lundi 1 août 2011

Lettre à un jeune révolutionnaire

On n’est pas sérieux quand on a 14 ans ? Ça dépend : "Karl", jeune militant radical, est très sérieux ; à juste titre tant les idéaux politiques ne sont pas choses qui se traitent à la légère. Serge Quadruppani, qui croise régulièrement le jeune homme, a senti quelques souvenirs personnels se réveiller à son contact. Il en a tiré une lettre, aussi émouvante qu’instructive.

À un âge (14 ans) où j’en étais encore à tenter de créer une tendance anarchiste chez les scouts de France, il a déjà eu l’occasion de faire une garde-à-vue et de refuser son ADN. Il a bloqué son lycée, n’a pas raté une manif dans le mouvement contre la réforme des retraites, je lui ai présenté mes amis tarnacois et il a conspué comme il se doit les dîneurs du Siècle. Pour ses parents, il est source de bien des inquiétudes mais aussi d’une certaine fierté. J’ai eu envie de lui écrire la lettre qui suit (évidemment, j’ai changé son prénom).

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Cher Karl,


À l’époque où l’on commence à se construire une pensée autonome (entre 14 et 18 ans, disons), j’ai été confronté à deux affirmations qui, sur le moment, m’ont laissé à peu près sans voix. La première émanait de ma mère, ouvrière agricole et femme de ménage qui a élevé seule quatre enfants. Comme je lui balbutiais quelques idées politiques, elle a soupiré : «  Il y a toujours eu des riches et des pauvres, et il y en aura toujours. » Le deuxième propos, c’est, un peu plus tard, une prof de philo que j’aimais bien, qui l’a tenu. On s’était un peu agités dans le lycée (grève avec occupation, affichages et graffitis) et à la reprise, elle avait recommencé son cours sur Hegel comme si de rien n’était puis tout d’un coup, au bout de quelques minutes, elle avait eu l’air de s’énerver toute seule et elle avait lancé : «  Mais qu’est-ce que vous croyez ? qu’est-ce que vous attendez de la vie ? La vie, c’est aller dans un salon de thé, prendre un thé avec des gâteaux, et voilà, on est content, c’est ça, la vie.  » Je peux dire que toute ma vie, j’ai essayé de donner tort à ma maman et à ma prof.

Identifier l’insupportable et rester son irréductible ennemi, c’est cela qui doit orienter ta vie, Karl. Ce que Badiou appelle, il me semble, «  les points à tenir ». Je pense qu’il est bien utile, à partir de sa propre expérience, de mettre en quelques phrases ce contre quoi on a envie de se battre, et de tenir sans cesse cette belligérance ouverte, de s’agripper à la certitude de ce qu’on ne veut pas, comme on tient une forteresse d’où on repart sans cesse à l’assaut. À condition que la forteresse ne soit pas bâtie sur des slogans creux et des certitudes trop faciles.

En 1968, j’avais 16 ans et dans les discussions qui entouraient les événements et auxquelles je participais comme si ça allait de soi, j’étais étonné quand j’entendais (mais ça n’arrivait pas souvent) quelqu’un parler de ce qui se passait en invoquant les « jeunes ». Je n’avais pratiquement pas de culture politique, mais il me semblait évident que le bouleversement en cours impliquait toutes les catégories - d’âge, de sexe, d’activité. Ce n’est qu’au bout de quelques années, quand ce qu’il y avait de plus neuf dans le mouvement a commencé à être digéré par le corps social, que j’ai commencé à remarquer les différences d’âges entre tous ceux qui étaient, pour moi, indifféremment des « camarades » ou des « copains » (car il était hors de question de distinguer entre l’amitié et la politique). Pendant ces quelques années qui ont suivi 68 (disons jusqu’en 73), les discussions m’avaient transmis une part de cette culture qui me manquait, et j’ai lu pas mal de livres qui circulaient dans le milieu où j’avais des affinités. La quête de la révolution a été mon université. Au contact des textes (les situs, le courant communiste anti-léniniste, Marx), et surtout des gens, j’acquérais donc un savoir révolutionnaire « par infusion », un savoir « infus » mais en même temps, ce milieu où j’étais, sous l’effet de l’évolution politique et sociale et du recul de la perspective révolutionnaire, avait tendance à se refermer. Et à se montrer d’autant plus arrogant qu’il se refermait. 

Par ailleurs, j’étais à un âge (la fin de l’adolescence) où l’on est soit mégalomane, soit écrasé de timidité, soit les deux. Moi, c’était plutôt les deux. Résultat : mon arrogance occupait le vide de mon ignorance et, convaincu d’avoir la science infuse grâce au petit groupe de clairvoyants que je fréquentais, j’avais tendance à mépriser beaucoup de mouvements et de gens pour des raisons qui, théoriquement, n’étaient pas toujours fausses, mais qui, pratiquement, me confinaient à un micro-milieu, toujours plus micro, qui se perdait dans des querelles toujours plus éloignées du réel. C’est comme ça que je suis passé à côté de toute une série d’expériences, dont je voyais les limites avant même d’y entrer, mais au nom de ces limites, je me dispensais d’aller y voir de plus près, ce qui m’aurait entraîné à réfléchir à toutes sortes de questions sur lesquelles ma pensée était très rudimentaire. 

Parce que « c’était juste un mouvement démocratique  », je me suis par exemple dispensé de m’intéresser de près à la révolution portugaise (1974) qui aurait pu m’aider pourtant à réfléchir à l’autogestion, au rôle de la paysannerie et de l’armée. De même en 1981, je suis resté à l’écart de la marche des beurs, qui aurait pu m’aider à avoir une réflexion plus approfondie sur la place de l’immigration et de sa progéniture dans la société. Pour ne pas parler de l’ignorance dans laquelle je suis resté longtemps par rapport aux mouvements italiens des années 70. La science infuse et l’arrogance ont beaucoup fait pour rendre extrêmement stérile la fréquentation de ce qui est devenu, au fil des ans une ultra-gauche en pantoufles, confinée dans les querelles de microchapelles et le commentaire plus ou moins méprisant d’événements sur lesquels elle n’a aucune prise (et ne cherche pas à en avoir puisque l’essentiel de son message pratique est qu’il va falloir attendre).

De tout cela, je tire le sentiment que nous n’avons aucune espèce de pureté théorique ou pratique à défendre, et qu’il ne faut pas avoir peur de se mêler sans cesse au réel impur. Ce qui ne signifie pas se perdre dans l’activisme écervelé : je regrette que certains de mes amis, à qui j’avais proposé, après Gênes, de mener une réflexion commune, aient préféré s’adonner à plein temps au soutien de causes successives (de MacDo aux sans-papiers en passant par les Roms) sans prendre le temps de réfléchir au sens de ces actions et à la possibilité qu’elles s’intègrent dans un mouvement général de remise en cause du Vieux Monde.

Si la colère contre l’insupportable est indispensable nous ne changerons pas la vie avec la colère seule, et encore moins, avec nos aigreurs. « La vraie vie est ailleurs  » : celui qui se convainc de cela en voyant la pauvreté de ce que nous propose la société capitalisée touche une vérité du doigt mais s’il s’arrête là, il sombrera dans la stérilité. Le refus de s’intéresser à autre chose qu’à transformer le monde risque d’aider à le maintenir, si on ne met derrière cet intérêt que des questions de stratégies et de tactiques. Il faut se poser aussi la question du contenu, et donc s’ouvrir, ici et maintenant, aux richesses sensibles, humaines et naturelle du monde : on ne bâtira un monde nouveau qu’à partir des richesses existantes. Certes, il faudrait en détruire beaucoup parce que trop imprégnées de la fausseté des besoins capitalistes, mais beaucoup d’autres aussi pourraient être plaisamment détournées et certaines, menacées par le « progrès », mériteraient d’être récupérées. S’enthousiasmer pour l’archéologie, la littérature, la musique, la culture des carottes, l’escalade, la menuiserie ou le savoir sous toutes ses formes, c’est, pour chacun de nous, donner à sa propre subjectivité une épaisseur capable de mieux affronter les dangers de la langue de bois qui menace sans cesse les radicaux et autres révolutionnaires professionnels, et c’est, pour nous tous, commencer à poser en pratique la question centrale, celle des vraies richesses.

Car c’est seulement quand on aura commencé à la résoudre – à travers mille luttes et leurs convergences - qu’on commencera à donner tort à ma maman et à ma prof.

Serge Quadruppani

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