lundi 10 octobre 2011

«Saint Augustin. Tu savais qu’il était né en Algérie ?»


17 octobre 1961, 17 écrivains se souviennent



Le 17 octobre 1961– c'était un mardi– des milliers d'Algériens et d'Algériennes défilèrent dans Paris pour protester contre le couvre-feu qui leur était imposé par le préfet Maurice Papon. Si depuis plus de cinq ans, la guerre faisait rage en Algérie, cette manifestation organisée par le FNL était pacifiste. Les hommes et les femmes s'étaient endimanchés, certains vinrent avec leurs enfants. Ils ne portaient aucune arme, avaient consigne de ne répondre à aucune violence. Mais sur les ponts, au sortir des métros... les forces de l'ordre les attendaient. La repression fut féroce: des milliers de blessés, des dizaines de morts –jusqu'à 300, affirme l'historien Jean-Luc Einaudi. Durant des jours, des cadavres furent retrouvés dans la Seine. Officiellement, il n'y a eu que deux morts. Aujourd'hui encore, l'Etat nie les faits historiquement établis et, sous couvert de raison d'Etat, empêche de faire toute la lumière sur cette répression féroce.





Le jeu de la haine et du hasard

"Roland n’aimait pas cette journée… Toute la nuit il y avait pensé. Mais bon. Il commanda un autre café :
- Patron, combien je te dois?
Il régla ses consos, fourra l’Equipe qu’il était en train de lire dans sa poche, salua deux ou trois connaissances et releva le col de sa veste : on était en octobre, un vent froid soufflait dans les rues étroites. Ce soir il y aurait sans doute un mauvais moment à passer, ce ne serait pas la première fois. Il fallait y aller.

Le temps de griller une cigarette, il avait rejoint ses camarades. Un bref signe de tête aux uns, quelques poignées de mains par-ci par-là, on discutait de choses et d’autres pour ne pas penser à la soirée qui se préparait. Ceux qui étaient mariés parlaient de leurs enfants, les résultats à l’école, les petites maladies de l’hiver. Les célibataires parlaient foot. Son pote Raymond postillonnait sous sa grosse moustache en brandissant la couverture de l’Équipe :
- T’as vu, Sedan, dimanche : il vous a mis la pâtée !
- N’empêche, le but de Kopa était superbe ! Attends, la fin de la saison, Reims...
- Tu vas pas encore nous gonfler avec ton Reims ! Sedan leur a collé trois pains, et Colonna il a rien vu passer ! Cette année, Reims, dans les choux!
Roland, fallait pas toucher à son Reims :
- Dimanche on a pas eu de bol, mais t’inquiète, à la fin c’est eux qui seront champions de France. Avec les deux, là, Akesbi-Azhar… de la graine de champions…
- Ouais… « bazard » ! Toujours ton jeune, là...
- «Azhar» ! Çà c'est un joueur ! Tu vas voir dans un an ou deux, avec Akesbi… Un sacré tandem !
Tout en discutant, ils avaient gagné les vestiaires et s'habillaient... L’uniforme, le baudrier, la cape… Le long bâton qu’ils appelaient entre eux le « bidule »… Plus qu’à monter dans le car.

