mardi 4 octobre 2011

«Nous aussi on va dire non, nous aussi on va dire "Dégage!"»


17 octobre 1961, 17 écrivains se souviennent




Le 17 octobre 1961– c'était un mardi – des milliers d'Algériens et d'Algériennes défilèrent dans Paris pour protester contre le couvre-feu qui leur était imposé par le préfet Maurice Papon. Si, depuis plus de cinq ans, la guerre faisait rage en Algérie, cette manifestation organisée par le FNL était pacifiste. Les hommes et les femmes s'étaient endimanchés, certains vinrent avec leurs enfants. Ils ne portaient aucune arme, avaient consigne de ne répondre à aucune violence. Mais sur les ponts, au sortir des métros... les forces de l'ordre les attendaient. La répression fut féroce: des milliers de blessés, des dizaines de morts – jusqu'à 300, affirme l'historien Jean-Luc Einaudi. Durant des jours, des cadavres furent retrouvés dans la Seine. Officiellement, il n'y a eu que deux morts. Aujourd'hui encore, l'Etat nie les faits historiquement établis et, sous couvert de raison d'Etat, empêche de faire toute la lumière sur cette répression féroce.





L’île Seguin, le retour

Ils ne voulaient plus quitter l'Égypte. Louis et Omer, chaque jour sur la place de la colère au Caire. Louis avait abandonné le chantier de fouilles, repris à la suite de son père, Omer ne travaillait plus à la bibliothèque. Ils criaient avec les Égyptiens, en arabe et en français «Dégage MOUBARAK!». Ils étaient heureux, malgré le départ de Amel. Amel, de retour à Paris avait suivi à l'image jour après jour les Révoltes arabes, elle découpait les articles pour Louis et Omer. Elle avait défilé dans les rues de Paris, hurlant des slogans en arabe, on la prenait pour une Égyptienne.

Sa grand-mère, après le baiser de bienvenue, lui avait dit, l'entendant parler en arabe «Mais tu connais la langue de tes ancêtres!» et riant «C'est l'arabe du Nil, ma petite fille. » « Et alors ? C'est pas de l'arabe ? » « Mais si, mais si, tu vois bien, je peux parler avec toi comme avec ton grand-père et ta mère, mais... » « Mais quoi ?» «Je ne parlerai plus avec toi.» «Allons, allons, viens dans mes bras, que je te chante dans la langue de chez nous, viens ma petite fille, grande... Tu as grandi, là-bas, de l'autre côté de la mer, chez les Pharaons, tu es belle et tu es toujours ma petite fille savante. »

Amel n'avait pas oublié que telle Antigone acharnée à donner une sépulture à ses frères, elle avait parcouru les stations du martyr algérien, ce terrible 17 octobre 1961, pensant donner ainsi, par ce pèlerinage avec Omer, une tombe de terre suivant le rite à tous les Algériens assassinés et à ceux qu'on avait jetés à la Seine et qui n'avaient pas été sauvés des eaux. Ils n'avaient pas eu une mort musulmane, que se passerait-il pour eux ? Elle avait posé la question à sa grand-mère qui lui avait appris la prière, les prières et les cinq piliers de l'islam, elle lirait le Coran en arabe, avec l'accent du Nil. Sa grand-mère, analphabète, récitait les versets coraniques par cœur. Comment avait-elle appris ? Hanna, Amel l'appelait Hanna, lui avait répondu que ceux qui avaient jeté les Algériens dans le fleuve seraient maudits, et que les martyrs seraient reconnus et récompensés par Dieu, à la droite de Dieu. Ils iraient au paradis et les policiers français en enfer. Amel avait cru Hanna. Le corps de ces hommes disparus, la Seine l'avait emporté doucement jusqu'à l'océan et l'océan, peut-être un jour de l'autre côté de la mer... un long, très long voyage. Qui reconnaîtrait sur la grève le corps algérien, qui pour le recueillir et se recueillir ? Quelle terre après le sable, pour une tombe musulmane et une stèle de pierre, sans le nom ? On écrirait :


À l'inconnu que les flots ont
épargné par la volonté de Dieu.

Amel demande à son grand-père de l'accompagner jusqu'à son usine, l'île Seguin, l'usine Renault de Boulogne-Billancourt. Il dit qu'il n'a plus la force d'aller là-bas, que tout est fini, pour eux les ouvriers de l'île, que l'île est détruite. Amel ne le croit pas. « Demande à ta grand-mère ». « C'est vrai, Amel, ma petite Amel, ton grand-père dit la vérité. L'île existe, tu peux la voir, mais l'usine... » « J'irai voir, j'irai toute seule. » « Va, si tu veux, tu me diras ce que tu as vu, va. »

Le chibani, était-ce le chibani de la Grande Poste à Alger ? Celui qui écrivait des lettres à son fils disparu avec Alma l'écrivain public, celui qui vivait dans la petite maison aux volets verts face à la mer, il avait planté une treille et du raisin muscat, y avait-il un figuier dans la cour? Le chibani marchait à pas lents les mains dans le dos, croisées, le long de la Seine. Où allait-il ? Il allait à pas lents, s'arrêtant parfois, que cherchait-il ?

Amel voit, de loin, la silhouette du chibani, sa façon de marcher, hésitante, un étranger perdu, un clandestin que la Police traque. Elle se demande qui est cet homme avec un Bleu de Chine que les ouvriers ne portent plus, une veste usée, elle avait été bleu outremer, comme celle de son grand-père, qui l'a accrochée dans le garage à un clou, il ne la met plus. Il avait voulu la porter ce jour du 17 octobre 1961, pour aller manifester à Paris, sa femme lui a dit « Tu ne vas pas à l'usine aujourd'hui. Tu sais ce que les Frères ont dit : "une manifestation pacifique à Paris et des habits impeccables, pas d'armes. J'ai repassé ta chemise, tu mettras une cravate, ta veste en tergal bleu pétrole. Tu seras le plus beau. » La mère de Amel lui a dit que son père était le plus beau de tous les hommes de cette journée, au départ, parce qu'il est revenu le visage tuméfié, la veste déchirée, la chemise maculée de sang, après minuit. Il avait échappé à une rafle. Des camarades ont été expulsés, envoyés dans des camps en Algérie, c'était la guerre. Ce qu'ils sont devenus ? Le grand-père n'en a pas parlé.

Amel suit le chibani.

Il marche depuis longtemps, sans fatigue. Il sait où il va. Amel non. Le long du fleuve, la route est longue jusqu'à l'île. L 'île Seguin.

Amel ne voit rien. Où est-elle l'usine, la fameuse forteresse ? Amel s'arrête quand le chibani s'arrête, repart lorsqu il repart. Sait-il qu'une jeune femme le suit ? De l'autre côté de la Seine, des immeubles, pas d'usine. La forme d'un paquebot, c est l'île, déserte.

Rien ne reste de l'usine géante. Rien.

Amel suit toujours le chibani jusqu au moment où il s'arrête à l'autre bout du pont face à la porte géante, au fronton, lettres géantes : RENAULT. Le seul vestige.

Près du chibani, Amel regarde. L'homme se tourne vers elle, ses yeux sont bleus, son regard trouble. « Mademoiselle, vous voyez ce que je vois ?
- Oui, c'est l'île. J'ai vu des photos avec l'usine géante, les chaînes de voitures, et les ouvriers en Bleu de travail, j'ai reconnu mon grand-père. Le photographe a donné la photo à ma grand-mère elle est encadrée posée à côté de la télé dans le salon.
- L'île Seguin. Elle n'existe plus. Ils ont détruit l'usine, pierre après pierre, pièce après pièce. J'ai travaillé là-dedans trente ans, trente ans. Ma famille, je la voyais à peine... Pourquoi je vous raconte ça ?
- Mon grand-père a travaillé dans l'usine de l'île. Ils habitaient le bidonville de Nanterre. Il ne veut pas venir voir l'île. Trente ans de sa vie en poussière, dans les mauvaises herbes... Il dit qu'il ne veut pas voir ça. »

Le chibani regarde Amel comme s'il la découvrait. Il lui parle en arabe. Il lui dit qu'il a traversé la mer depuis Alger jusqu'à Marseille, après, Paris, il a marché à travers la France à pied comme un vagabond, pour revoir l'île.

Et le voilà devant le désastre. Son grand-père a raison, qu'il ne vienne pas. Lui, il voulait voir, il a vu. Il peut repartir. Il ira seul, à Alger, dans sa petite maison, face à la mer.

Amel lui dit en arabe de venir avec elle chez son grand-père, il sera content de parler avec lui. Le chibani s'étonne : « Vous avez l'accent de mes amis égyptiens d'Alger. Vous avez vu à la télévision, les révoltes dans nos pays ? Maintenant, je peux mourir, je suis si vieux, si vieux, mais j'ai entendu, enfin, les peuples qui disent non aux tyrans, enfin ! Je suis heureux, mademoiselle, je suis heureux. »

Ce soir-là et les jours suivants, Amel a écouté les deux chibanis.

Leurs récits du 17 octobre 1961, ceux de sa grand-mère. Ils ont parlé longtemps d'un « nouveau monde », au-delà de la mer blanche.

Le matin de son départ, l'homme au Bleu de Chine a dit « Nous aussi on va dire non, nous aussi on va dire "Dégage !" » Ils ont ri et ils se sont dit adieu.


Leïla Sebbar
Paris, mai 2011

Leïla Sebbar, romancière et nouvelliste est née à Aflou (Algérie). Elle vit à Paris. Elle a publié de nombreux romans et dirigés des ouvrages collectifs. Derniers titres publiés : Aflou, djebel Amour, avec Jean-Claude Guerneau et Nora Aceval,L'arabe comme un chant secret, Les femmes au bain (Ed. Bleu Autour). Isabelle l'Algérien, Une femme à sa fenêtre, Dessins de Sébastien Pignon (Ed. Alman-Alain Gorius), Mon cher fils, Enfances Tunisiennes, avec Sophie Bessis (Ed. Elyzad). Rééditions : La Seine était rouge, Paris 17 Octobre 1961 (Babel Actes Sud), Shéhérazade, 17 ans, brune, frisée, les yeux verts(Ed. BleuAutour), Fatima ou les Algériennes au square (Ed. Elyzad).

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