents, ou très directement : l’industrie de l’alcool sponsorise les fêtes d’étudiants en vue de les rendre dépendants le plus tôt possible à des alcools forts. Ceci est un crime commis avec la complicité de l’Etat, non reconnu et non sanctionné. Nous sommes tous concernés. Peut-on imaginer les répercussions de telles addictions dans les pays pauvres ? La Déclaration politique issue du Sommet de New York est vide sur la question de l’alcool. Or à l’échelle mondiale l’abus d’alcool cause 2,5 millions de morts, touche 9% des jeunes de 15 à 29 ans. Les parents savent-ils que leurs enfants boivent dès l’âge de 14 ans lorsqu’ils ne les servent pas eux-mêmes ? Pourquoi priver autant de jeunes du plaisir immense de la simple dégustation ?

Du côté de la justice, la répression est sévère. On s’y attend dès lors qu’autrui est mis en danger. Il n’empêche que la sévérité est d’autant plus inattendue que la prévention a été déficiente. On passe de rien à la prison. Le parcours judiciaire de Louis et les documentaires de Raymond Depardon sont éloquents. Les prévenus à l’unanimité se demandent ce qu’ils font à la barre. C’est assez amusant parfois de comprendre le niveau d’inconscience qui règne dans l’esprit de celui qui enfreint la loi. Raymond Depardon le montre avec un talent exceptionnel, plein d’humour malgré lui.

Voici ce qu’on apprend dans les tribunaux correctionnels : en France le juge ne juge pas sur preuves mais sur son « intime conviction ». Comment le juge se forge-t-il son « intime » conviction ? Qui est-il pour que lui soit permis une telle souveraineté intellectuelle ? Il en découle que la marge d’erreur n’est pas négligeable, en témoigne le dossier récent le plus spectaculaire autour de l’affaire d’Outreau.

On apprend aussi d’autres choses : à la façon dont les procureurs s’adressent aux prévenus, on a l’impression qu’il ne suffit pas d’interroger le prévenu ou de requérir. Il semble faire partie de la procédure de blesser la personne au plus profond d’elle-même. Les qualificatifs, les injonctions, la violence du ton ne manquent pas, qui dans d’autres contextes seraient entendus comme autant d’insultes. Au mieux, l’attitude est infantilisante.

L’entourage n’est parfois pas ménagé. A qui les procureurs pensent-ils s’adresser alors ? Qu’est ce qui les amène à sortir de ce qui relève des faits, de leur métier, de leur profession, pour y ajouter des notes personnelles envoyées telles des lames coupantes, ou asséner des leçons de morale, à coup sûr sans aucun effet ? Les étrangers en situation illégale sur le territoire français sont-ils encore plus mal traités ? Je me le suis demandé. Nous voyons des juges ne pas comprendre le français tel que parlé par les étrangers africains. La langue est certainement un obstacle : mieux vaut sans doute ne pas être francophone et bénéficier d’un interprète.

Pourquoi cette attitude du procureur est-elle tolérée par le système judiciaire, par les juges eux-mêmes qui les écoutent ? Sur les affaires en lien avec l’alcool, les juges ont-ils conscience de la défaillance avant eux des pouvoirs publics et du système de santé dans son ensemble? De la co-responsabilitéet co-culpabilité de l’Etat lui-même dans les affaires individuelles sur lesquelles ils sont amenés à se prononcer ?

Ce sur quoi nous souhaitons insister ici concerne l’absence de médecin lors des audiences, alors que tant d’affaires jugées ont trait à des comportements de personnes qui ne sont pas reconnues comme étant des malades (mentaux ou autres), ou qui agissent, au moment des faits qui leur sont reprochés, sous l’emprise de toxiques ou de médicaments, peut-être la majorité des affaires. Est-ce au juge de dire à un toxicomane « le seul qui peut décider d’arrêter, c’est vous ! » ? Est-il à sa place à ce moment là ? Quel serait l’effet de la même phrase fut-elle prononcée par un médecin à l’audience ? Appartient-il au juge de faire de l’éducation sanitaire ? Appartient-il au juge de tenter en quelques secondes de compenser des décennies de déficience de notre système d’éducation dans les domaines de l’instruction civique et de la promotion de la santé ?

L’enjeu n’est-il pas suffisamment important pour que cette fonction soit assurée pleinement par un personnel spécialisé ? Les situations sociales et familiales sont souvent problématiques . L’expertise psychiatrique est certes demandée dans certains cas, et les experts psychiatres trop peu nombreux sont submergés, ce qui retarde considérablement les procédures. Un médecin aurait toute sa place à l’audience à côté du juge, du procureur et de l’avocat. Les faits liés aux violences sexuelles et à l’exercice de la prostitution sont autant de situations relevant de la nécessité de la présence d’un médecin à l’audience. Il devrait être présent en permanence dans les tribunaux et répondre aux questions des magistrats, ou libre d’intervenir à des moments clés des échanges en cours d’audience. A l’étape suivante, si la peine s’accompagne d’une injonction de soins, il s’agit d’être patient : des mois d’attente pour accéder aux services de désintoxication. Si les prévenus sont envoyés en prison, la plupart vont récidiver. Tous, parents, enseignants, médecins et juristes, amis, sommes passés à côté de quelque chose envers laquelle les mots sont vains : mais quoi ?

Le juge décide de ne pas maintenir Louis en détention. La sanction est lourde tout de même, et s’accompagne (enfin) d’une injonction de soins. Est-il libre pour autant ? Va-t-il comprendre que la vraie liberté est celle de celui qui ne triche pas avec lui-même, ni avec les siens ? Dès sa sortie de détention, puis une semaine après le jugement, Louis est au bar où il continue de noyer sa solitude, son mal-être. A-t-il envie de vivre ? Le seul endroit où il sera resté sobre aura été sa cellule à la maison d’arrêt…

La vraie liberté n’est-elle pas de ne dépendre en rien des perversités des liens qui se tissent entre l’Etat et l’industrie du tabac et de l’alcool, de se délivrer de toute dépendance? Le récidiviste n’est-il pas celui qui est avant tout prisonnier de lui-même ? Il est assez amusant dans ce contexte de lire un des sujets du bac de philo en juin dernier: « L’homme est-il condamné à se faire des illusions sur lui-même ? ».

Condamné…

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