Dans le car ça sentait la chaussette mouillée, l’eau de toilette bon marché. Richard, le chauffeur, écoutait les communiqués sur la radio : les annonces des bouchons à éviter, déjà quelques incidents au sortir des bouches de métro, une ambiance lourde que tout le monde faisait semblant d'ignorer. Les deux cafés de Roland lui restaient sur l’estomac, il était proche de la nausée.
- On va où?
- Au pont de Neuilly. Parait que toute la racaille arrive par-là... Y veulent remonter la Grande Armée et défiler sur les Champs-Elysées...
Le gros Riton était du genre à la ramener :
- Espère ! La Grande Armée c’est nous, et on va pas les laisser nous défier. Si y nous cherchent y vont nous trouver...
- Ouais. Y viennent des banlieues pour foutre la merde en ville...
Ce genre de discussion le mettait mal à l’aise. Il préférait penser à son fils. A douze ans c était déjà le meilleur buteur de son équipe…
René, le nouveau, celui qui avait fait des études, commencé une licence de psychologie ou il savait plus quoi avant de tout laisser tomber, s’était mis à parler d’une voix douce, les deux mains bien à plat sur ses cuisses :
- Tu te rends pas compte de ce que tu dis… Ces gens ils ont le droit au respect, comme nous. Les Arabes, la merde y sont là pour la ramasser. Leur boulot c’est de vider les poubelles.
- Les poubelles et les crouillats... on a l'impression qu'en France ils sont arrivés ensemble.
Roland n'allait pas se lancer là-dedans... La tension des mois passés, durant lesquels de nombreux agents avaient été victimes d'attentats, échauffait les esprits des plus faibles et ça finissait toujours par dégénérer. Le nouveau reprenait :
- J’ai relu Saint Augustin et...
En réponse Ruedi, le plus ancien de la brigade, leva les yeux au ciel :
- Saint Augustin !!!
- Oui, Saint Augustin. Tu savais qu’il était né en Algérie ? Ton saint catholique c’était un Arabe.
Riton fit semblant de s’indigner en désignant le nouveau :
- Ce mec, c’est pas croyable… il aime les Arabes ma parole ! Tu crois qu’il est pédé ?
Quelques rires. René restait imperturbable :
- Arrêtez vos conneries… dans Saint Augustin...
Riton, avec un clin d’œil appuyé :
- Saint Augustin, la station de métro ? Tu ferais mieux de relire Barbès-Rochechouart !
- Tu crois pas si bien dire. Barbès a passé la moitié de sa vie au bagne pour défendre les humbles...
- C’est ce que je dis : déjà on a donné à leur station de métro le nom d’un délinquant !
- Crétin.
Riton, large regard à l’assemblée, cherchant l’effet :
- Ouais je sais, j'suis con ! C’est pour ça que je suis CRS !
Des éclats de rire secouèrent le car. Savourant son succès, le gros gendarme cherchait l'approbation dans les yeux de Roland qui détourna la tête. Ils avaient souvent l'humour un peu lourd. Mais c’était surtout pour calmer leur nervosité. Le nouveau poursuivait son monologue :
- Qu’on essaye de faire comprendre à ces gens la beauté de la religion chrétienne, les convaincre par la douceur pas par la force… Ce sont nos frères, ils se sont battus à nos côtés pendant la guerre.
- Et on leur a appris les techniques pour nous foutre sur la gueule aujourd’hui !
- Dans cinquante ans ça portera ses fruits. L’Algérie sera un vrai département français, l’Algérien aura sa place, à côté de l’Auvergnat ou du Corse, et chaque village aura son église. On dira «bougnoule» comme on dit « bougnat », rien qu une moquerie familière! On doit tout faire pour éviter les affrontements...
Un silence de quelques secondes. Ruedi avala une poignée de cachous : le matin même sa femme lui avait dit qu’il avait mauvaise haleine. Puis, sans s’adresser à personne:
- Moi, je fais mon boulot comme on me dit de le faire, j’ai pas besoin de réfléchir au pourquoi du comment. Pour ça y a des mecs bien plus intelligents que moi. Je suis là pour faire bouffer mes gosses, point barre. Tu l'as dit tout à l'heure, on est cons ! Je laisse ceux qui savent décider de ce qui est bien.
Quelques réactions d’approbation. Roland avait envie de changer de sujet… Il se tourna vers Raymond. Il avait pas digéré qu’on attaque «son» Reims :
- J'te dis que les Rouges et Blancs c’est dans la poche : Batheux sait ce qu’il fait, il va faire rentrer la paire Akesbi-Azhar !
- Mouais… Y ferait mieux de sélectionner Piantoni...
- Azhar ! Il le fait rentrer et on est champions de France...
Roland était né en Champagne : C'était sa patrie, chaque dimanche, quand il ne travaillait pas, il emmenait son fils prendre le train à la gare de l'Est pour aller voir jouer les Rémois. Et quand son budget ne le permettait pas, ils écoutaient religieusement les matches sur Radio-Luxembourg. Cette année, le jeune qui monte c’était Ahmed Azhar…
