mercredi 12 octobre 2011

Fichage, rafles, camps: les racines policières du 17 octobre 1961



Qu'est-ce qui a rendu possible l'explosion des violences policières du 17 octobre 1961? Dans son livre qui vient de paraître, La Police parisienne et les Algériens (1944-1962 (Nouveau monde, 2011), l'historien Emmanuel Blanchard, chercheur au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip), prend à bras-le-corps cette question en décrivant l'emprise policière sur les Algériens émigrés en métropole après la Seconde Guerre mondiale.

Pour comprendre ces exactions sauvages, il élargit le regard aux deux décennies antérieures et analyse, grâce à un travail d'archives fouillé, la manière dont les pratiques des fonctionnaires chargés de la sécurité ont contribué à la création d'un «problème nord-africain» (lire le sommaire du livre sous l'onglet "Prolonger").

Portraits de femmes proches du FLN fichées par la police, 
vers 1960. ©Archives nationales d'outre-mer.

Sa quête l'a conduit principalement aux Archives de la préfecture de police et au Centre historique des archives nationales, où se trouvent les dossiers du ministère de l'intérieur. Elle est d'autant plus intéressante qu'elle témoigne du rapport établi avec une population aux marges du national.

Car, à la Libération, les colonisés algériens acquièrent un nouveau statut. Ils deviennent, dans la terminologie administrative, des«Français musulmans d'Algérie». Autrement dit, pas des Français comme les autres, mais privilégiés par rapport aux immigrés de nationalité étrangère.

Juridiquement, entre 1947 et 1962, en métropole, ils sont considérés comme des citoyens de plein droit. Ils peuvent circuler sans passeport et n'ont pas besoin d'autorisation pour s'installer, à la différence des étrangers et même d'autres sujets de seconde zone, comme les ressortissants marocains et tunisiens, sous protectorat français.

©Archives nationales d'outre-mer.

Surtout, ils deviennent – les hommes tout du moins – des électeurs, même si tout est fait pour les contenir au plus bas de l'échelle sociale. La loi décisive date du 20 septembre 1947, son article 3 établissant l'égalité des droits. À cette occasion, le texte confirme le rétablissement de la liberté de passage par bateau et avion accordée au printemps 1946. La concurrence entre les compagnies privées fait baisser les prix et les «indigènes», attirés par la plus grande liberté et le besoin de main-d'œuvre au nord, affluent.

Aussi utiles soient-ils à l'économie, les émigrés arrivés par milliers ne sont pas pour autant accueillis à bras ouverts.

Au milieu des années 1950, ils sont entre 250.000 et 300.000 à vivre en métropole. Peu de femmes parmi eux. Massivement illettrés, jeunes, ils occupent principalement des métiers de manœuvres et d'OS ou sont sans emploi. Ils font partie d'un sous-prolétariat traditionnellement pourchassé par les forces de l'ordre.

©Archives nationales d'outre-mer.

«Il me serait agréable que certains mots, tels “bicots”, “ratons”, soient proscrits»
Après la guerre, l'égalité dont ils sont censés bénéficier s'accompagne de la suppression de la Brigade nord-africaine (BNA). Mélangeant contrôle social et policier, ce service, créé dans les années 1920 pour surveiller les émigrés d'Afrique du Nord, avait été décimé lors de l'épuration, des représentants de la direction des étrangers ayant collaboré avec le régime nazi.

Registre des ouvriers algériens ayant émigré en France depuis 1906. 
©Archives nationales d'outre-mer.

La consigne, donc, est de traiter les nouveaux Français comme des Bretons ou des Auvergnats. Cela désarçonne les gardiens de la paix, qui doivent composer avec des personnes que tout désigne comme étrangers, du parler à la religion, en passant par la culture et la pauvreté, mais qu'ils peuvent moins facilement ficher à la suite de la suppression de l'obligation de détenir une carte d'identité.

