À l’heure où la presse écrite se pose de nombreuses questions quant à son avenir, un état des lieux aiderait à comprendre la direction prise par ce secteur. Sans remonter jusqu’à la naissance de la presse en France, il semble quand même nécessaire d’examiner son évolution depuis la Seconde Guerre mondiale, et les nouvelles règles édictées à la Libération qui ont conditionné son fonctionnement – notamment sa distribution sur tout le territoire national.
Grosso modo, avant-guerre, la presse dite d’opinion était aux mains de patrons qui mettaient leurs tribunes au service de partis ou courants politiques. Les plus puissants étant évidemment progouvernementaux, et financés principalement par la publicité (ou les réclames, comme on disait alors). Certains journaux échappaient à cette contrainte de financement par la publicité soit parce qu’ils étaient l’émanation directe de partis politiques, principalement d’opposition socialiste (au sens large de ce terme), soit, et c’était plus rare, parce qu’ils avaient un lectorat suffisamment important leur permettant d’équilibrer leur budget (exemple : Le Canard enchaîné).
La Seconde Guerre mondiale va bouleverser le paysage de la presse en France. À partir de la défaite française et de l’occupation allemande en 1940, nous assistons à trois attitudes :
– Le sabordage de certains titres qui décident de ne plus paraître ou alors clandestinement (c’est le cas entre autres du Canard enchaîné, de L’Humanité, de périodiques de tendance révolutionnaire ou syndicaliste).
– La parution uniquement en zone libre (juin 1940) de titres comme Le Figaro, Paris-Soir, etc.
– La parution en zone occupée, c’est la presse collaborationniste comme Le Matin, Je Suis Partout, etc.
Dans la foulée du débarquement des troupes alliées en Normandie et en Provence et de la libération progressive du pays, et notamment de Paris, la presse va évidemment connaître un nouveau bouleversement. À partir du 18 août 1944, la presse collaborationniste devient muette. Dès le 21 août 1944, nous assistons à la parution (ou reparution) de Combat, L’Humanité, Libération (première version de D’Astier de la Vigerie), Franc-tireur, Sud-ouest, Ouest-France, Voix du Nord, Parisien « libéré », Dauphiné « libéré », Maine « libre », etc., puis plus tard France-Soir (novembre 1944) et aussi, pour répondre au souhait de de Gaulle, Le Monde (décembre 1944), qui verra la naissance de la première société de rédacteurs actionnaires d’un quotidien.
Depuis des mois, les organismes de la Résistance et du gouvernement provisoire de la République française préparaient cette refondation de la presse. La liste des journaux autorisés à paraître est fixée ; les installations et imprimeries de la presse d’occupation sont reprises et attribuées aux nouveaux organes d’information, le papier est contingenté : les premiers temps, chaque journal doit se contenter d’une feuille recto-verso. La distribution va également être réexaminée : le comportement collaborationniste des dirigeants de Hachette va adjoindre cette entreprise à celles déjà frappées « d’indignité nationale ». Son monopole d’avant-guerre est terminé mais au nom de l’efficacité, son système de distribution lui permettra de faire partie de la nouvelle organisation – les Nouvelles messageries de la presse parisienne (NMPP) – avec une participation minoritaire cette fois (49 % quand même !)
En plus des informations nationales et internationales et des articles traitant de problèmes pratiques, comme le ravitaillement, les éditoriaux donnent dans le lyrisme : c’est une période d’espoir pour une « presse neuve dans une France libre » (Le Parisien libéré). Le 24 août 1944, un certain Albert Camus rédige à la une de Combat un article passé à la postérité : « Paris fait feu de toutes ses balles dans la nuit d’août. Dans cet immense décor de pierres et d’eaux, tout autour de ce fleuve aux lourds flots d’histoire, les barricades de la liberté une fois de plus se sont dressées. Une fois de plus, la justice doit s’acheter avec le sang des hommes… »
Dans ce secteur aussi il sera appliqué une politique d’épuration à l’ancienne « presse de trahison » ou « presse indigne » : leurs biens seront confisqués et donnés aux nouveaux journaux. Les responsables et journalistes de la collaboration sont jugés et condamnés, parfois à mort.