- Mouais… Ben ton buteur y m’fera pas oublier Just Fontaine !
- Laisse-lui le temps… Le but qu’il leur a collé à Toulouse, tu te souviens...
Riton, qui écoutait mine de rien :
- Il a marqué par hasard !
- Ils leur ont mis 5-1, tu parles d’un hasard...
L'autre n'eut pas le temps de répondre : la radio s'était mise à grésiller, au volant Richard avait gueulé un coup :
- Eh les gars, vous entendez çà ?
Il avait monté le son : « … Selon diverses sources cinq policiers auraient été abattus cette nuit. L'information n'a pas encore été vérifiée…»
- On sait où c’était?
- On te dit que çà a pas encore été vérifié !
Le conducteur brailla, en se retournant à moitié :
- Et y viennent de dire que des civils avaient repéré des mitraillettes parmi les manifestants.
Un temps de silence pendant que les passagers digéraient l’information, laissant leur imagination galoper follement...
Un gendarme, au fond du car :
- Ah les fumiers. On va leur faire payer çà...
- Papon a dit « pour un ce sera dix ». Ils nous doivent cinquante macchabées, on va remonter à la marque… et on va commencer aujourd’hui !
- Il a pas dit qu’il fallait en tuer dix ! C’était dit autrement.
- Même chose ! Tu crois qu’il partait de 10 buts à 1 ? Il se tourna vers Raymond, toujours L’Equipe en main : On est pas au foot !
Leur mission les envoyait en renfort sur le pont de Neuilly, ils ne savaient pas ce qui les y attendait...
Quand la porte coulissa, ils restèrent tous une fraction de seconde pétrifiés… une marée humaine qui remontait jusqu’à la Défense, des milliers, peut-être des dizaines de milliers de manifestants... Et, leur faisant face, barrant le pont de Neuilly, une poignée de supplétifs arabes, un dérisoire camion de Police Secours…
- Elle est où, ta « Grande Armée » ? Y sont pas cinquante…
- Eh ben maintenant y aura nous en plus !
Ils descendirent du car. Roland trainait les pieds, cette journée il ne la sentait pas… Au contraire, Riton, Ruedi et quelques autres bousculaient tout le monde pour être sûrs d’être être en première ligne… Toujours partants pour aller taper...
Sauter d'un pied sur l'autre pour se protéger du froid. Ne pas quitter les manifestants du regard, encore loin mais on entendait le sourd grondement monter de l’autre côté du pont. La foule s’approchait...
Un type en civil gesticulait, il s’adressait à l’un puis à l’autre :
- Je viens vous prêter main forte… Je suis cadre dans une entreprise… ça me concerne comme vous… les citoyens devraient pas laisser les forces de l’ordre faire tout le boulot… La démocratie c’est la participation de tous !
Dans son costume-cravate il grelottait :
- Ces gens-là ce sont des sauvages. Je les ai vus... ILS ONT CREVÉ LES PNEUS DES VOITURES !!!!!
On l’éloigna, Riton gueula un bon coup pour se faire entendre de partout :
- Vous voyez, les bons citoyens viennent nous aider! Les Français sont avec nous !!! On va pas se laisser faire nom de Dieu !
Les forces s’étaient rapprochées. Ordre de faire monter dans les cars les manifestants qui étaient en première ligne :
- On en embarque un maximum et on les emmène au Palais des Sports…
- Du boulot pour rien. Le brigadier a dit qu’faudrait les évacuer ailleurs, demain y a un concert de Ray Charles !
- Putain, les nègres sont partout !!
L'embarquement des contrevenants se déroulait sans trop d'anicroches... Certes, en montant dans le car certains résistaient, il fallait les brusquer un peu pour les embarquer:
- Je manifeste pas : j’reviens du travail… je bosse en France depuis six ans !
- Les gens qui travaillent, à cette heure-là ils sont couchés... Allez hop !
- Tu crois qu’y bossait vraiment, çui-là ?
- Et alors ? C’est quoi ces Arabes qui viennent bouffer le pain de nos Ritals !
- Y bouffent pas de pain !
- Ben moi je préfère les spaghettis au couscou.
Pas trop de protestations, après tout ils étaient venus pour ça, bravant le couvre-feu… Aussi pas mal de femmes et d’enfants.
- Y feraient mieux de regarder Nounours à la télévision avant de s’endormir sous la couette, au lieu de s’occuper de ce qui les regarde pas…
Tenue de baroudeur, Leica en bandoulière, gilet bourré de poches pour enfourner les pelloches et le petit magnéto, un mec assez jeune, bien peigné, tournait au milieu des gendarmes :
- Vous avez combien d’enfants ?
- Qu’ça peut te foutre ? Si je claque c’est pas toi qui vas les élever !
Roland intervint :
- Tu devrais être plus gentil avec notre ami… c’est lui qui va rédiger l’article sur notre travail de cette nuit !
- Ouais… Avec une belle photo d’un flic la gueule ensanglantée comme la dernière fois ! Ben j suis pas volontaire...

