dimanche 14 août 2011

Spéculation, mode d'emploi



Ils sont les caïds quand les marchés flanchent. Ils occupent le terrain quand les investisseurs classiques l'ont déserté, échaudés par les yo-yo brutaux et irrationnels des cours. Ils, ce sont bien évidemment les spéculateurs, qui ont largement contribué à la très grande instabilité financière des derniers jours. Vendredi, les bourses mondiales ont repris des couleurs. Mais le répit ne sera peut-être que de courte durée. Et dès la semaine prochaine, la spéculation pourrait reprendre de plus belle.

Qui sont-ils, ces fonds d'investissement (hedge funds) ou ces banques qui se font une spécialité de parier sur la baisse des actions, de s'enrichir en profitant des moindres écarts de fluctuation des cours, de jouer l'effondrement de la zone euro, la dégradation de la note de la dette souveraine française ou la faillite de la Grèce? Difficile de le savoir, car les transactions sont en grande partie opaques. «On ne sait jamais qui brutalise le marché, car de nombreuses transactions se font de gré à gré», explique Sofiane Aboura, maître de conférences à l'Université Paris-Dauphine.

Les gagnants sont sans aucun doute assez peu nombreux. «Quand la destruction de richesse est globale, vous n'avez quasiment que des perdants», explique Alexandre Barradez, analyste chez Saxo Banque. Les chiffres sont en effet impressionnants. En trois semaines, cela a concerné des sommes folles. Selon un calcul de l'agence Bloomberg,7000 milliards de dollars sont partis en fumée sur les marchés mondiaux entre le 26 juillet et le 11 août.

Dans cette planète finance prise de folie, une grande partie des acteurs ont d'abord cherché à se couvrir. Notamment les investisseurs institutionnels (fonds souverains de certains Etats, hedge funds, fonds de pension...), qui collectent et placent en bourse de l'épargne publique ou privée. Dotés d'une grande force de frappe financière, ils sont,selon des analystes cités par le New York Times, à l'origine d'une grande partie des très importants volumes de transaction observés ces derniers jours, car ils ont massivement réorienté leur portefeuille, ce qui a alimenté la baisse des cours.
Si certains d'entre eux y ont perdu des plumes, comme le fonds de John Paulson, qui avait beaucoup gagné pendant la crise de 2008, d'autres ont réalisé des gains importants. Selon le Wall Street Journal, le fonds américain Bridgewater (le plus gros du monde, il gérerait plus de 100 milliards de dollars d'actifs) a gagné 3 milliards de dollars en une semaine, en investissant massivement sur l'or, les bonds du Trésor et le franc suisse, valeurs refuge par excellence.

D'autres grands gagnants, les fonds spéculatifs Brevan Howard, Holden ou JAT ont recouru massivement aux ventes à découvert, une technique destinée à accumuler les micro-gains au fur et à mesure des évolutions des cours.

Le principe est très simple. Un trader emprunte un actif (une action, une obligation...) auprès d'un autre acteur de marché, contre une petite commission. Par exemple une action à 5 euros. Il ne la possède pas, mais peut en faire ce qu'il veut. Le but de l'opération consiste à revendre l'action, en espérant la racheter à nouveau plus tard, une fois qu'elle aura baissé (quand elle sera par exemple à 4 euros). La différence constitue sa rémunération, en l'occurrence un euro. Quand cela est effectué à grande échelle, tous ces petits euros accumulés font à la fin de jolis pactoles. Parfois, les ventes à découvert sont dites «à nu», parce que l'opérateur joue à la baisse avec des titres qu'il n'a même pas empruntés, mais qui lui ont juste été prêtés, par une banque le plus souvent. Une forme encore plus poussée de la spéculation.

Jeudi, la France, l'Espagne, l'Italie et la Belgique ont partiellement interdit les ventes à découvert. L'Allemagne, où les ventes à découvert à nu sont interdites depuis 2010, aimerait désormais une interdiction au niveau du G7. Mais d'autres pays renâclent encore.