Dans l’euphorie de la Libération, certains journalistes jettent les bases d’une nouvelle conception de la presse : « Que voulons-nous ? Une presse claire et virile, au langage respectable » (Albert Camus encore). Comme on peut le voir, il fixait la barre très haut. Évidemment, passé le temps de l’enthousiasme, le niveau général de la presse allait inéluctablement baisser, et un titre aussi exigeant que Combat va voir progressivement ses ventes diminuer.
C’est en octobre 1945 que la Fédération nationale de la presse française publie la Charte de la presse reprenant les idées généreuses de certains journalistes qui souhaitent soustraire l’information au contrôle des coteries politiques et des financiers. Les grandes lignes sont : le devoir d’informer, le respect du lecteur, l’intérêt public, le droit de savoir, le respect de la vie privée, la protection des sources, l’indépendance à l’égard des pouvoirs politiques et économiques, etc.
Mais la pression économique va assez vite étouffer ces velléités d’indépendance ; dès le début des années 1950, la publicité est de retour dans la presse, confortant la situation économique de celle-ci, mais normalisant aussi son profil définitivement commercial, et la remettant sous la domination des partis et/ou de la finance. C’est cette situation que l’on retrouve aujourd’hui, mais avec des variantes : on assiste à une dispersion de la publicité (et donc de ses budgets) dans d’autres médias (radio, TV, Web, journaux gratuits, etc.)
De fait, en 2008, on pouvait constater pour la presse écrite une baisse des revenus de la publicité de 4 % ; les « gratuits » eux-mêmes accusaient une baisse de près de 7 %. Force étant de constater que les médias « papier » n’ont ni la réactivité de la radio ou de la télévision, ni l’interactivité du Web.
Si l’on détaille le coût d’un quotidien, on obtient ces chiffres : rédaction : 15 à 25 % ; fabrication et impression : 15 à 25 % ; matières premières : 10 % ; distribution : 15 à 25 % ; frais de régie et promotion : 10 % ; frais généraux : 10 à 20 %.
Mais revenons à l’immédiat après-guerre : l’ancienne loi qui régissait la presse va être remplacée le 2 avril 1947 par la loi dite Bichet (du nom du député MRP qui l’a proposée : Robert Bichet). Ses caractéristiques sont les suivantes : liberté de choix de l’éditeur ; égalité des éditeurs quant à la distribution ; solidarité entre éditeurs et coopérateurs ; liberté d’accès au réseau pour tout éditeur.
La gestion de la distribution de la presse va être confiée à un nouvel organisme : les NMPP, devenues aujourd’hui Presstalis, constitué par cinq coopératives (51 %) et Hachette (49 %). En voici ses principes : admission obligatoire de tout éditeur dans la coopérative de son choix ; garantie de l’égalité de traitement pour la distribution (aucun titre ne devant être favorisé par rapport à un autre) ; application d’une péréquation des coûts et des tarifs (les « gros » payent pour les « petits »).
Tout cela sous le contrôle du Conseil supérieur des messageries de presse constitué de : six représentants des ministères suivants : Économie, Finances, Affaires étrangères, Transports, Postes et Communications, Culture ; trois représentants des coopératives de messageries (Coope-Presse, MLP, Presse périodique) ; neuf représentants des organisations professionnelles de presse (presse parisienne, presse quotidienne régionale, presse magazine et d’opinion, presse spécialisée) ; deux représentants des dépositaires de journaux et publications ; un représentant des entreprises de distribution ; trois représentants du personnel de ces messageries ; le président de la SNCF ; le président d’Air France ; le président de la Fédération nationale des transporteurs routiers.
À cette liste de membres décisionnaires s’ajoutent les membres siégeant à titre uniquement consultatif, entre autres les représentants des organisations syndicales des kiosquiers et libraires ou maisons de la presse.
