vendredi 7 octobre 2011

Le bon samaritain



17 octobre 1961, 17 écrivains se souviennent



Le 17 octobre 1961– c'était un mardi– des milliers d'Algériens et d'Algériennes défilèrent dans Paris pour protester contre le couvre-feu qui leur était imposé par le préfet Maurice Papon. Si depuis plus de cinq ans, la guerre faisait rage en Algérie, cette manifestation organisée par le FNL était pacifiste. Les hommes et les femmes s'étaient endimanchés, certains vinrent avec leurs enfants. Ils ne portaient aucune arme, avaient consigne de ne répondre à aucune violence. Mais sur les ponts, au sortir des métros... les forces de l'ordre les attendaient. La repression fut féroce: des milliers de blessés, des dizaines de morts –jusqu'à 300, affirme l'historien Jean-Luc Einaudi. Durant des jours, des cadavres furent retrouvés dans la Seine. Officiellement, il n'y a eu que deux morts. Aujourd'hui encore, l'Etat nie les faits historiquement établis et, sous couvert de raison d'Etat, empêche de faire toute la lumière sur cette répression féroce.





Le bon samaritain

"Au travers de la grille, le prêtre l'entendait à peine. Il lui demanda de hausser la voix. L'homme se racla la gorge et fit du mieux qu'il put. Manifestement sa confession n'était pas facile. Il n'avait pourtant pas de mal à s'exprimer et parlait avec des mots choisis. Ce n'était pas un homme du peuple. Le prêtre paria pour quelque profession libérale.

Son intuition fut vite confirmée.
- Je suis médecin généraliste, lui dit l'homme. Une profession que j'ai choisie pour aider mon prochain, car je suis très attaché aux valeurs chrétiennes. Et je crois bien avoir failli à mon devoir. Acceptez-vous, mon père, de m'entendre en confession, même si je n'appartiens pas à votre paroisse.

Le prêtre se crut obligé de prendre un ton solennel.
- Parlez, mon fils ! La paroisse importe peu. En confession, je ne suis qu'une oreille parmi tant d'autres de Notre Seigneur. C'est à Lui que vous vous confiez à travers cette grille.
- Cela s'est passé le 17 octobre dernier. Je vous dis ça parce que... vous êtes sans doute au courant des événements de ce soir-là. La presse en a abondamment parlé. La manifestation des Algériens bravant le couvre-feu instauré par la Préfecture. Tous ces gens des bidonvilles qui déferlaient sur Paris. La répression musclée de la police.... J'y ai été mêlé bien malgré moi. Sans doute est-ce une épreuve que Dieu a voulu m'envoyer...

Nous habitons, ma femme et moi, dans le quartier du pont de Neuilly. Toute la soirée, nous avons entendu des sirènes de police, des bruits de gens qui couraient, des altercations et même quelques coups de feu. Je m'étais mis à la fenêtre et j'avais vu des Nord-Africains poursuivis par des policiers qui les frappaient avec une violence difficile à imaginer. Il faut dire que ces derniers mois, plus d'une dizaine de policiers avaient été tués par le FLN. Ils étaient à cran. Et je ne parle même pas de ces harkis* que la préfecture a fait venir d'Algérie pour leur prêter main forte. Il paraît qu'on les recrute là-bas dans les prisons. Ce ne sont pas des anges... Ma femme était au bord de la crise de nerfs. Elle ne voulait plus que je m'approche des fenêtres. Il faut la comprendre. Elle est d'origine juive. Ses parents ont été raflés et menés à Drancy. Seul son père en est revenu. Depuis la fin de la guerre, Rachel n'aspire qu'à une vie tranquille. Elle n'aime pas les débordements, les manifestations. Toute violence lui fait peur. Vers huit heures, cela s'est enfin calmé... Nous venions de passer à table. J'étais en train de couper du pain lorsqu'on a tambouriné à la porte.

Rachel m'a fait signe de ne pas y aller. Mais on a tambouriné à nouveau. J'ai haussé les épaules. Je l'ai faite asseoir, je l'ai calmée de mon mieux et je suis descendu. Nous habitons au premier étage. Il m'a fallu pousser la porte du bas avec force. Quelque chose coinçait l'ouverture...

C'était un corps. Un jeune homme d'une vingtaine d'années, inanimé, couvert de sang. Une balle lui avait traversé la cuisse. Son visage se tordait de douleur. Il haletait.