A le voir de plus près, le type n’était pas aussi jeune qu’il aurait voulu le paraître. Il ne se laissait pas démonter :
- Vous préfèreriez qu’on publie une photo où vous massacrez un bicot à coup de pompes ?
Désignant son appareil photo :
- J'en plein là-dedans si vous voulez ! Une photo de policier blessé c'est le meilleur moyen de faire comprendre votre combat !
- Et de faire vendre du papier on la connait…
- Je gagne ma vie, comme vous… Il est...

PAN, à ce moment-là un pavé vole, et le journaliste le prend en pleine figure. Il s’étale, le visage ensanglanté. Riton chercha des yeux celui qui avait lancé ça, sans succès, puis il alla ramasser le caillou, le soupesant, pas mécontent :
- Le poids des mots le choc des images !
- Dommage qu’il puisse pas se prendre lui-même en photo, ça ferait une belle couverture !
- Arrêtez vos conneries, faut l’évacuer !
L’officier se penche :
- Rien ne presse, c’est juste une déchirure du cuir chevelu...

Des projectiles commençaient à voler venant de l'arrière, et la foule avançait toujours, grondant, injuriant les gardiens de l’ordre qui tapaient nerveusement dans le creux de leur main avec leurs bidules… Enfin, comme ils n’étaient plus qu’à un mètre ou deux, et que, du regard, les policiers leur intimaient de stopper, un homme s’avança d’un pas. Il s’approcha de la plus jeune des recrues. Presque un gamin, qui blanchissant à vue d'œil face à la masse... Et le premier geste partit... Impossible de dire si l'agresseur avait frappé le premier, ou si le jeune gendarme s’était senti menacé... Il y eux des bras levés, une matraque, un hurlement suivi bientôt de plusieurs autres... Déjà les femmes lançaient leurs youyous et les cris redoublèrent.

En quelques minutes la mêlée était devenue totale… Les policiers cognaient à tours de bras. L’adjudant criait de temps à autre, appelait au calme, mais son appel était désormais stérile, couvert par le bruit de la bataille. Car c’était devenu une bataille. Dans la tête de Roland surgissaient les images d’un vieux récit antique, qu’il avait découvert un soir dans un vague péplum hollywoodien : Le défilé des Thermopyles, les trois cents Grecs qui luttèrent jusqu'à la mort pour barrer la route aux envahisseurs barbares. Eux, sur ce pont n’était que soixante-cinq! Il fonça dans la foule...

Désobéissant aux ordres, René, la jeune recrue qui pensait que les bons sentiments peuvent éviter les guerres, ôta son casque pour offrir son jeune visage encore enfantin. Il leva un bras vers le ciel, et tenta de se faire entendre :
- STOP ! Arrêtons cette horreur... Nous sommes tous des hommes de bonne volonté, calmons les esprits et tâchons de… Personne ne vit le projectile, ni celui qui l'avait lâchement envoyé. Un boulon sans doute, ou un quelconque objet suffisamment discret pour ne pas dénoncer le coupable. Et suffisamment lourd pour tuer ! Ses collègues virent seulement le jeune gars s’effondrer tel une masse, le visage en sang, gravement blessé, mort peut-être...

Puis les premiers assaillants se ruèrent sur la victime, peut-être pour l'achever. Tiré par on ne sait qui, un coup de revolver claqua, un homme s’effondra. Loin de décourager les assaillants et de les ramener à la raison, le coup de tonnerre sembla les galvaniser, comme s’ils n’avaient attendu que cela. La mêlée était totale. Quelques officiers tentaient de calmer leurs troupes mais trop tard : les bas instincts de certains s’étaient réchauffés au brasier de l’agression… On entendit une rafale de mitraillette... Tous avaient fini par perdre leur sang-froid. On frappait de tous côtés, des corps à terre, piétinés par leurs voisins dans leur hâte d’échapper à l’affrontement… Roland cognait pour se protéger, puis pour se frayer un chemin au secours d'un camarade isolé… Il tentait d’éviter femmes et enfants, mais, dans la pénombre, la foule était devenue une masse indistincte, compacte, un monstre aux têtes innombrables qui menaçait de les dévorer... Un instant à ses côtés il y eut Ruedi, fauchant de droite et de gauche sans états d’âmes, puis Riton, qui ne pouvait plus se contenir… Il frappait mécaniquement un homme à terre, le visage fracassé.

- Arrête ! Tu vois bien qu’il ne se défend plus...

Riton cognait encore et encore, absent… Roland lui retint le bras, et la victime s'effondra comme une marionnette dont on avait coupé les fils… C’était trop tard : l’homme, abandonné dans les bras du gendarme, le regardait avec des yeux absents. Définitivement : le drame était consommé… Que faire ? Il jeta un dernier regard à son collègue, tassé sur lui-même, qui ressemblait à un tas de chiffons bons à jeter. Dénoncer ce compagnon à deux ans de la retraite, briser l’existence d’un homme qui avait consacré sa vie à défendre les mêmes idéaux que lui? Il savait que Riton avait trois enfants, dont l’un au moins avait entamé des études pour devenir officier de police. Le scandale qui briserait le père emporterait probablement aussi les espoirs de l'adolescent... Comment sa famille, sa femme, ses enfants, le regarderaient-ils demain, eux qui le voyaient si souvent rentrer épuisé de son travail, avec dans les yeux la misère, tous les drames qu’il avait su éviter ? Et puis l’autre était mort, rien ne lui rendrait la vie. Au contraire, la publicité faite à l'accident par des journalistes sans morale, tout concourrait à discréditer les défenseurs de la loi. Manipulé, le fait divers se répandrait en Algérie, amenant à son tour d’autres massacres.

NON !

Roland avait pris son parti, et, tout en se faisant ces réflexions, il avait aidé Riton à porter le corps jusqu’à la rambarde, et, de là...

Il s’était jeté à nouveau dans la mêlée, lorsqu’un bâton atteignit Roland à la tête. L’impression que le casque allait se fendre, et le gendarme dut mettre un genou en terre. Quand il se releva il se mit à frapper aveuglément.

Il cognait, il ne savait plus où donner de la matraque... Maintenant il a vraiment la trouille, il frappe à l’aveuglette… Dimanche y a match à Reims, pas question de se retrouver sur une civière… Un costaud en pull à col roulé sur sa gauche, un jeune en chemise sur sa droite, peut-être même une femme, plus le temps des états d’âme, le sentiment qu’il doit sauver sa peau… CRRAC, un coup plus fort que les autres sur la tête d’un type, peut-être celui-ci a-t-il avancé la tête au dernier moment. Le coup a porté en plein. L'impression que quelque chose a pété… Venu de l’autre côté du pont, Raymond qui le bouscule :
- Cui-là tu l’as pas raté… Faut le faire disparaitre, foutons-le à la baille...

Il n’a pas le temps de réagir, l’autre a déjà chopé les pieds, il le traîne au sol. Roland attrape les épaules, un réflexe, comme pour éviter que la tête ne rebondisse sur l’asphalte…
- Une deux trois...

Prendre son élan pour balancer le poids mort par-dessus le parapet, pas un petit boulot. Puis le corps qui s’envole, presque gracieux, le visage qui regarde le ciel dans un éclair de lune…

- MERDE !

Le flic avait blêmit… « MERDE ! »

Raymond s’était éloigné, reparti continuer sa tâche… Roland restait seul, un peu hagard. Les cris, les sons de matraques qui s écrasaient sur les têtes ne lui parvenaient plus que de manière étouffée…
- Merde… J’ai tué Azhard !

Dans le visage brouillé il avait cru reconnaître, il avait reconnu le joueur flamboyant qui l’avait tant fait rêver sur les stades…
- J’ai tué Azhard…

Il va, traînant les pieds, comme blessé à mort, répétant sa phrase comme une litanie, « J’ai tué Azhard, j’ai tué Azhard… »...

Superposant tour à tour l'image ensoleillée d'un jeune type en maillot rouge et blanc, qui faisait la tournée du stade après un but victorieux, il le montrait à son fils : « tu vois, le courage, le sens de l’équipe, ça c’est un homme »… et le visage brouillé d’un cadavre qu’on balance à la flotte… « J’ai tué Azhard… ». Ruedi qui l’entend :

- Mais non… T’as cru, ils se ressemblent tous…

- J’ai tué un footballeur !

- Un Arabe… C’est pas comme si t’avais tué Kopa !

Dimanche 21 Octobre 1961. Reims affronte Lyon. Roland est dans les tribunes avec son fils et son pote Raymond. Azhard est sur le terrain.

- Tu vois… Ça devait être un maçon, ou un balayeur…un truc comme ça !

Reims remporte le match 3-1. Pour fêter l'événement ils vont boire un demi."

Dagory

Dagory: une dizaine de romans et livres pour enfants parus notamment chez Albin Michel et Babel. Depuis quelques années, en a marre d'écrire enfermé dans un placard... Écrit et joue des pièces de théâtre avec du vrai public en face de lui. Est récemment parti deux fois jouer en tournée ses pièces au Liban. Sa dernière écriture pour enfants Peter Pan et le Pays Imaginairese joue au théâtre Essaion à Paris jusqu'à fin décembre. Pendant ce temps, il chante avec son orgue de barbarie dans diverses villes et villages de France.

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