Au fil des ans, la loi Bichet va peu à peu être détournée pour imposer au diffuseur (kiosquier ou libraire) tout type de presse, alors que l’esprit de cette loi concernait surtout la presse d’opinion.
Pour finaliser la distribution (notamment dans les villes de plus de 500 000 habitants), on a confié la gestion des kiosques (implantation et entretien) à Mediakiosk (ex-AAP) qui est une filiale de Presstalis, et est financée par les affiches publicitaires qui sont apposées sur ces kiosques et par une redevance versée par les kiosquiers (redevance dont une partie est reversée à la ville pour occupation du sol). C’est évidemment encore une fois les recettes publicitaires qui composent la source de revenus la plus importante pour Mediakiosk. En 2010, pour environ 800 kiosques on note une augmentation du chiffre d’affaires publicitaire de 20 %.
Rappelons que Presstalis n’est pas une entreprise publique mais une SARL privée sous contrôle des éditeurs se composant, nous l’avons dit, de cinq coopératives (51 %) et de Hachette (49 %) avec : un conseil de gérance composé de cinq gérants des coopératives + trois gérants de Hachette ; une direction générale qui applique les décisions du conseil de gérance, propose le budget, assure la gestion de l’entreprise.
Presstalis (ex-NMPP) n’a plus tout à fait le monopole de la distribution qui se répartit ainsi désormais : Presstalis + Transport Presse (sous-traitance confiée à Presstalis), soit 85 % ; MLP (Messageries lyonnaises de presse), soit 15 %.
Cette structure représente 679 éditeurs réunis en coopératives : niveau 1 : Presstalis ; niveau 2 : 180 dépositaires ; niveau 3 : 30 000 diffuseurs (environ) répartis dans 620 kiosques (dont 330 à Paris, 770 Relay H, 3 245 points de vente dans les grandes et moyennes surfaces (GMS), 15 150 tabac-presse, 1 100 Mag-presse, 700 maisons de la presse, plus autres points : stations-services, petits commerces divers, etc.
Ce système permet d’assurer chaque jour, à peu près à la même heure, la distribution de 26 quotidiens (+ 80 quotidiens étrangers), 2 200 magazines (+ 950 étrangers), 4 000 références de produits hors presse. Le volume d’affaires annuel est de 2,56 milliards d’euros (pour un pourcentage global d’invendus de 42 %).
Tout ce bel édifice a été chamboulé depuis 2010 par une énième restructuration qui a débouché à la fin de l’année dernière sur une grève particulièrement dure 1. Presstalis étant déficitaire de 24 millions d’euros, que ni l’État ni Hachette (Lagardère) ne voulaient verser, un accord était finalement signé entre les ouvriers du Livre-CGT et Presstalis. Accord fragile et ne concernant pas les cadres qui seront « restructurés » plus tard. Et surtout Presstalis a changé les règles ; les livraisons étaient déjà sous-traitées, c’est maintenant la distribution des publications qui l’est par le biais de Géodis (filiale de la SNCF), Presstalis ne conservant que la distribution des quotidiens. Cette restructuration s’annonce comme une véritable entreprise de démolition d’un système qui fonctionnait tant bien que mal. En ce sens, la refonte en région parisienne des trois dépôts actuels en un seul tient plus d’une casse systématique que d’une réorganisation. Les conditions de travail des salariés de Presstalis, pour ceux qui ne sont pas poussés vers la sortie, se dégradent d’année en année ; même chose pour les diffuseurs (kiosquiers et libraires) pour qui on peut carrément parler de problèmes de survie, les différentes grèves menées ces dernières années par leurs syndicats – entre autres le SNDP (Syndicat national des diffuseurs de presse, CGT) – peuvent en témoigner. Plus grave à notre sens : la refonte des tarifs facturés aux éditeurs qui met fin au système de péréquation des coûts de distribution prévu par la loi Bichet. Les « gros » éditeurs ne paieront plus désormais pour les « petits ». Il est clair que l’existence même de la presse d’information politique est gravement menacée. Pas celle des news ou journaux appartenant aux grands groupes (Le Point, L’Express, Le