dimanche 9 octobre 2011

La pluie pleurait sur eux



17 octobre 1961, 17 écrivains se souviennent



Le 17 octobre 1961– c'était un mardi– des milliers d'Algériens et d'Algériennes défilèrent dans Paris pour protester contre le couvre-feu qui leur était imposé par le préfet Maurice Papon. Si depuis plus de cinq ans, la guerre faisait rage en Algérie, cette manifestation organisée par le FNL était pacifiste. Les hommes et les femmes s'étaient endimanchés, certains vinrent avec leurs enfants. Ils ne portaient aucune arme, avaient consigne de ne répondre à aucune violence. Mais sur les ponts, au sortir des métros... les forces de l'ordre les attendaient. La repression fut féroce: des milliers de blessés, des dizaines de morts –jusqu'à 300, affirme l'historien Jean-Luc Einaudi. Durant des jours, des cadavres furent retrouvés dans la Seine. Officiellement, il n'y a eu que deux morts. Aujourd'hui encore, l'Etat nie les faits historiquement établis et, sous couvert de raison d'Etat, empêche de faire toute la lumière sur cette répression féroce.


La pluie pleurait sur eux

"C’était un mardi 17 octobre

En fin d’après-midi

A l’heure des feuilles mortes,

Les mains nues, le pas calme

Et le cœur en automne

Ils entrèrent dans la ville

Par Pantin, Nanterre, Puteaux,

Et d’ailleurs

La tour Eiffel montrait ses jambes

Le fleuve ses veines vertes et bleues

La ville ses grands magasins, ses beaux immeubles

Ses fenêtres aveugles, ses balcons muets

Ses néons, ses kiosques, ses affiches

« Monsavon », « Palmolive », « Quinquina »,

« Suze », « Les Sept Mercenaires », « Colgate »,

« Un Taxi pour Tobrouk », « Spartacus » et « les piles Wonder »

Ils étaient venus de Colombes, de Levallois-Perret,

De Gennevilliers, de la Goutte d’Or

Les mains nues, le pas confiant,

Les feux, les enseignes clignotaient à l’Opéra,

A la Concorde Place de l’Etoile, sur les Champs-Elysées

Sur les Grands-Boulevards, à Bonne-Nouvelle

Au Grand Rex

Ils marchaient, ils avançaient

Sur le boulevard Saint-Germain

Sur la place de la République

Et quand le fleuve ouvrira ses bras

Ils entreront dans une autre nuit

La ratonnade en uniforme, en gabardine

La chasse au faciès en képi,

Les menottes, les coups de crosse

De bâton sur les crânes, les côtes, le dos

Le sifflet, le pistolet et l’insulte à la bouche

Ils marchaient, ils avançaient

Bravant le couvre-feu et la haine

Des bébés dans les poussettes,

Des enfants accrochés à leurs mères

Certaines portaient du henné sur les mains

Comme si elles se rendaient à un mariage

Ils marchaient, ils avançaient

Arrêtés dans les bus, dans les gares

A la sortie du métro

Les hommes les mains en l’air

Sur la tête, derrière la nuque

Les fourgons, les cars de police aux vitres grillagées

Dans la lumière des réverbères, des néons,

Les corps étendus sur le pavé jaune,

Effondrés sur les trottoirs mouillés

Sous le ciel vert de gris

La pluie pleurait sur eux

Quand le fleuve changera de couleur

Ils entreront dans une autre nuit

Celle des cris, des chants

Noyés dans le Canal Saint-Martin

Et ailleurs

Ils avaient traversé

Les ponts de Neuilly, de Courbevoie, de Levallois

Où passent les 2CV, les DS, les Panhard,

Les Simca 1000, les Dauphine, les Ami 6

Apollinaire chanta celui de Mirabeau

Où coule la Seine

Quand viendra la nuit et sonnera l’heure

Alors du pont Saint-Michel

Les corps tremblants et humiliés

Seront jetés comme une pierre

Au fond d’un puits."

Abdelkader Djemaê
Juillet 2011

Abdelkader Djemaê est né à Oran. Auteur d'une quinzaine de romans et de récits. Il a publié notamment : Un été de cendres, Sable Rouge, 31 rue de l'Aigle, (Editions Michalon et Folio),Camping, Gare du Nord, Le Nez sur la vitre, et Zohra sur la terrasse, Matisse à Tanger (Seuil et Points Seuil). On lui doit aussi des récits de voyage Le Caire qui bat (Michalon), Pain, Adour et fantaisie (Castor Astral), Quartiers d'été (le temps qu'il fait), et Un taxi vers la mer (Thierry Magnier). Il a aussi consacré un ouvrage aux séjours d'Albert Camus dans sa ville natale, Camus à Oran (Michalon), Prix Amerigo-Vespucci et Tropiques. Il a animé de nombreux ateliers d'écriture, notamment en milieu carcéral. Son prochain récit, paraîtra en 2012 sera consacré à l'Emir Abdelkader (Editions du Seuil).

http://www.mediapart.fr/journal/france/300911/19-octobre-1961-la-pluie-pleurait-sur-eux

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