Au loin, j'ai vu des ombres qui m'épiaient puis qui s'éloignèrent. Sans doute ses amis qui l'avaient laissé devant ma plaque de médecin et qui s'assuraient qu'il était désormais en de bonnes mains. L'homme était assez petit, plutôt maigre. Je n'ai pas eu de mal à le prendre dans mes bras pour le hisser jusqu'à mon cabinet qui jouxte nos appartements. J'ai cru que ma femme allait devenir folle. Elle était au bord de l'hystérie.
- Mais qu'est-ce que tu fais ? Laisse-le dehors. Cela ne te regarde pas. Tu vois bien que c'est un manifestant et que la police avait interdit de manifester.

Je lui rappelai mon serment de médecin, mon devoir de chrétien... et je lui demandai fermement de retourner à l'appartement afin de me laisser travailler.
- C'est vrai, mon Père, l'homme était un musulman. Peut-être un activiste du FLN dont les amis tuent les nôtres en Algérie. Mais je n'ai pas pu m'empêcher de penser à la parabole du Bon Samaritain. Jésus ne donne-t-il pas raison à celui qui soigne ses propres ennemis ?...

Le prêtre se contenta d'un grognement qui pouvait passer pour un assentiment.
- Continuez, ajouta-t-il.


* Les harkis (ou calots bleus) : C'est le nom que l'on donnait aux agents de la Force de Police Auxiliaire, un corps composé uniquement d'Algériens, créé en novembre 1959 par Michel Debré. Ils étaient près de six cents en 1961 à faire régner la terreur sur les bidonvilles dans le but d'empêcher le FLN de prélever ses cotisations. Leurs méthodes, qui incluaient la torture, étaient systématiquement couvertes par la Préfecture.

- Je fis donc à l'homme une piqûre de morphine. Ça eut l'air de le soulager.

La balle avait traversé le gras de la cuisse. Aucune artère n'avait été touchée. Je pensais qu'il s'en tirait à bon compte. A quelques centimètres près, il se serait vidé de son sang.

Je parai au plus pressé et nettoyai la plaie à l'alcool, ce qui le fit s'évanouir. J'en profitai alors pour lui faire un bandage de fortune et je l'examinai.

Tout son corps était couvert d'ecchymoses et il avait les bouts des doigts tuméfiés. Sans doute avait-il mis les mains sur sa tête afin de se protéger des coups de matraque. Je dus les lui enduire de crème et masser lentement. Puis j'enlevai son chandail et constatai que son dos portait aussi de nombreuses contusions. Visiblement, les policiers s'étaient acharnés. Avec du recul, cela ne m'étonne pas. On a dit dans les journaux qu'ils ont systématiquement matraqué avec leurs bidules tous ceux qui avaient un faciès nord-africain. Je ne veux pas les excuser mais... Il paraît qu'on avait fait courir le bruit sur leurs radios de police que cinq des leurs venaient de se faire tuer par balle. Entre ça et les assassinats de policiers de ces mois derniers, ils étaient plutôt remontés contre le FLN.

Après la dégelée, l'homme avait dû s'enfuir... et c'est là qu'ils lui avaient tiré dessus et que des amis l'avaient porté jusqu'à ma plaque de médecin.

Il a un peu repris ses esprits. Il m'a dit qu'il s'appelait Ahmid et m'a supplié de ne pas le remettre à la police. « Ils vont me tuer ! » J'ai promis. Et il s'est à nouveau évanoui.

Du salon, ma femme m'a appelé. Elle voulait qu'on prévienne tout de suite les gendarmes.
- Tu as fait ton devoir, tu l'as soigné. Maintenant, cela ne te regarde plus. Que vas-tu faire ? C'est du ressort de la police.

J'essayai de lui faire comprendre. Les policiers étaient à cran. Le pauvre gars risquait de payer pour tous ces lâches attentats récents du FLN....

Certains de mes collègues m'avaient rapporté avoir dû constater le décès de noyés repêchés ces derniers mois dans la Seine. C'étaient tous des Nord-Africains. Ils portaient des traces évidentes de tortures. Officiellement, il s'agissait de règlements de comptes entre factions rivales. Mais on avait peine à le croire. On savait que les harkis ne plaisantaient pas. Ils continuaient leur sale guerre dans le XIIIe arrondissement et leurs supérieurs français les couvraient.

- Tu ne crois tout de même pas qu'ils vont le tuer. Ce ne sont pas des assassins.