Figaro, etc.), mais par contre les nouvelles mesures visent toute cette presse d’opinion, indépendante, alternative, non financée par les habituels marchands d’armes qui sévissent dans ce milieu. Autrement dit, les deux prochaines années vont voir disparaître des kiosques, voire disparaître tout court, un tas de titres à faible tirage qui seront noyés sous les problèmes financiers. À part la presse militante, les exemples de périodiques comme Le Canard enchaîné ou Charlie-Hebdo ne faisant pas appel à la publicité sont plutôt rares. Ce qui auparavant méritait le qualificatif de « presse libre » consistait en titres financés par la vente au numéro ou par les militants ; les associations ludiques ou politiques éditaient des revues et étaient soutenues par les lecteurs ou les galas de soutien. La presse libertaire en est un bon exemple : l’individualiste Zo d’Axa finança ses journaux (La Feuille ou l’En-Dehors – première version) grâce à des petits héritages ; Sébastien Faure édita son Encyclopédie anarchiste grâce à des souscriptions complétées par la solidarité active d’Ascaso et de Durruti rencontrés au cours d’un de leurs « séjours » parisiens, et qui détenaient un reliquat d’argent de leurs précédents braquages de banques (ce qu’on appelle aussi « reprise individuelle »). Quant à notre Libertaire devenu ensuite Le Monde libertaire, il n’a pu être édité qu’à partir de souscriptions et de galas de soutien annuels, grâce au concours d’artistes partageant notre idéal, comme Georges Brassens, Léo Ferré, Léo Campion, Jacques Debronckart, Bernard Lavilliers, François Béranger, Serge Utgé-Royo et bien d’autres. En revanche, nous n’avions pas, comme d’autres, le soutien de certaines ambassades de pays dirigés par des « partis frères ». La presse du PCF a largement profité de l’aide du grand frère « soviétique », ne serait-ce qu’avec les abonnements « recommandés » de certains de ses titres auprès des bibliothèques de nombreuses communes d’URSS. Idem pour certaines publications d’organisations maoïstes françaises reconnues et soutenues par Pékin. Ces appuis ayant aujourd’hui disparu, on peut constater la situation catastrophique de ces publications, L’Humanité en étant même à devoir accepter la participation financière d’un Lagardère (l’argent n’a vraiment pas d’odeur !). Et que dire d’une presse dite indépendante, style Libération (avec la banque Rothschild comme actionnaire) ou Les Inrockuptibles (banque Lazare) ? Quant à la presse de droite, rien de nouveau, les grands groupes financiers, et notamment les marchands d’armes, tiennent toujours les cordons de la bourse, ce qui leur permet de soutenir la politique de leurs représentants au Parlement (comme à chaque campagne électorale, nous pourrons le vérifier en 2012). Les temps qui viennent s’annoncent difficiles pour la presse anarchiste, et donc pour Le Monde libertaire. Cette réforme des tarifs de Presstalis est une véritable attaque contre la diffusion des idées et donc contre la liberté d’expression. La boucle est bouclée, l’esprit enthousiaste qui avait émergé à la Libération, appartient définitivement au passé.
À nous de lutter contre l’asphyxie économique programmée par le réseau de distribution, entre autres en développant les ventes militantes et les abonnements à notre Monde libertaire. Une dénonciation de cette atteinte à la liberté de la presse et une riposte coordonnée de la presse indépendante et alternative seraient le minimum à réaliser face à la violence du système qui nous remet en mémoire cette déclaration d’Albert Camus (toujours lui) : « J’ai compris alors que je détestais moins la violence que les institutions de la violence. »
Ramón Pino, groupe Pierre-Besnard de la Fédération anarchiste et ex-membre du bureau du SNDP-CGT
Patricio Salcedo, groupe Anartiste de la Fédération anarchiste et secrétaire général du SNDP-CGT
http://www.monde-libertaire.fr/medias/14554-regards-sur-la-presse-ecrite-en-france
photo : http://www.flickr.com/photos/dimitridf/219641617/
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