«Casino»

Une partie des analystes pensent en effet que l'interdiction de cette pratique spéculative n'a que des effets limités. Car les spéculateurs peuvent toujours se replier sur une série d'actifs, les produits dérivés, dont les ventes de gré à gré échappent à tout contrôle. Un gigantesque«casino», selon l'économiste Sofiane Aboura.

En théorie, ces assurances (les «options», les «futures» ou encore les CDS, assurances contre le risque de défaut des Etats) permettent de se couvrir contre les risques. Mais les dérivés sont de fait très utilisés par les spéculateurs, surtout quand les marchés sont erratiques, comme en ce moment. Logique: plus le marché est volatil, plus les risques qu'elles couvrent sont grands, plus elles rapportent à ceux qui les ont souscrits.

Négociés de gré à gré, sans aucun contrôle, sur un marché dominé par quelques grandes banques (Goldman Sachs, la Deutsche Bank...), les CDS (credit default swaps), censés garantir les investisseurs contre la faillite des Etats, sont ainsi devenus des instruments financiers purement spéculatifs. Ces investisseurs achètent en effet massivement des CDS pour faire monter les prix et maximiser leur profit. Ce faisant, ils massacrent littéralement la dette souveraine de tel ou tel Etat.

Pour eux, c'est une aubaine financière très juteuse. Pour les Grecs et la zone euro, c'est un drame: la hausse des CDS sur la dette grecque fait dire aux marchés, aux agences de notation ou à la Banque centrale européenne que la Grèce se rapproche du défaut. Conclusion: elle doit faire des économies supplémentaires pour l'éviter et les Européens doivent remettre au pot. Un cercle infernal, dans lequel nous sommes précisément aujourd'hui, et que seules de très fortes décisions politiques peuvent désormais enrayer.

La lutte contre la spéculation est d'autant plus difficile que les échanges sont quasi instantanés. En quelques années, le "trading à haute fréquence" est en effet devenu l'arme numéro un de la spéculation financière. En quelques microsecondes, au gré des fluctuations de cours, des logiciels de calculs gérés par des algorithmes inondent les marchés d'achat ou de vente, pour être les premiers à capter les opportunités de profit.

Selon l'agence Bloomberg, la très forte volatilité des derniers jours est largement due à l'intervention massive des firmes de trading à haute fréquence, pour qui les fluctuations erratiques des valeurs boursières sont un véritable filon. L'autorité des marchés financiers (AMF) estime que le trading à haute fréquence représentait en 2010 un tiers des transactions réalisées en Europe, et 60% aux Etats-Unis. Sur le CAC 40, ce sont trois spécialistes américains du trading à haute vitesse (Citadel Securities, Getco et Knight Capital Group) qui passent la moitié des ordres...

D'après ses défenseurs, cette forme de trading à la vitesse de la lumière accroît la liquidité sur les marchés – il les rendrait plus fluides. Mais pour leurs détracteurs, ces transactions instantanées (certainshedge funds et des banques comme Goldman Sachs ou Citigroup s'en sont fait une spécialité) accroissent surtout la volatilité. «Dans ce marché complètement irrationnel, tous ceux qui interviennent de manière humaine perdent de l'argent. Les rumeurs et les algorithmes dirigent le sens du vent. Quelques gros acteurs remplissent les carnets d'ordres et annulent 90% de leurs ordres dans la journée, juste pour occuper le terrain. C'est de la pure manipulation de marché», s'inquiète un trader, consterné.

La pratique, libéralisée en 2007 en Europe, est très opaque carl'obligation d'afficher des contreparties, la base de tout marché d'action ou d'obligation, n'existe plus. Aux Etats-Unis, le gendarme de la bourse (la SEC) et le département de la Justice sont en train d'enquêter sur les dérives du système. Leurs homologues européens commencent également à s'inquiéter de la prolifération de telles pratiques. Mais d'ici à les interdire...

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