Je n'osai pas lui rappeler que c'était cette même police française qui avait arrêté ses parents en juillet 42... mais les mots me brûlaient la langue. Je la savais si fragile sur ce sujet-là. Nous n'en parlions pratiquement jamais. Rachel avait décidé de tout oublier. Je suis revenu vers mon cabinet. J'y trouvai Ahmid allongé sur le sol, à nouveau inanimé. Visiblement, il avait essayé de se lever pour aller voir par la fenêtre si la police était toujours là... et sa jambe avait lâché. Je le remontai sur le canapé, lui passai un gant d'eau froide sur le visage...

À nouveau, il répéta terrifié :
- S'il vous plaît ! Pas appeler la police ! Ils vont me tuer. Puis il regarda le bandage sur sa jambe, leva les yeux vers moi et murmura «merci... mes amis vous paieront. »

Il me demanda un papier et griffonna quelques chiffres.
- Appelez ce numéro. Ils viendront me chercher.

Je revins aussitôt dans notre appartement. J'avoue que j'étais lâchement soulagé. Ses amis allaient venir en voiture. Ils emporteraient le blessé et tout ceci ne serait qu'un lointain souvenir. En me voyant prendre le téléphone, ma femme m'embrassa affectueusement dans le cou.
- Je vois que tu es raisonnable, me dit-elle.

Elle s'imaginait que je prévenais la police... et je ne fis rien pour l'en dissuader. Le numéro était hélas occupé. J'essayai à nouveau, sans plus de résultat. Il me faudrait attendre un petit moment avant de réessayer. Ma femme s'étonna.
- Le commissariat est occupé ? Essaie donc celui de Puteaux.

Je lui expliquai :

- Ce n'est pas la police que j'appelais. J'essayai de joindre les amis de ce jeune homme. Ils vont venir le chercher.

- Mais tu es fou !!! Tu es inconscient !!! Tu appelles le numéro du FLN, tu empêches les policiers de faire leur travail. Mais si cela se sait, mon pauvre Henri, tu risques d'être radié du Conseil de l'Ordre... Pense à ta carrière, sois raisonnable ! Tu ne vas pas tout fiche en l'air pour un de ces sales bonhommes qui posent des bombes dans tout Paris !

Nous eûmes une longue discussion. J'avais effectivement postulé pour assurer la vice-présidence du Conseil de l'Ordre des Médecins. La moindre petite affaire pouvait m'en barrer la route. Je suis parfois un homme faible et Rachel en profita pour prendre le dessus.

- Mets-toi à couvert, me dit-elle. Ne fais rien de ta propre initiative. Appelle le docteur Raynaud. C'est un ami. Lui te dira ce qu'il convient de faire...

Et devant mon hésitation, c'est elle qui s'empara du combiné et composa le numéro... tout en me répétant à plusieurs reprises «promets-moi que tu t'en tiendras à sa parole ! » J'acquiesçai mollement du visage.

A cet instant-là, je compris que tout venait de basculer. Je pensai à cet homme, dans la pièce d'à côté, immobilisé par une jambe brisée et dont nous décidions le sort. Le docteur Raynaud écouta posément mes arguments de charité chrétienne. Je crus même bon de lui raconter la fable du Bon Samaritain. Je lui parlai de mon engagement, certes un peu tardif, dans la Résistance. Je n'allais tout de même pas livrer un Arabe à la police, comme autrefois on avait livré les Juifs.

Il se moqua de ma comparaison. La police n'était plus la même. Il y avait eu une épuration de ses cadres. On pouvait désormais compter sur son respect des droits. J'avoue que je me suis laissé convaincre.

- Et puis, cher Henri, trancha-t-il, tout cela n'est désormais plus de ton ressort. Il ne fallait pas nous en parler. Sa voix se fit plus rigide. Tu as fait appel au Conseil de l'Ordre des Médecins. Tu l'as impliqué. C'est donc désormais à lui de décider. Nous ne pouvons pas être accusés d'une complaisance coupable envers ceux qui assassinent quotidiennement nos fils en Algérie. Ta conscience de chrétien n'est plus engagée. C'est désormais moi qui prends les choses en main. Tu n'auras pas à appeler la police. Le Conseil de l'Ordre va s'en charger.

Il ajouta d'une voix douce :

- Comme ça, tu es rassuré ?!

Je bredouillai... et il raccrocha sans plus tarder.

