vendredi 7 octobre 2011

Mineurs, étrangers, sans famille, mais trop coûteux pour la Seine-Saint-Denis et l’État


Laisser des enfants à la rue pour obliger l'État à intervenir en matière de protection des mineurs étrangers sans famille en France. La fin justifie les moyens, selon le président socialiste du conseil général de Seine-Saint-Denis, Claude Bartolone.

Depuis le 1er septembre 2011, le département du 93 n'accueille plus ces jeunes venus du bout du monde, sans parents, ni ressources, alors même qu'il en a la responsabilité. Depuis cette date, une quarantaine d'entre eux ont trouvé porte close à l'aide sociale à l'enfance (ASE), le service supposé venir à leur secours. La journée, ils déambulent dans les salles d'attente du tribunal pour enfants de Bobigny ou dans la salle des pas perdus, le soir ils dorment dehors. Inexpulsables, ces adolescents, identifiés par l'administration comme «mineurs isolés étrangers» (MIE), errent le plus souvent dans la capitale et ses alentours.

La menace a été mise à exécution. Formellement. Dans une note interne du 31 août 2011 que Mediapart s'est procurée, Claude Bartolone, via le directeur général adjoint des services du département Étienne Champion, détaille noir sur blanc ses instructions. Non seulement il informe les agents de sa décision de«suspendre l'accueil des MIE» mais aussi il les prévient que«chaque ordonnance de placement sera renvoyée au parquet ou au tribunal pour enfants accompagnée d'un courrier (...) rappelant la décision de ne plus admettre de nouveaux MIE».

Selon l'élu PS, le conseil général ne peut supporter seul ces 943 jeunes accueillis en 2010, pour un coût de 35 millions d'euros, contre 567 en 2007, sur un total d'environ 6.000 en France. L'État, estime-t-il, doit prendre sa part d'une manière ou d'une autre, comme il l'a réaffirmé devant le garde des Sceaux, Michel Mercier, mercredi 5 octobre, avec le représentant de l'Assemblée des départements de France.

Note interne aux services de la Seine-Saint-Denis concernant les mineurs isolés étrangers
Les difficultés spécifiques rencontrées par la Seine-Saint-Denis, l'un des départements les plus pauvres de France, sont incontestables. La récurrence du problème et l'absence de réaction des pouvoirs publics, aussi. Mais cela autorise-t-il un responsable politique à mettre en péril les principaux concernés?

Ceux-ci sont originaires d'Afghanistan, d'Inde, du Pakistan, d'Afrique de l'Ouest ou de l'Est et du Maghreb. Quelques-uns sont arrivés par les airs, en passant par la zone d'attente de l'aéroport de Roissy-Charles-de-Gaulle. La plupart sont entrés par la voie terrestre. Comme le Nord, le Pas-de-Calais, les Bouches-du-Rhône, Paris ou Mayotte outre-mer, le 93 les attire parce qu'ils pensent pouvoir y trouver des compatriotes solidaires et des services publics hospitaliers.

Au tribunal de grande instance de Bobigny, le juge pour enfants Jean-Pierre Rosenzweig est en première ligne. Depuis que Claude Bartolone en a décidé ainsi, ses ordonnances de placement ne sont plus exécutées. «Ce conflit négatif de compétence entre l'État et la collectivité territoriale se fait sur le dos des enfants», martèle-t-il, décrivant le système D au Palais de justice: «Mes greffières et les éducatrices se cotisent pour leur apporter des gâteaux, du jus de fruit et des vêtements. Même si le résultat est le même. Chaque jour, c'est pareil: le procureur de la République reconnaît qu'ils sont en danger dans la rue. Je confirme en les confiant à l'aide sociale à l'enfance. Et tous les soirs, on fait un cercle pour leur annoncer qu'on n'a pas trouvé de solution pour eux et qu'on les remet à la rue. On leur donne un ticket de métro, un plan de Paris, un ticket resto et ils se retrouvent dehors. Ils vont à Colonel-Fabien et là ils espèrent accrocher une maraude.»

«Ces jeunes n'ont commis aucun délit, ils sont sages comme des images, insiste-t-il. Si c'était le cas, au moins ils auraient un toit car ils seraient confiés à la PJJ», la protection judiciaire de la jeunesse, service sous la tutelle du ministère de la justice dont les activités sont centrées sur la délinquance des mineurs.


«Ces jeunes sont des enfants avant d'être des étrangers»

Le juge des enfants trouve néanmoins des excuses au président du conseil général. Selon lui, les torts sont partagés. «Il n'y a pas les bons et les méchants. Les gouvernements successifs de droite comme de gauche ont refusé d'affronter ce problème», rappelle-t-il, énumérant les nombreux rapports restés en souffrance.

Les dysfonctionnements sont tels, constate-t-il, qu'ils ont fini par mettre les services administratifs et judiciaires à feu et à sang: «Le sujet des étrangers rend fou. Il divise tout le monde, des travailleurs sociaux aux magistrats. Que ce soit à l'ASE ou à la PJJ, il y a ceux qui disent que ces mômes nous polluent, qu'ils bouchent les waters, qu'ils n'ont rien à faire ici, qu'ils ne relèvent pas de leurs compétences, qu'il faut les traiter à part, et ceux qui estiment qu'il faut les protéger comme n'importe quel autre enfant.» Pour Jean-Pierre Rosenzweig, l'État ne peut pas rester sans réponse. «Ce ne sont pas des enfants de Seine-Saint-Denis. Ils sont accueillis au nom de la France. C'est l'État qui contrôle les frontières. C'est l'État qui s'occupe des sans-abri. C'est l'État qui a signé la Convention internationale des droits de l'enfants (CIDE). C'est de son devoir de s'impliquer», insiste-t-il.