«D'une certaine façon, estime l'historien, la police se trouvait face à une population qu'elle considérait comme allogène et qui avait cependant le droit de vivre littéralement “sans papiers” sur le territoire métropolitain (...). Elle était notamment privée de ses moyens de pression habituels sur les étrangers, en particulier les procédures d'expulsion, pour ceux coupables d'activisme politique, et de refoulement, pour les nécessiteux ou autres “inadaptés” qui ne répondaient pas aux besoins de l'économie.»
Les tentatives de contournement de cet état de fait se lisent dans les documents officiels de l'époque emplis de stéréotypes. Citons le préfet Roger Léonard, dans une lettre au ministre de l'intérieur en 1948: «La question se pose de savoir s'il est opportun de laisser venir dans la région parisienne un nombre toujours croissant d'indigènes que le désœuvrement conduit à vivre de rapines et d'expédients. Il semble que l'on pourrait limiter ce droit aux seuls travailleurs nantis d'un contrat de travail régulier dont le logement serait assuré.»

Ou encore le directeur de la police judiciaire en 1947: «Des camps pourraient être aménagés afin de recevoir les Nord-Africains qui auraient attiré l'attention de nos services avant leur rapatriement. Il est évident que seraient a fortiori dirigés sur ces camps les Nord-Africains condamnés à la suite d'une infraction quelconque.»

 ©Archives nationales d'outre-mer.

Les usages linguistiques au sein de la police, teintés de racisme, ne suivent pas non plus les évolutions juridiques, comme l'indique en creux Edmond Naegelen, gouverneur général de l'Algérie en 1950:«Il y aurait intérêt, lorsqu'il s'agit de citoyens français musulmans, à proscrire l'expression “indigène” à laquelle les intéressés attachent un sens péjoratif qui blesse leur susceptibilité. Vous voudrez bien, en conséquence, donner à vos services toutes instructions utiles à ce sujet.»

En 1951, le directeur de cabinet du préfet Jean Baylot: «Il me serait agréable que certains mots, tels “bicots”, “ratons”, etc., soient définitivement proscrits du vocabulaire des gardiens et de tout le monde.»

«Même faites comme elles le sont généralement, les rafles sont utiles»

Au-delà des mots, les corps sont pris pour cible. Les Français d'Algérie sont particulièrement victimes de violences policières. Emmanuel Blanchard souligne que les coups et passages à tabac par les policiers, entravés dans leur rôle de contrôle des papiers d'identité, leur donnent l'impression de «surmonter leur impuissance face au nombre et à la pauvreté» de ces hommes.

©Archives nationales d'outre-mer.

Technique utilisée de longue date contre les prostituées et les homosexuels, des rafles sont organisées, moins pour effectuer des reconduites à la frontière que pour mettre en scène le pouvoir policier, autrement dit signifier la force de l'État en faisant peur. À lire dans un manuel de police de 1946, le bénéfice (pour l'institution) d'une méthode utilisée aujourd'hui contre les sans-papiers:

«La rafle est une opération de grande envergure dont l'objet est de déceler inopinément, à un endroit fixé, dans la rue ou dans un établissement public, la présence de malfaiteurs ou de suspects (...). Même faites comme elles le sont généralement, les rafles sont utiles. Elles ont un effet psychologique indéniable sur le public et sur le malfaiteur.»
Au final, l'insertion dans le droit commun ne dure pas. Dans le but de contrer le nationalisme algérien et en réaction à la guerre d'indépendance, dont la métropole devient l'un des théâtres, des dispositions spécifiques sont réintroduites, ainsi en matière de droit à circuler et d'obligation d'identification. En octobre 1955, le décret de la création de la carte nationale d'identité est ainsi principalement pris à des fins de contrôles des «FMA».

©Archives nationales d'outre-mer.

Les statistiques policières recourent ouvertement à des catégories ethniques proscrites juridiquement et les émigrés algériens sont fichés. Dans le même temps, la rébellion s'intensifie. Et le bras de fer est recherché par les indépendantistes. Le plus souvent interdites, les nombreuses manifestations du Mouvement pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD), vitrine du Parti du peuple algérien (PPA), sont pensées comme autant de défis à l'ordre colonial.

Quels que soient leurs engagements syndicaux (à la CGT) ou partisans (au PCF), certains n'hésitent pas à se confronter aux forces de l'ordre. À partir de 1951, «chaque défilé était l'occasion d'escarmouches et les représailles sanglantes exercées par les policiers parisiens en mai 1952 ne diminuèrent pas l'ardeur des nationalistes algériens».

