vendredi 12 août 2011

Les derniers jours du monde

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C'est quand, chaque matin, tu te lèves en pensant que cela va forcément être encore pire que la veille.
Une grande fuite en avant. Pas encore une chute, mais cette frénésie compulsive de ceux qui sentent confusément que le temps leur est compté. Une forme de catastrophisme ambiant en toile de fond de la banalité du quotidien. Tout se casse la gueule, mais ce matin, encore, j'aurais le droit à ma tasse de café. Que je me jette à la gueule en galopant comme le hamster dans sa roue, ou que je prends le temps de savourer, posément, consciemment, avec l'infinie volupté que l'on n'accorde qu'aux moments les plus rares.J'ai grandi dans un autre monde. Un monde d'espoir où chaque matin se levait sur la marche triomphante du progrès, sur la foi que nous construisions tous des lendemains qui chantent, sur la tranquille conviction que nous vivions déjà mieux que nos parents et que nous œuvrions à encore améliorer la situation pour la génération suivante, celle de nos futurs enfants, pas encore conçus, à peine pensés, mais déjà emportés dans l'inexorable et sublime saga de l'espèce.

C'était dans l'ordre des choses. Les aînés bétonnaient les fondations de notre civilisation, puis nous hissaient sur leurs épaules pour que nous puissions voir plus loin, penser plus haut, donnant notre part au grand œuvre collectif, avant de nous-mêmes servir de marchepied à nos enfants. Le passage du flambeau. Le cycle de la vie. L'épopée humaine. Le dépassement de soi dans la projection continue vers un monde meilleur.
Forcément meilleur.

Et puis, on ne sait pas trop ce qui s'est passé. À moment donné, c'est un peu comme si quelques-uns avaient fini par penser qu'ils étaient le summum de l'évolution humaine, qu'il n'y avait plus rien à ajouter, plus rien à inventer, plus rien à construire, plus de relais à passer. Les gars ont marché sur la gueule de leurs parents et ont commencé à distribuer de grands coups de pompes dans tous les sens pour empêcher leurs gosses de prendre leur place sur la grande pyramide des âges. Un peu comme si le pacte tacite entre les générations qui se succèdent avait brusquement été rompu, comme si, brusquement, les bâtisseurs étaient morts, dévorés de l'intérieur par une bande de charognards. Une génération entière de jouisseurs égoïstes et assez monstrueux qui ce seraient dit : après moi, la fin du monde !.
Depuis, c'est juste un grand bond en arrière continu et inexorable.
Bien sûr, une civilisation s'écroule rarement en deux jours, dans un grand craquement sinistre. Non, non. Ça se casse la gueule tout doucement, comme une grande bâtisse vide laissée à l'abandon. Des gosses commencent à péter les vitres, pour le fun, en jetant des pierres, il y a des squatteurs, des rats, des bestiaux, des courts-circuits, des fuites d'eau, des morceaux de caillasses que les éléments arrachent au corps du bâtiment, petit à petit, des accidents, des orages, le temps qui passe et qui abîme tout.
Je ne sais vraiment pas à quel moment on a réellement abandonné l'idée de progrès de société. Jusque là, il y avait des chiffres, en amélioration constante : plus d'éducation, plus de santé, plus de prospérité, plus de confort, de culture, de loisirs, de meilleures habitations, des moyens de transport plus performants... c'était le règne de Monsieur Plus. C'était comme un élan formidable qui nous portait tous vers l'avant.
Et puis, à moment donné, ça n'a plus été possible. Plus de moyens, plus d'argent. Nous étions de plus en plus riches, mais si comme si nous étions arrivés à un palier indépassable : la fin des possibles, du progrès qui ne vaut que s'il est partagé par tous, des lendemains qui chantent.
Et nous nous sommes résignés. Ben voilà, le bal est fini, les gars, maintenant, il faut payer les violons. Sauf que les danseurs se sont tirés avec la caisse et que ce sont les larbins qui doivent régler l'addition.
Et nous nous sommes résignés !
Fatalitas !
Moins de tout. Moins de santé, moins de salaires, moins de retraites, moins d'éducation, moins de chauffage, moins de transport, moins de loisirs, moins de bouffe, moins de logements, moins de tout. Et de moins en moins, comme une spirale infernale, un maelström maudit qui aspire nos plus belles espérances, réduit à néant l'œuvre patiente de nos ancêtres.
Et nous nous sommes résignés !
Le spectre de la famine traîne ses hideux haillons jusqu'au cœur des nations les plus riches, les plus avancées. L'eau devient une ressource rare et précieuse. La colère des peuples gronde, mais bientôt éclipsée par les grondements inaudibles et terribles du feu nucléaire qui joue aux dés avec le génome de nos enfants.
La chronique du monde qui finit traverse les lucarnes aveugles de nos derniers jouets high-tech et peint nos visages hagards et vides de la lueur livide de leurs écrans plats. Nous regardons les hommes tomber avec une fascination morbide et malsaine avant de noyer notre vacuité dans la course au dernier leurre technologique, celui qui ne sert pas vraiment à quelque chose, qui n'améliore pas grand-chose, mais qui nous donne l'illusion, un bref instant, d'être encore dans la course vers un futur triomphant.
Nous n'y croyons plus, mais nous faisons encore semblant.
Peut-être n'avons-nous pas encore avalé assez de couleuvres.
Peut-être n'avons-nous pas encore pris la mesure de l'ampleur des dégâts.
Peut-être sommes-nous juste trop lâches.
Ou peut-être préférons-nous juste nous enivrer de festivités féroces et absurdes, de bacchanales impudiques et d'orgies indécentes, parce que nous sommes résignés et et que nous voulons juste encore un tour de danse pendant les derniers jours du monde.

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