Mais la législation nationale n'en est pas moins claire. La protection de l'enfance, réformée par la loi du 5 mars 2007, relève directement de la responsabilité du président du conseil général. Dans sesarticles L221-1 et suivants, le code de l'action sociale et de la famille établit que l'ASE est compétente pour accueillir les mineurs étrangers, y compris en urgence lorsque des situations de danger sont avérées. Et la CIDE, signée certes au nom de la France, affirme la prééminence de l'intérêt supérieur de l'enfant. Pas sûr que la décision de Claude Bartolone respecte cette consigne, sur le court terme tout du moins.

C'est pourquoi le Groupe d'information et de soutien des immigrés (Gisti), déjà rejoint par le Mrap, la LDH, SUD CG-93 et la Voix de l'enfant, a décidé d'engager un recours devant le tribunal administratif contre le conseil général de Seine-Saint-Denis dans le but de faire constater que la note interne viole la loi et de l'annuler.«Attaquer un conseil général sans le sou ne nous fait pas particulièrement plaisir. Par ailleurs, nous estimons légitime de demander l'aide de l'État. Mais il nous paraît scandaleux de jouer avec la situation des mineurs pour faire pression sur l'État», estime Jean-François Martini, juriste au Gisti.

À la Croix-Rouge, qui reçoit divers financements pour accueillir, orienter et héberger des mineurs étrangers dans le département, Didier Piard, le directeur de l'action sociale, dit ne pas vouloir prendre parti. Mais, ajoute-t-il néanmoins, «ces jeunes sont des enfants avant d'être des étrangers», manière de poser des responsabilités, la protection de l'enfance étant à la charge des conseils généraux, la distinction national/étranger relevant de l'État.«Quand ils sont à la rue, ces mineurs sont mis en danger de traite, de prostitution, de manipulation», témoigne-t-il, soulignant que «la plupart des mineurs isolés étrangers n'ont pas la chance d'accéder à un tribunal» et démentant toute concertation en amont de la part de Claude Bartolone.

«Ils sont à bout de force, ils pleurent, ils n'en peuvent plus»

Le responsable PS du 93 assume la possible illégalité de son action.«Il y a des moments, vous ne pouvez pas faire autrement», plaide-t-il. De fait, la proposition de «mieux répartir» les jeunes sur le territoire a fini par être entendue par les pouvoirs publics. Selon lui, le principe d'un dessaisissement d'un parquet au profit d'un autre pourrait se fonder sur l'article 375-7 du code civil. Le garde des Sceaux, se réjouit-il, en a accepté le principe. Autrement dit, les nouveaux arrivants seront envoyés dans d'autres départements. Mais selon quelle règle et quel financement? «Il faut encore huiler le système pour régler cette question», indique l'élu, satisfait d'avoir obtenu du ministère la promesse d'une «concertation interministérielle» en vue d'un «pilotage national».

«Mon action est courageuse, il n'y avait pas d'alternative, estime-t-il. Le personnel du conseil général était au bord de la rupture. Ils en avaient marre de faire du phoning pendant des heures pour trouver des places à ces mineurs. Ma position a obligé le gouvernement à bouger.»

Pour autant, nombre d'enfants débarqués après le 1er septembre dorment toujours à la rue. Et pour eux, Claude Bartolone refuse de rouvrir les portes de l'ASE. «Ils sont à bout de force, ils pleurent, ils n'en peuvent plus, ils viennent tous les matins au tribunal, alors qu'il y a des places vacantes», s'indigne Josine Bitton, avocate, qui leur vient en aide. «Il semblerait, croit-elle savoir, que la situation est en train d'avancer car la PJJ pourrait en accueillir 12 puis 7.»

D'abord réticents à mettre en cause un membre de l'opposition, à un moment où la politique gouvernementale porte frontalement atteinte aux droits des étrangers, certains acteurs associatifs et syndicaux commencent à exprimer leur désaccord à l'égard de la stratégie de Claude Bartolone. Dans un communiqué publié ce jeudi 6 octobre, les sections syndicales représentant les éducateurs, les fonctionnaires et les magistrats du tribunal de grande instance de Bobigny font part de «leur vive inquiétude». «Les professionnels qui côtoient (les mineurs) au quotidien et qui tentent, avec humanité, de les aider sont confrontés à des problèmes humains insolubles, affirment-ils. Ces adolescents doivent être traités dignement et protégés, et ne peuvent plus longtemps être renvoyés à la rue, en violation des toutes les règles fondamentales et internationales relatives aux droits de l'enfant.» Leur demande s'adresse également aux pouvoirs publics: «Face à cette situation d'urgence, et dans l'attente d'une issue politique, l'État doit assurer, temporairement, un hébergement d'urgence à ces mineurs en danger sur le territoire français.»

La Seine-Saint-Denis n'est pas le seul département à agir de la sorte. Des initiatives plus discrètes sont mises en œuvre ailleurs, y compris à Paris, où le budget de la prise en charge de mineurs étrangers est passé de 40 à 70 millions entre 2009 et 2010. Des pratiques insidieuses se développent, comme les retards dans la prise en charge, le recours aux tests osseux pour vérifier l'âge des jeunes, alors même que ceux-ci disposent de papiers d'identité, les placements à l'hôtel sans suivi éducatif ou la sous-traitance des activités de l'ASE à des associations qui ferment leurs portes une fois le quota de place atteint. Repérées sur le terrain, ces méthodes ont pour effet de dissuader les jeunes de se présenter et de faire valoir leurs droits. Que serait-il advenu si l'un d'entre eux s'était retrouvé pris au piège dans l'incendie de Pantin à l'origine de six décès?

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