L'écouteur à l'oreille, ma femme avait tout entendu. Elle me serra dans ses bras :

- Tu vois, je te l'avais dit. Eux savent ce qu'il faut faire ! Viens finir ton repas. Ça va refroidir.

Je revis à nouveau dans ma tête le visage terrifié d'Ahmid, ses supplications...

J'eus l'espace d'un instant l'intention de recomposer le numéro qu'il m'avait donné pour appeler ses amis. Mais je me ravisai. S'ils arrivaient en même temps que la police, ce serait un vrai carnage. Je tremblais. Je ne savais plus ce qu'il me fallait faire. Puis finalement, je me ressaisis.

- Je vais aller tout lui expliquer... Et je l'accompagnerai au commissariat pour bien m'assurer qu'ils ne lui feront rien.

Rachel s'interposa, m'empêchant de franchir la porte.

- Reste là. Ils ne vont pas tarder. Je t'en prie, si tu m'aimes, reste là ! Laisse les faire leur travail. Tu ne les verras pas l'arrêter. Reste en dehors de tout ça. Ce n'est pas ta guerre, c'est la leur. Tu as rempli ton rôle de médecin, tu as été fidèle à ton serment, c'est tout ce qu'on te demande. J'ai entendu la porte du bas s'ouvrir violemment. Une vraie cavalcade de souliers cloutés dans l'escalier. Des cris en arabe. Il devait y avoir des harkis parmi eux. Puis la voix d'Ahmid. Ses supplications. Des cris encore. Une nouvelle cavalcade dans l'escalier.

Ma femme m'a serré dans ses bras, fort au point de m'emprisonner.

Et j'avoue que je me suis bouché les oreilles pour ne pas entendre les cris d'Ahmid dans l'escalier. Je n'ai levé la tête que lorsque j'entendis la sirène du camion de police qui s'éloignait.

Il y eut un silence... Le prêtre crut devoir le rompre.

- Ne vous inquiétez pas. Vous n'êtes coupable de rien. Etre chrétien n'implique pas de se comporter toujours en héros. A l'heure actuelle, ce pauvre gars a dû regagner son bidonville.

A travers la grille, l'homme lui tendit un bout de papier que le prêtre déplia.

C'était une coupure de journal avec la photo d'un jeune nord africain.

On avait repêché dans la Seine le corps d'Ahmid Imamouine, résidant au bidonville de Nanterre. Sa famille était sans nouvelle de lui depuis le 17 octobre. Selon les constatations des gardiens de la paix, il avait les mains attachées dans le dos avec du fil de fer barbelé et portait autour de son cou un écriteau mentionnant « Traître au FLN », ce qui laissait supposer un nouveau règlement de compte entre le MNA* et le FLN.

Le prêtre replia le bout de papier et le lui rendit :

- Vous le savez... De Gaulle va bientôt signer les accords de paix. C'est une question de jours. Tout cela sera bientôt du passé. Vous n'êtes pas responsable...

Et il prononça les paroles rituelles en latin :

- Deinde, ego te absolvo a peccatis tuis in nomine Patris, et Filii et Spiritus Sancti, Amen.

Le docteur sentit dans son cœur une onde de soulagement et un étrange bien être. Il allait pouvoir tourner la page, oublier le visage tuméfié, retrouver le sommeil qu'il avait perdu depuis quelques jours. Le prêtre l'avait dit : il n'était pas responsable... Et Dieu l'avait absous!"

Michel Piquemal

* Le MNA ou Mouvement National Algérien : Après le FLN, c'est la deuxième force cherchant à fédérer la résistance algérienne. La lutte entre les deux organisations pour la maîtrise des Algériens de France fut sans merci. Elle se solda par la victoire du FLN, mais coûta la vie, de 1954 à 1962, à plus de trois milles Algériens.
Michel Piquemal a publié plus de 160 titres, surtout pour la jeunesse. Il se consacre inlassablement aujourd'hui à la transmission des valeurs humanistes (qu'il juge menacées par le libéralisme et le consumérisme), en publiant des ouvrages philo-jeunesse (philo-fables, Piccolo-philo, dirige la collection Carnets de Sagesse (Ed. Albin Michel). Il est également auteur de romans et nouvelles : Le cri du poisson rouge (Ed.Eden), et d'un pamphlet antilibéral, Le Prophète du libéralisme (Ed. Mille et une Nuits) sous le pseudonyme de Kosy Libran. Voir ici son site internet.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire