samedi 13 août 2011

Enfermez- les tous !

parce que l'histoire est là pour nous le rappeler, refusons les projets sécuritaires qui font du malade une personne qu’il faut enfermer…



Internements : le scandale de l'abus et de l'arbitraire en psychiatrie

par Philippe BERNARDET et Catherine DERIVERY

Après le scandale des prisons, sommes-nous à la veille d'un « scandale des hôpitaux psychiatriques » ?

Ce n'est sans doute pas pour rien que la Cour des comptes elle-même a dénoncé dans son dernier rapport l'explosion du nombre des « hospitalisations psychiatriques forcées ». Savez-vous qu'en France, aujourd'hui, à cause d'une dispute de voisinage, d'un divorce qui se passe mal, d'une querelle d'héritage, d'un conflit avec l'Administration, vous pouvez vous retrouver, sans véritable recours, étiqueté « malade mental », enfermé de longues semaines dans un hôpital psychiatrique, « traité » aux neuroleptiques et physiquement maltraité si vous avez le malheur de ne pas vous laisser faire ? Prenant pour point de départ de nombreuses affaires d'internement abusif, Catherine Derivery, journaliste, et Philippe Bernardet, sociologue, démontent dans ce document choc l'implacable engrenage de l'enfermement et ses effets destructeurs. Ils expliquent comment, grâce à la connivence entre l'Administration, la police et la psychiatrie, de tels abus sont possibles aujourd'hui en France. Ils livrent ici les éléments d'un véritable débat de fond sur ce qui se trame aujourd'hui à l'abri des murs de la forteresse psychiatrique – et sur les moyens d'y remédier.

Extrait :

Electrochocs, brutalités, isolement... le malade interné n'a guère de recours contre les abus des traitements psychiatriques.

L'histoire de la psychiatrie baigne dans le secret. Ce qui se passait derrière les murs des asiles d'antan n'était pas destiné à transpirer au-dehors. Jouissant d'un pouvoir total sur leurs malades, les aliénistes ont pu inventer toutes sortes de « thérapeutiques », plus affolantes les unes que les autres, et les expérimenter sur leurs malades sans rendre de comptes à personne.

Outre les douches et bains froids, la camisole de force, les chaînes, les menottes et autres moyens de contention, on a aussi testé l'« artériotomie épicrânienne » (on sectionnait diverses branches artérielles de manière à empêcher le sang d'irriguer le cerveau), la castration ou l'ablation du clitoris (une méthode radicale pour guérir les masturbateurs et masturbatrices de leur sale manie), la faradisation (qui n'est autre qu'une forme de torture à l'électricité), l'inoculation de la gale (pour obliger les patients catatoniques à bouger, ne serait-ce que pour se gratter), les tourniquets et tout un cortège de fauteuils rotatifs (l'idée étant, en faisant tourner le malade, de diminuer l'action jugée « excessive » des organes de la circulation), la « suffocation » (pour « traiter » les anorexiques, on introduisait par les fosses nasales dans le pharynx une sonde par laquelle on forçait un aliment liquide qui les faisait suffoquer s'ils s'obstinaient à fermer la bouche) ... on pourrait poursuivre ce catalogue des horreurs sur de nombreuses pages.

Les « remèdes naturels » étaient aussi utilisés au gré de l'imagination parfois galopante des soignants. En 1838, Esquirol attaquait en ces termes les pratiques de ses prédécesseurs : « Donnera-t-on le nom de médicaments à ces substances dont l'emploi paraît incroyable à ceux qui ne savent pas jusqu'à quel point de dégradation peut descendre l'homme lorsqu'il est livré à l'ignorance et aux préjugés ? Croira-t-on que des médecins ont prescrit des vers de terre avalés à jeun [...], de la raclure du crâne humain, des vertèbres, du cerveau desséché de l'homme et du corbeau [...], du sang humain chaud, l'épine du dos d'un lézard rongé par les fourmis », etc.

Plus récemment, les traitements se sont sophistiqués, mais certains ont gardé des effets secondaires tels que l'on peut se demander si le remède n'est, ici encore, pas pire que le mal.

L'insulinothérapie ou cure de Sakel, du nom de son inventeur Manfred Sakel, a été la première thérapeutique massivement appliquée en psychiatrie dans de nombreux pays, à partir des années 1930. Elle faisait suite à d'autres tentatives nées entre les deux guerres consistant à traiter les maladies mentales par des « chocs », en déclenchant des crises convulsives artificielles. Cette idée nouvelle venait de la constatation que les épileptiques, sujets à des crises convulsives, n'étaient jamais schizophrènes. Pourquoi ne pas imaginer qu'à l'inverse des convulsions provoquées chez un schizophrène pourraient venir à bout de sa folie ? A la base des traitements barbares jalonnant l'histoire de la psychiatrie, on trouve souvent des raisonnements simplistes de ce type, qui conçoivent l'alchimie du cerveau et de la psychologie humaine comme une simple mécanique jouant sur l'inversion des processus.

La méthode de Sakel réside en l'injection sous-cutanée ou intraveineuse d'une dose d'insuline suffisante pour causer un coma auquel on met fin grâce à l'administration d'un liquide sucré par sonde nasale ou injection intraveineuse.

Si, d'après ceux qui la pratiquent, la cure de Sakel peut améliorer l'état de certains schizophrènes, les risques encourus ne sont pas négligeables, puisqu'il existe une chance sur cent - ou sur deux cents, selon les auteurs - de succomber au traitement ; bien plus si le coma est prolongé au-delà de vingt-quatre heures, comme cela était parfois le cas autrefois. Bien sûr, les patients et leurs familles ne sont jamais informés de ces risques. Les effets secondaires sont en outre très invalidants, le principal - mais pas le seul - étant la prise de poids qui peut aller jusqu'au doublement du poids initial.

Bien qu'elle soit tombée en désuétude, cette méthode est encore de temps à autre employée en France, notamment au Centre psychothérapique de l'Ain où fut « traitée » Isabelle Lucas. Nous avons recueilli le témoignage d'un proche d'une personne hospitalisée en 1999, dans ce même hôpital, à qui ce régime fut également administré.

La condamnation - il est vrai symbolique - de cet hôpital en 1988 par la cour d'appel de Lyon dans le cadre de l'affaire Isabelle Lucas n'a donc rien changé aux pratiques de... 1966 - l'année où la cure lui fut infligée.

Consécutivement, en 1938, l'Italien Ugo Cerletti eut l'idée de provoquer la crise convulsive par l'électricité, inventant l'électrochoc. Bien qu'à ses débuts elle ait été très douloureuse et non dénuée de danger (essentiellement des fractures vertébrales), la méthode s'est très vite répandue car elle était simple, n'exigeant que peu de matériel (certains se servaient du courant de 120 volts des prises murales) et durant moins d'une seconde, contrairement à la cure de Sakel qui mobilisait tout un personnel médical et pouvait s'échelonner sur trois jours. L'anesthésie et la curarisation, en supprimant pratiquement tous les accidents, ont permis une plus grande diffusion de la méthode, qui a rapidement été utilisée dans le traitement de certaines névroses, notamment dépressives. Chacun y allait de sa cuisine : des séries rapprochées, répétées, voire préventives, comme cela se fait actuellement à l'hôpital Sainte-Anne, à Paris.

Iris Mauduis a été hospitalisée il y a quelques années à la Pitié-Salpêtrière pour une violente dépression ; elle reste encore traumatisée par les séances de ce que le corps médical appelle pudiquement, aujourd'hui, la « sismographie » ou « sismothérapie » :

« Un soir, on enleva les meubles de ma cellule, ne laissant que le lit, et on m'y enferma : qu'avais-je bien pu faire ? En réalité, c'était la préparation aux sismothérapies : on retirait le mobilier pour s'assurer que je ne pourrais boire ni manger ce qu'il contenait, et on m'enfermait pour que je n'aille pas boire dans les toilettes à l'extérieur. Mais, si j'avais un brutal besoin la nuit, il fallait que je frappe très fort à la porte pour que l'on m'accompagne aux toilettes. Si les infirmiers jouaient aux cartes un peu bruyamment en écoutant de la musique, impossible de se faire entendre... Le lendemain, bien sûr, pas de petit déjeuner, de boisson, de médicament ni de porte ouverte tant que la sismo n'avait pas été faite ; et il fallait parfois patienter toute la matinée.

Alors, on voyait arriver une véritable meute d'infirmières et l'anesthésiste avec le fameux chariot (l'appareil générateur de chocs, tout le matériel d'anesthésie, l'oxygène) : j'étais sèchement sanglée sur mon lit sans un mot pour essayer de lever l'angoisse, piquée, perfusée, puis plus rien. Au réveil, la langue mordue une fois sur deux, je me retrouvais seule dans ma chambre, la porte à nouveau fermée à clé de peur que je n'aie un comportement inadapté en raison de la confusion post-sismo. Il fallait attendre qu'une infirmière, souvent beaucoup plus tard, vienne s'assurer que le réveil était complet pour que je puisse récupérer mes meubles, que ma porte soit ouverte, que je puisse enfin boire (après plus de douze heures de jeûne hydrique). Le psychiatre avait alors terminé sa visite et il était trop tard pour le voir ce jour-là.

Je vivais chaque électrochoc comme un véritable stress, avant et après, pour des résultats fort douteux, mais j'en ai quand même eu, par séries, une vingtaine ! Toujours sans mon accord... Les troubles de mémoire, quant à eux, furent un réel handicap pendant une longue période : des pans entiers de ma vie des mois précédents disparurent ainsi de ma mémoire et encore actuellement, quatre ans après, j'ai du mal à mémoriser les nouveaux événements. Je suis obligée de prendre des notes de tout ce que je fais et dis. La concentration aussi est devenue difficile. Certains me disent que c'est la maladie dépressive - peut-être ? Toujours est-il qu'avant les électrochocs, à une période où j'étais pourtant probablement plus déprimée, je ne ressentais pas un tel handicap. Je ne pense pas que l'on puisse ainsi envoyer de l'électricité dans un cerveau de façon itérative sans séquelles. »

Selon le droit français, le consentement aux traitements est toujours requis en médecine, sauf en cas d'urgence. Dans la pratique, le choix des traitements est laissé au psychiatre « dont la conscience et la compétence sont réputées assez solides pour justifier une confiance illimitée », ironise le Dr de Fréminville. Si l'information est facultative pour les traitements ne présentant pas de risques particuliers, la jurisprudence admet toutefois que le consentement du malade est nécessaire pour les traitements pouvant entraîner des dangers pour son intégrité corporelle.

Certains des traitements psychiatriques, et notamment l'électrochoc, faisant indubitablement partie de cette catégorie, le psychiatre doit-il alors demander au malade son consentement ? Que faire si le malade n'est pas jugé en état de le donner ? A ces deux questions, une réponse de la Cour de cassation en 1955 apparaît parfaitement claire : tout médecin, et donc tout psychiatre, est soumis à l'obligation absolue de renseigner le malade sur les risques d'un traitement et d'obtenir son consentement. Et si le malade n'est pas censé pouvoir le donner, c'est au parent le plus proche qu'il faut le demander. Cette obligation d'information a été rappelée par divers arrêts de la Cour de cassation qui a même posé, en 1997, le principe selon lequel il appartient au médecin de rapporter la preuve qu'il s'y est conformé, non au patient de rapporter celle qu'il n'a pas reçu l'information requise. On aimerait connaître la proportion des électrochocs donnés après consentement et après la délivrance d'une information utile - de même que pour l'administration de neuroleptiques majeurs...

Cette absence d'information explique la réticence légitime de nombreux patients, que l'on présente ensuite comme réfractaires ou opposés aux traitements et qui, dès lors, se voient traités de force, alors que le médecin ne s'est même pas donné la peine d'obtenir leur consentement. Pourquoi le malade mental ou prétendu tel - qui peut n'être qu'un simple dépressif - n'aurait-il pas le droit de choisir son thérapeute, sa thérapie et son établissement de soins de même que tout autre malade hospitalisé ? Comment sortir du rapport de force en psychiatrie si ce droit fondamental, et tout particulièrement celui de refuser certains types de traitements, tels les neuroleptiques, n'est pas fermement affirmé ?

En Suisse, le tribunal administratif de Genève a reconnu qu'une personne qui, durant ses moments de lucidité, déclare ne pas vouloir être traitée par neuroleptiques, préférant, le cas échéant, être sanglée en période de crise, doit voir sa volonté respectée. Il incombe aux médecins de démontrer au tribunal que les neuroleptiques pourraient la guérir et, en attendant, d'utiliser d'autres traitements admis par l'intéressée. Cette consécration du droit de refus de certains types de soins par le patient - ce que certains appellent dans le milieu associatif le « testament psychiatrique » - est tout à fait remarquable. En France, nous en sommes toujours bien loin.

Si les médicaments chimiques ont remplacé le plus souvent la contention physique, celle-ci n'a cependant pas été totalement éliminée. La camisole de force est encore utilisée dans certains endroits, bien qu'on lui préfère généralement les manchettes de cuir aux poignets et aux chevilles fixées au lit, ou la chambre d'isolement. Les violences individuelles du personnel existent également... Le traumatisme que représente le fait de se voir maintenu par plusieurs personnes, parfois battu, attaché, piqué de force est indicible.

C'est cette réalité, le reflet d'une certaine misère intellectuelle de la psychiatrie, qui justifie la permanence du secret.

Sans doute les progrès de la recherche et de la médecine dans le domaine du cerveau sont-ils un peu plus lents qu'ailleurs. Le cerveau est incontestablement l'organe le plus complexe du corps humain, et sa connaissance n'a fait de véritables progrès que depuis une trentaine d'années. Les vraies découvertes pharmacologiques sont rares en ce domaine. On ne sait d'ailleurs toujours pas exactement comment les médicaments psychotropes fonctionnent. Si de nouvelles molécules sont régulièrement lancées sur le marché juteux des antidépresseurs par exemple, elles appartiennent en fait toutes aux trois grandes familles d'antidépresseurs, les tricycliques, les IMAO (inhibiteurs de la monoamine oxydase) et les ISRS (inhibiteurs sélectifs de la recapture de la sérotonine). Ces nouvelles molécules se différencient davantage par la diminution de leurs effets secondaires que par l'amélioration de leurs effets thérapeutiques.

Les neuroleptiques - premiers psychotropes mis au point dans les années 1950 par Henri Laborit - sont toujours utilisés. Si les doses sont aujourd'hui souvent réduites - encore que cela repose sur les habitudes du prescripteur et ses intentions -, les effets secondaires peuvent être aussi dévastateurs qu'il y a cinquante ans. Tout dépend des doses, précisément - c'est du reste bien la raison pour laquelle certains soignants les emploient comme punition. (De nouveaux neuroleptiques aux effets secondaires plus discrets ont été mis sur le marché, mais tous les psychiatres ne les prescrivent pas, certains considérant que les effets secondaires font partie du traitement...)

Capables de calmer l'agitation, le délire ou les hallucinations, les neuroleptiques ont indéniablement amélioré l'ambiance des services psychiatriques : moins de cris, moins d'agressivité, donc moins de contention - avec un effet pervers toutefois : le personnel en est venu à ne plus tolérer le moindre désordre, quitte à... augmenter les doses. Au fil du temps, leur emploi s'est élargi au point qu'aujourd'hui certains médecins les prescrivent pour calmer toute sorte d'agitation, voire de contestation, et même dans des cas de dépression majeure - bien que leur effet curatif n'ait, en l'occurrence, jamais été prouvé. Il est vrai que de nombreux psychiatres ont abandonné l'idée de guérir leurs patients. Tout juste s'efforcent-ils de les stabiliser en assurant le « service après vente » tout au long de leur vie, pour le plus grand profit de l'industrie pharmaceutique.

Si l'on ignore encore comment agissent exactement ces médicaments, on sait qu'ils ont un effet sur les symptômes de la maladie supposée - c'est-à-dire sur le comportement des patients - non sur ses causes.

(octobre 2002)
 

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