La manifestation du 14 juillet 1953, place de la Nation, au cours de laquelle la police, pour la première fois depuis 1937, ouvre mortellement le feu sur des participants, reste encore «portée disparue» en raison des lacunes historiographiques et des«méandres de la mémoire». De même qu'il donne des pistes pour mieux décrypter cette journée, Emmanuel Blanchard en raconte une autre, également déterminante, celle de l'émeute du 30 juillet 1955 dans le «ghetto» de la Goutte d'Or. 

©Archives nationales d'outre-mer.

«Le “Nord-Af”, c'est tout ce qui vit sans vivre, tout ce qui travaille sans travail»


Au tournant de l'année 1958, marquée par la chute de la IVeRépublique et l'adoption de la constitution d'octobre, la police parisienne est visée par les attaques de l'Organisation spéciale et des groupes armées du FLN. La lutte contre les nationalistes devient l'objectif principal assigné aux agents de la préfecture, tandis que s'engage une politique «d'élimination des indésirables» fondées sur des techniques particulièrement répressives.

Un extrait d'un reportage de Paris Match, d'août 1955, est révélateur de la représentation des émigrés algériens: «Dans la lumière de l'émeute, un personnage se levait, efflanqué, flottant dans ses vêtements bigarrés, et laissant après lui une ombre famélique sur le pavé des banlieues: le Nord-Africain (...). Le mot a presque perdu son sens ethnique ou géographique à force d'assumer la pauvreté, le chômage, et l'opprobre. Le “Nord-Af”, c'est tout ce qui vit sans vivre, tout ce qui travaille sans travail, tout ce qui est sans être.»

Perçue comme misérable, cette population est dans le même temps criminalisée: la hiérarchie policière, n'hésitant pas à manipuler les statistiques pour rendre indispensable l'accroissement de son champ d'action, adapte son répertoire. De 1958 à 1962, «suspects» et autres «indésirables» sont de plus en plus souvent sanctionnés sans qu'aucune décision de justice intervienne.

Longtemps impraticables, les expulsions sont rendues possibles. Des camps d'internement sont ouverts. Plusieurs dizaines de milliers d'Algériens y passent de longs mois, voire des années. Les arrestations collectives se multiplient au point qu'à la fin de l'été 1958, la préfecture obtient la mise en place de «centres de triage» provisoires en plein Paris.

Selon l'expression du philosophe Michel Foucault, tout un «archipel carcéral» prend forme. La nomination de Maurice Papon comme préfet de police le 15 mars 1958 accélère le mouvement. C'est au «Vél d'Hiv» que sont gardés pour être fichés des milliers d'émigrés, au lendemain de la vague d'attentats dans la nuit du 24 au 25 août 1958.

Un centre «d'identification» est installé dans la foulée au bois de Vincennes, à l'emplacement actuel du centre de rétention administrative (CRA) où sont enfermés les sans-papiers en instance de reconduite à la frontière.

Avec la création au début de l'année 1960 de la Force de police auxiliaire à Paris, structure aux méthodes militaires constituée d'Algériens opposés au FLN, la guerre en Algérie traverse la Méditerranée. Le terrain d'une «bataille de Paris» se prépare. Les actes de torture ne restent plus l'apanage des forces de l'ordre au sud. «La psychose qui s'empara des policiers du fait du nombre important de leurs collègues tués ou blessés par des Algériens, conjuguée à un répertoire d'action qui, de longue date, autorisait l'usage des armes à feu à l'encontre des populations colonisées favorisèrent la multiplication des assassinats légaux d'Algériens», indique l'auteur.

C'est dans ce cadre que Maurice Papon lance, à l'automne 1961, la guerre contre le FLN en vue de son démantèlement, avec l'accord du général de Gaulle. Devant des gardiens de la paix, le 3 octobre, le préfet déclare: «Vous êtes en état de guerre, les coups il faut les rendre (...). Tirez les premiers, vous serez couverts, je vous en donne ma parole.» Difficile de concevoir permis de tuer plus explicite.

À regarder aussi, le documentaire «Le silence du fleuve»
http://www.mediapart.fr/journal/international/101011/fichage-rafles-camps-les-racines-policieres-du-17-octobre-1961

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire