D'une prison l'autre. En 1950, un célèbre journaliste et écrivain américain passe quelques mois derrière les barreaux, condamné pour ses idées : communiste par idéal, il l'assumait et le revendiquait. C'était l'époque du maccarthysme, de sa chasse aux sorcières rouges et de ses durables interdits professionnels. Comme toute épreuve qui met les principes en jeu, elle fit durement le tri entre les hommes. Howard Fast fut de ceux qui, avec l'évidence du naturel, surent tenir bon. Ce qui signifiait savoir dire non, en l'occurrence non aux
questions inquisitoriales de la commission supposée enquêter sur de prétendues activités anti-américaines. Il lui en coûta beaucoup, bien plus qu'une courte privation de liberté : sa « carrière » tout simplement, avec ce que ce mot charrie de matériel et de superficiel, de tangible et d'aléatoire – travail, amis, relations, notoriété, réseaux, contrats, facilités... À sa sortie de prison, malgré des rapports de lecture laudateurs, il ne trouva aucun éditeur pour son nouveau roman. À moins qu'il n'accepte de s'effacer derrière un pseudonyme, aucune maison n'en voulait. Fast publia donc à compte d'auteur ce roman historique que le succès populaire rencontré, doublé de la solidarité d'autres réprouvés, transforma ensuite en message universel par la grâce de l'imaginaire cinématographique : Spartacus.
C'est en prison que lui était venue l'idée de cette fresque romancée sur la révolte d'esclaves menée, entre - 73 et - 71 avant J.-C., en Italie du Sud par un gladiateur thrace. Mais, plutôt qu'une Antiquité lointaine, c'était une éternité qu'il entendait faire revivre, une éternelle histoire, sans cesse recommencée, dont Spartacus serait le mot de passe. Révolte contre l'injustice, indignation devant le malheur, refus de la soumission : les mots qui en rendent compte sont aussi simples et droits qu'est obscure et tordue la réalité qu'ils affrontent. Au croisement d'un passé plein d'à présent et d'un présent résolument fidèle à ce passé, c'est un hymne à la joie, au bonheur et à la vie qu'Howard Fast entendait réaliser, malgré les défaites, trahisons et impostures qui encombrent ce long cheminement de l'espérance et dont témoigne sa propre histoire de communiste américain. Prix Staline pour la paix en1953, il comprit, trois ans plus tard, combien ce nom-là, Staline, était l'antithèse de l'autre, Spartacus – maîtres contre esclaves, pouvoir contre liberté, petites morts contre grandes vies, etc. : toujours la même histoire sous d'infinies apparences.
Sa rupture en 1956 avec le Parti communiste américain, lequel ne devait pas y survivre plus d'un an, n'en fit pas pour autant un aigri, ressassant avec amertume son chagrin politique. Being Red – Mémoires d'un rouge, dans la traduction française –, le livre de souvenirs qu'il publia en 1990 annonce clairement la couleur, dans un heureux mariage de lucidité et de fidélité. « Au Parti, y confie-t-il, je me suis heurté à l'ambition, à la rigidité, à l'étroitesse d'esprit, et à la haine ; j'ai aussi rencontré l'amour et le dévouement, le courage et l'intégrité – et certains des êtres les plus nobles que je connaisse. Je me devais de le dire avant de clore ces mémoires, malgré les ricanements qu'une telle déclaration ne manquera pas de provoquer. Au diable tout cela ! Celui qui médit de ses anciens compagnons de lutte ne vaut pas grand-chose. » Or c'est aussi dans ce livre qu'on apprend par quel détour l'imagination d'Howard Fast a croisé le destin de Spartacus. Un détour contemporain et européen, allemand plus précisément. Un détour qui, de Spartacus à Spartakus, se nomme Rosa Luxemburg.
Dans la bibliothèque de la prison, l'écrivain avait trouvé un livre sur l'Allemagne après la Première Guerre mondiale qui lui fit découvrir notre héroïne. Maillon d'une longue chaîne de coups de cœur et de raison, qu'aujourd'hui, ici même, prolonge admirablement Anouk Grinberg, il tomba en arrêt devant cette haute figure, belle personne et grande dame. Convoquer le récit qu'il en fit, c'est en quelque sorte se passer le témoin dans une course-relais dont l'actualité de Rosa Luxemburg serait l'enjeu. Howard Fast, donc : « Cette remarquable petite femme était née en Pologne dans une famille juive. Infirme, allemande par alliance, emprisonnée durant la Première Guerre mondiale, elle était devenue à sa libération l'un des chefs de la révolution socialiste manquée de 1918. Elle fut l'un des grands esprits de l'époque. C'était elle qui avait baptisé les nouveaux socialistes allemands les "Spartakistes", elle qui observait avec un mélange de joie et de désespoir ce qui se passait en Russie, elle qui écrivit en1919, juste avant d'être assassinée par les Allemands : "La liberté accordée aux seuls partisans du gouvernement, la liberté accordée aux membres d'un seul parti – quel que soit leur nombre – n'est pas une vraie liberté. La liberté sera toujours la liberté pour l'homme qui pense différemment. Cette affirmation n'est pas née d'un amour fanatique pour la justice abstraite, mais de la constatation que tout ce que la liberté politique a d'édifiant, de sain et de purifiant, émane de son caractère indépendant, et que la liberté perd toute vertu dès qu'elle devient un privilège." »
Spartacus, Rosa : deux noms pour une seule cause, un même cri, un semblable espoir. « C'est en prison, conclut Fast, que je commençai à penser à l'esclave Spartacus et à la raison pour laquelle Rosa l'avait choisi. » Rosa Luxemburg sortait à peine de prison, pour y revenir bientôt, quand parut, le 27 janvier 1916, la première des dix Lettres de Spartacus qui inaugurèrent le rassemblement des socialistes minoritaires opposés à l'Union sacrée, cet aveuglement chauvin et guerrier où la social-démocratie allemande perdit son âme. Loin de ces froides postures théoriques où la quête du dogme égare l'idéal, le choix de ce symbole, Spartacus, aussi imagé que sensible, était conforme à tout cedont témoigne, vie et œuvre mêlés, Rosa Luxemburg :la politique entendue comme recherche entêtée du bonheur pour tous, dela fraternité entre égaux, d'une liberté sans partage. Du Spartakisme naîtra le Particommuniste allemand, le KPD, acteur désastreux d'une catastrophe dont le premier acte, l'acte décisif, sans retour ni excuses, fut écrit par les assassins sociaux-démocrates de Rosa, ses propres anciens camarades de Parti. Disparue le 15 janvier 1919, de cette suite sinistre, elle ne sera pas le témoin, et son souvenir n'en est que plus précieux. Car elle nous remémore ce qui précède, cette innocence d'avant la chute, cette insurrection contre le malheur qui n'a pas d'âge révolu ni de lieu prédestiné – et qui vaut toujours, plus que jamais.
« Je suis Spartacus ! » Nul hasard si cette phrase du film réalisé par Stanley Kubrick est devenue une réplique culte, reprise de films en séries, détournée ou adaptée. « I'm Spartacus ! » dans la version originale, c'est ce moment où les esclaves se solidarisent avec l'un des leurs, qu'on leur demandait de dénoncer en échange de leur liberté. Oui, nous sommes tous Spartacus, façon de dire cette émotion joyeuse et pure d'une humanité réconciliée avec le meilleur d'elle-même, généreuse et optimiste, résistante et combative. Sous cette invention de dialoguiste se déroule un autre fil secret de cette conspiration de la fidélité dont Rosa est ici la passeuse et Spartacus le sésame : voulu et produit par Kirk Douglas, qui y tient le rôle titre, le film tiré du roman de Howard Fast et sorti en 1960 eut pour scénariste Dalton Trumbo, l'un des Dix d'Hollywood, également condamné à de la prison pour avoir refusé de répondre comme le désirait la commission des activités anti-américaines. Inscrit sur la liste noire du cinéma américain, interdit de travail durant les années 1950, isolé et exilé, obligé de se cacher derrière des pseudonymes ou des prête-noms, il connut ces lâchetés et ces petitesses qui font aussi l'ordinaire humanité quand l'époque la tire vers le bas ou le pire. Loin d'un ressassement morose, aigre ou désolé, la morale qu'il tira de cette épreuve est tout entière dans son « Je suis Spartacus ! » : l'humanité est exemplaire quand elle lutte pour la justice et l'égalité, repoussant le poids de la fatalité, secouant le joug de la résignation.
Tout comme Rosa Luxemburg est tout entière dans ses mots ultimes, les derniers qu'on lui connaisse de façon certaine puisqu'ils ont été écrits peu avant son arrestation par la soldatesque des corps francs berlinois. « J'étais, je suis, je serai ! » : ainsi se termine son dernier article, paru dans Die Rote Fahne le 14 janvier 1919, sous un titre aussi prémonitoire que lucide : « L'ordre règne à Berlin », et conclu par ce bras d'honneur poétique lancé à la face de toutes les peurs, de toutes les terreurs et de tous les pouvoirs qui en font commerce et usage. Si les lettres de Rosa Luxemburg, et notamment ses lettres de prison écrites durant ces années 1914-1918 qu'elle passa pour l'essentiel entre quatre murs, ont rencontré un tel écho depuis leur dévoilement progressif à partir des années 1920, c'est parce qu'on y retrouve intacte l'énergie vitale qui était au secret de son optimisme révolutionnaire. En 1887 déjà, âgée d'à peine dix-sept ans, elle avait décrit à une camarade de classe l'engagement dont, au fond, elle n'a jamais dévié : « Mon idéal est le régime social où l'on pourrait, avec une conscience tranquille, aimer tout le monde. En tendant à ce but et en son nom, je saurai peut-être un jour haïr. »
Telle est l'exception Rosa : cette polémiste redoutable, cette intellectuelle aguerrie, cette militante expérimentée, cet « aigle », pour reprendre un mot de Lénine, qu'elle avait réussi à devenir dans la social-démocratie allemande malgré la triple réalité qui l'y marginalisait – elle était née juive, polonaise et femme –, ne laissa jamais la politique corrompre l'idéal. Car qu'elle se proclame socialiste, communiste ou révolutionnaire n'empêche pas, comme par magie, la politique d'être plus ou moins encombrée de calculateurs, d'ambitieux ou de cyniques. La faiblesse de Rosa aux yeux de cette engeance, qui lui valut sous Staline d'être rangée parmi les déviations du communisme orthodoxe, est cela même qui, pour la postérité, lui donne force et vie : cette jeunesse d'une colère qu'aucune combinaison, manœuvre ou tactique, n'est venue éroder ; cette fraîcheur d'une révolte qu'aucune atmosphère, ambition ou trahison, n'est venue vicier. « J'entends incontestablement rester une idéaliste dans le mouvement », écrit-elle en 1899 à son mentor et amant Leo Jogiches, revendiquant ce qualificatif qu'il lui avait attribué en forme de reproche, lequel « Léo »ne lui survivra que deux mois, assassiné à son tour à Berlin, en mars 1919. Dans son esprit, idéaliste ne signifiait pas rêveur éveillé, loin des contingences et des urgences ; mais plutôt réaliste par exigence de lucidité et de fidélité, dans une cohérence qui lie, indissolublement, les moyens et les fins.
Un livre aux Editions de l'Atelier
Rosa, la vie : aussi ne pouvait-on trouver meilleur titre que celui donné par Anouk Grinberg à son ouvrage, sur scène et en livre, pour Rosa. Cet hommage est une passion, dans toutes les acceptions de ce mot : non seulement l'émotion amoureuse, qui anime, élève et inspire, mais aussi, au sens latin (patior) tel que l'a prolongé la tradition chrétienne, le souvenir partagé de qui a humainement souffert, enduré et éprouvé en notre nom à tous. Je ne doute pas qu'en nos temps obscurs et incertains, cette œuvre de piété et de pitié, de fraternité en somme, fera bien plus que de bavardes motions de congrès pour chasser la désolation politique et ranimer la flamme de l'espérance.
La vie, donc. La vie, au risque de la perdre en son nom. Rosa, depuis sa prison : « La fraternité universelle des travailleurs est pour moi ce qu'il y a de plus haut et de plus sacré sur terre, c'est mon étoile, mon idéal, ma patrie, je préférerais renoncer à la vie plutôt que d'être infidèle à cet idéal. » Ce romantisme révolutionnaire n'est en rien une naïveté, mais bien plutôt une droiture. Façon, tout simplement, de prendre au sérieux ce que l'on affirme et défend, par la parole ou par l'écriture. Les écrits épistoliers de la prisonnière Rosa Luxemburg ont ceci d'irremplaçable qu'ils donnent à voir et à comprendre la vérité de cette forme d'engagement total pour la cause des opprimés, des exploités et des démunis, à rebours des vulgates conservatrices qui, proliférant de nosjours tel le fumier sur les décombres du communisme réel, assimilent ces choix de vie à des folies criminelles.
Mais si ce matériau est unique, c'est aussi parce que ces lettres nous font entendre une conversation entre femmes complices et amies – outre Mathilde Jacob, sa secrétaire, les principales destinataires sont Sonia Liebknecht, la jeune épouse de Karl Liebknecht, l'autre martyr de janvier 1919, et surtout Luise Kautsky, dont l'amitié ne se démentira jamais malgré les désaccords politiques de Rosa avec son mari, Karl. Dès lors, ce que la plume de Rosa nous fait entrevoir, c'est ce que le monde masculin de la politique ne sait pas ordinairement saisir ou assumer, tant il est mutilé et appauvri par son ancestrale domination sexuelle. Rosa Luxemburg confie ses émotions, revendique sa sensibilité, ne cache pas ses larmes – et, non seulement, ce n'est jamais mièvrerie, mais la question ne se pose même pas : pourquoi la politique par idéal, et non par carrière, ne serait-elle pas de sentiment comme de raison ?
Ce que démontre la vie de Rosa, cette combattante inlassable qui, de son vivant, fut portraiturée par la réaction en sorcière sanguinaire, c'est qu'avouer cette perception sentimentale de l'engagement n'est en rien faiblesse ou fragilité, seulement franchise et sincérité. Mieux encore : c'est cet alliage précieux qui lui donne force, confortant une distinction qui la faisait respecter et craindre par ses pairs masculins. Une photo de groupe, prise en 1907 à Stuttgart au congrès del'Internationale socialiste dont cette polyglotte fut longtemps l'un des piliers au sein du BSI (Bureau socialiste international), la montre seule femme au milieu d'une quarantaine d'hommes, aisément reconnaissable par sa petite taille, sa mise soignée et son élégant chapeau. Jean Jaurès pose à sa droite, et la plupart des hautes figures du socialisme européen sont là, sept ans avant la boucherie inaugurale des catastrophes du siècle passé. En regardant ce cliché et en connaissant la suite des événements, les reniements, les sacrifices et les déchirures, les charniers surtout, comment ne pas penser à cette boutade qui lui vint un jour selon laquelle elle était l'un des derniers hommes de la social-démocratie allemande ? Un homme vrai et véritable, comme l'on dirait, en yiddish, un mentch – l'exact contraire d'un imposteur ou d'un frimeur.
« Mais il faut bien pourtant que j'aie quelqu'un pour me croire quand je dis que si je virevolte dans le tourbillon de l'Histoire, c'est par erreur, et qu'au fond je suis faite pour garder les oies ». Cette confidence de Rosa à sa chère amie Luise Kautsky n'est pas affèterie, pas plus que cette autre, à Sonia Liebknecht : « Je me sens bien plus chez moi dans un petit bout de jardin comme ici ou dans la campagne, entourée de bourdons et de brins d'herbe, que dans un congrès du parti. [...] Vous savez bien qu'au bout du compte, j'espère mourir à mon poste : dans un combat de rue ou au pénitencier. Mais mon moi le plus profond appartient davantage à mes mésanges charbonnières qu'aux camarades ». Loin d'une posture, ces réserves privées, qui démentent l'image publique d'une révolutionnaire taillée d'un seul bloc, laissent entrevoir la douloureuse tension qui anime les résistances logiques, hier comme aujourd'hui. Leur apparente raideur n'est que carapace, réflexe de survie pour protéger cette tendresse qui les meut et qui pourrait, face à l'adversité, leur jouer des tours.
Née en Pologne – dans la partie alors sous domination russe – au sein d'une famille aimante, plutôt cultivée et relativement aisée, brillante étudiante en Suisse à Zurich, notamment dans les disciplines scientifiques, Rosa Luxemburg n'a pas choisi l'engagement socialiste par goût de revanche ou par appétit de pouvoir. Elle y est venue presque naturellement comme l'on se sent requis, convoqué par l'histoire, réclamé par son temps. Toutes les générations militantes du souci du monde et des autres – en d'autres termes, internationalistes et humanistes – ont connu et connaissent ce ressort : le sentiment d'évidence et d'urgence que l'humanité court à sa perte si rien n'est fait pour inverser le cours d'une histoire jusqu'alors menée par les plus forts, les plus riches, les plus avides et les plus égoïstes.
Qui s'engage à corps perdu dans cette voie découvre en chemin ce qu'il risque de mettre en péril d'intime, de cher et de précieux, et s'habitue plus ou moins, bien ou mal, parfois jamais, à vivre avec cette perte. Rosa, elle, ne s'y résigne pas. Elle s'acharne même vaillamment à sauver tout le reste, à ne rien perdre en route, à ne pas séparer la politique de la vie toute entière, malgré la solitude, malgré les privations et les déceptions, malgré les manques et les absences. Sous couvert de sages conseils d'une aînée, les lettres à Sonia Liebknecht, sa cadette, témoignent de ces refrains entêtés qui lui tenaient sans doute lieu de résilience face aux épreuves : « Mais la vie est ainsi, depuis toujours, et tout en fait partie : douleur, séparation et nostalgie. Il faut la prendre comme un tout, et trouver tout beau et bien. [...] S'il y a des couleurs et des formes comme celles-là, alors, la vie est belle et digne d'être vécue, n'est ce pas ? [...] Dans la vie sociale comme dans la vie privée, on doit tout prendre avec calme, générosité et un petit sourire aux lèvres. »
Si Rosa s'emporte, ici et là, contre cette « maudite politique » qui l'éloigne notamment des joies familiales, elle se refuse à dissocier la politique de la vie. À l'opposé des variantes professionnelles et carriéristes qui assèchent, mutilent et claquemurent, elle l'entend comme curiosité insatiable, appétence vitale et gourmandise terrestre. Musique et littérature, voyages et promenades, cuisine et saisons, achats et coquetteries, etc. : ses lettres sont encombrées de tout cet ordinaire qui tisse la vie quotidienne, petits riens et grandes découvertes, joies et peines mêlées. Mais ce qui y domine, et qui ne laisse pas d'étonner par sa prescience, c'est la nature – plantes, fleurs, animaux. Tout comme son presque contemporain Elisée Reclus, ce géographe libertaire qui, lui aussi, fut la droiture même, Rosa se révèle ici une écologiste avant l'heure. Son naturalisme n'est pas une idéalisation béate, mais une exigence consciente : respect de ce qui existe en soi et dont la beauté est sans pourquoi ; souci de tout ce qui est fragile et, plus encore, fragilisé par l'homme, cette espèce éminemment destructrice. Ici, loin d'éloigner de l'humanité, la sensibilité pour le monde animal en rend plus insistante encore la revendication. Chez Rosa, la compassion est une déclaration de guerre à l'indifférence. Une proclamation de solidarité avec les plus faibles, les plus démunis, les moins protégés.
Dans une lettre de mai 1917, au détour d'un seul et même paragraphe, elle peut ainsi raconter qu'elle vient de lire un livre sur les causes de la disparition des oiseaux chanteurs en Allemagne, confier ensuite que « l'idée même d'une disparition silencieuse et inévitable de ces petits êtres sans défense [la] peine au point que les larmes [lui] viennent aux yeux », et enfin ajouter que leur sort lui rappelle une ancienne lecture sur la disparition des Peaux-Rouges en Amérique du Nord, chassés « tout comme les oiseaux » de leur domaine « par l'homme civilisé, et voués à une mort silencieuse et cruelle ». Puis Rosa s'interroge à haute voix, tant ce lien qui, pour elle, va de soi, n'a pas force d'évidence alentour : « Mais je dois être malade pour que tout me bouleverse aussi profondément...J'ai parfois le sentiment de ne pas être un vrai être humain, mais plutôt un oiseau ou quelque autre animal qui aurait très vaguement pris forme humaine. » De cette émotion à vif, ressort d'un engagement vital, témoigne la publiciste en liberté qui, le 1erjanvier 1912, bouscule l'année nouvelle par un cri d'alarme sur le sort des pensionnaires de l'asile de nuit de Berlin, ces prolétaires paupérisés, sans-abri jetés à la rue par le chômage ; tout comme en atteste l'épistolière emprisonnée que bouleverse, le 24décembre 1917, le spectacle d'un buffle blessé, malmené par l'homme, animal martyr devenu son frère en douleur auquel elle s'unit dans unedéchirante prière. Des uns à l'autre, des pauvres démunis à la bête souffrante, il n'y pas, chez Rosa, de rupture – même empathie, même émotion, même colère, même révolte.
Critique impitoyable de l'époque, et notamment de ses impostures journalistiques, le Viennois Karl Kraus publia l'ode au buffle dans sa revue, Die Fackel (Le Flambeau). Sur ce, réelle ou inventée par ce dramaturge et satiriste, peu importe, une lettre de lectrice fort réactionnaire vint s'indigner dans le numéro suivant : « La Luxemburg aurait sûrement aimé pouvoir prêcher la révolution aux buffles et fonder une république de buffles. [...] Eh bien, il y abeaucoup de femmes hystériques qui se mêlent volontiers de tout, et voudraient toujours prêcher la haine ; [...] il ne faut pas s'étonner qu'une telle femme, qui a si souvent prêché la violence, périsse également par la violence. » La réplique de Kraus, choisie comme exergue de son œuvre par Peter Nettl, premier biographe de Rosa en 1966, sonne avec encore plus d'acuité dans notre monde de l'après-1989 où la débâcle du communisme soviétique a libéré l'avidité capitaliste de bien des entraves : « Le communisme, [...] que le diable emporte ses méthodes, mais que Dieu le conserve comme une menace constante suspendue au-dessus de la tête de ceux qui possèdent des richesses, de ceux qui, pour les défendre,voudraient envoyer tous les autres au front de la famine et de l'honneur patriotique en les berçant de la consolation que la vie n'est pas le plus précieux des biens. Que Dieu le conserve afin que la canaille, à qui l'insolence fait perdre la tête, ne devienne pas plus insolente encore, afin que la société de ceux qui sont seuls admis aux jouissances ait le sommeil au moins troublé de cauchemars ! »
Qu'il s'agisse de Spartacus ou de Rosa, voire de l'idée communiste aujourd'hui, ceux qui dominent et oppriment, exploitent et asservissent, n'ont eu de cesse de bannir les spectres qui les hantent. « Un spectre hante l'Europe – le spectre du communisme » : cette phrase inaugurale du Manifeste de Marx et Engels, en 1848, inscrit le communisme des origines, ébauché dès la Conjuration des Égaux de Gracchus Babeuf, dans une durée bien plus longue que le court XXe siècle qui fut la scène concrète du communisme de pouvoir, d'État, de Parti – et de son échec. En 1993, dans une exégèse réjouissante, manuel de résistance à cette nouvelle intolérance qui proclamait la mort définitive du marxisme, le philosophe Jacques Derrida nous avait offert, avec Spectres de Marx, une déconstruction ravageuse de cet exorcisme en forme de conjuration d'une grande peur où transparaît, comme perle la sueur, l'espoir fébrile que jamais plus le cadavre de Marx ne vienne déranger le Capital, son marché libre et ses profits infinis, bref, son indécent festoiement. Momentanément à contre-courant, mais évidente maintenant qu'une crise historique, sans précédent véritable, aussi bien financière qu'économique, sociale que démocratique, écologique que géopolitique, ébranle les certitudes hégémoniques du système, cette réflexion débusquait la figure du revenant au cœur de l'œuvre de Marx, ce grand lecteur de Shakespeare. Façon de dire qu'au-delà des mots et des noms, des étiquettes et des familles, jamais ne s'achèvera cet éternel retour des opprimés, de leur cause et de leurs rêves.
Or voici qu'en la personne de Rosa Luxemburg, qui fut sans doute l'une des lectrices les plus inventives de Marx, un spectre s'en vient soudain frapper à la porte de notre siècle. En cette année 2009, quatre-vingt-dixième anniversaire de son assassinat, une dépouille desséchée a été retrouvée dans les sous-sols d'un hôpital de Berlin. Conservé dans un cercueil en bois, ce mystérieux cadavre sans tête pourrait être celui de Rosa : c'est en effet celui d'une femme âgée de 40 à 50 ans, souffrant d'arthrose, d'une malformation de la hanche et dont les jambes étaient de longueurs différentes. De couleur grisâtre et dur comme du bois, iln'a ni pieds ni mains, ce qui conforte l'hypothèse, le corps supplicié de Rosa ayant été jeté dans un canal, lesté de pierres pour mieux couler. Apparu au seuil de l'été 1919, le cadavre qui occupe aujourd'hui la tombe de Rosa a toujours intrigué, le compte-rendu d'autopsie avant l'enterrement du 13 juin n'évoquant aucun coup de crosse ou impact de balle, ni ces malformations qui, depuis l'âge de cinq ans, contraignaient Rosa à claudiquer. À l'heure où s'écrivent ces lignes, le mystère reste entier, après que la recherche de traces ADN dans l'herbier de Rosa n'ait, semble-t-il, rien donné, malgré les plus de 250 plantes et fleurs qui s'y trouvent.
Mais c'est ici le symbole qui importe, le retour de ce jeune fantôme comme un signe des temps, de nos temps d'inquiétude et d'espérance, suspendus entre une possible catastrophe et un improbable sursaut. « Comme dans Hamlet, prince d'un État pourri, tout commence par l'apparition du spectre », commentait Derrida. The time is out of joint, dit Hamlet. « Le temps est hors de ses gonds », traduit le poète Yves Bonnefoy. Et ce temps-là, c'est encore le nôtre, temps de mondialisation et de déréglementation, de chômage et de guerre, d'arrogance des puissants et d'isolement des faibles, temps de futur opaque et de passé obscur, temps détraqué et désarticulé, dérangé et déréglé, en somme un temps devenu fou. « Le monde est à l'envers », propose une autre traduction du théâtre de Shakespeare, tandis que celle d'André Gide ajoute cette autre résonance : « Cette époque est déshonorée ». Lui rendre l'honneur, c'est d'abord la regarder en face, sans ciller, la prendre et l'affronter à la manière de la vie : comme elle vient, ainsi que se le répétait Rosa. Et cela vaut toujours : notre époque n'est ni la première ni la dernière des mises à l'épreuve de l'espérance. Alors, plutôt que de désespérer ou de renoncer, voire de renier, essayons de comprendre et de lutter, de réfléchir et de résister.
C'est ce que fit Rosa quand elle-même vécut ce temps hors de ses gonds : « Le monde entier est soudain devenu un asile de fous »,écrit-elle presque incrédule, le 2 août 1914, à son jeune amoureux Costia Zetkin, le fils cadet de son amie Clara. La voici donc traversant cette nuit noire d'août 1914 où son monde s'effondrait, ce socialisme européen, dont l'Allemagne était alors le cœur, qui jusqu'à la dernière minute dénonçait la guerre et appelait à la fraternité, avant de se convertir sans transition ni explication, du jour au lendemain, comme l'on changerait de trottoir, au chauvinisme à outrance. Ironie mordante de Rosa Luxemburg à propos de Karl Kautsky, l'époux de sa tendre amie Luise, hier son allié politique et devenu son principal adversaire : « Une fois corrigé par Kautsky, l'appel historique du Manifeste communiste proclame désormais : "Prolétaires de tous les pays, unissez-vous en temps de paix et tranchez-vous la gorge en temps de guerre". Donc, aujourd'hui : "A chacun son Russe, à chacun son Français", et demain, une fois la paix conclue : "Étreignez-vous, millions d'hommes, ô baisers de l'univers !" »
Cette lucidité prémonitoire était insupportable aux ralliés et aux convertis, tant elle n'était qu'évidente fidélité à leur propre passé qu'ils s'étaient empressés d'insulter. Il fallait donc la conjurer, comme l'on chasserait un mauvais souvenir. Et c'est ainsi, par ce crime, qu'a commencé la longue catastrophe dont l'ombre portée obscurcit encore, de nos jours, l'horizon de la gauche européenne. Car l'assassinat de Karl Liebknecht – le seul des parlementaires du Reichstag à avoir voté, le 2décembre 1914, contre la deuxième demande de crédits de guerre – et de Rosa Luxemburg ne marque pas seulement la trahison de la révolution allemande de novembre 1918 par des dirigeants sociaux-démocrates ayan pour noms Ebert, Noske et Scheidemann. Il inaugure la série des crimes à venir jusqu'au crime contre l'humanité, et de l'impuissance à les conjurer, une impuissance où pèsera comme un cercueil de plomb l'échec de la révolution socialiste allemande, surdéterminant le poids du communisme russe, et qu'aggravera, évidemment, le grand schisme des gauches, cette division fratricide dont fascisme et nazisme tirèrent profit.
Sans doute est-ce Sebastian Haffner, auquel on doit l'inoubliable Histoire d'un Allemand, qui a trouvé les mots les plus justes sur ce tournant tragique. Si, pour les contemporains, ce double meurtre ne fut qu'un épisode cruel parmi bien d'autres, « aujourd'hui, écrit-il, on prend conscience, avec une sorte d'horreur, que c'est justement cet acte qui fut l'événement historique de cette période » : « Il a pris l'aura mystérieuse d'un instant aux conséquences incalculables, un peu comme le supplice du Golgotha, passé lui aussi, sur le moment, inaperçu. [...] L'assassinat du 15 janvier 1919 fut un prélude, le prélude des milliers de meurtres commis pendant les mois de Noske, des millions de meurtres commis pendant les années d'Hitler. Le signal de tous les autres. » Parmi ces millions de martyrs, la confidente la plus proche de Rosa, Luise Kautsky, née Ronsperger, juive elle aussi, disparue dans un camp de concentration nazi à l'âge de 80 ans, en 1944.
Ô sombres temps... Men in Dark Times,c'est ainsi que la philosophe américaine Hannah Arendt avait intitulé son recueil d'essais biographiques, publié en français sous le titre Vies politiques. Nul hasard si Rosa Luxemburg y tient le rôle principal, première figure à prendre place dans le panthéon personnel de celle qui s'acharna à penser l'enchaînement qui mena au totalitarisme. Rosa l'exemplaire bien sûr, dont le rayonnement avait marqué l'enfance allemande d'Arendt – « Sa "virilité" est sans exemple dans l'histoire du socialisme allemand », écrit-elle. Mais aussi, sinon surtout, Rosa l'intellectuelle, ambitionnant toujours d'embrasser la totalité de la réalité, sans céder au poids des préjugés, au morcellement des savoirs et à l'aveuglement des dogmatismes – « Sa non-orthodoxie était innocente, non polémique », écrit-elle encore.
C'est la réflexion prophétique de Rosa sur l'impérialisme, dans son maître-ouvrage, L'Accumulation du capital, paru en 1913, qui inspira chez Arendt la deuxième partie des Origines du totalitarisme, partie essentielle car charnière d'un raisonnement en trois mouvements, l'impérialisme faisant lien et bascule entre l'antisémitisme et le totalitarisme. « L'impérialisme, écrivait Rosa, ramène la catastrophe, comme mode d'existence, de la périphérie de son champ d'action à son point de départ ». C'est également son inébranlable fermeté sur l'exigence de démocratie, exprimée avec énergie dans ses critiques solidaires de la jeune révolution russe, que l'on retrouve dans la philosophie politiqued'Arendt, arc-boutée sur le refus d'une confiscation du pouvoir populaire par des élites, des experts ou des avant-gardes autoproclamés. « Elle ne croyait pas en une victoire où le peuple au sens large n'avait ni part ni voix, écrit Hannah Arendt dans son hommage ; si peu, en vérité, croyait-elle en une prise de pouvoir à tout prix, qu'elle avait beaucoup plus peur d'une révolution déformée que d'une révolution ratée ». Constat auquel fait écho ce saisissant résumé, par Rosa Luxemburg, du défi qui traverse ces imprévisibles sauts de l'ange qu'on nomme révolutions : « L'énergie révolutionnaire la plus impitoyable et l'humanité la plus généreuse, voilà qui inspire le vrai socialisme. Un monde doit être renversé, mais toute larme versée alors qu'elle aurait pu être essuyée est une accusation. »
Ainsi donc les spectres sont de retour, et c'est de bon augure. Car on n'en ajamais fini avec Spartacus. Et Rosa est là, éveilleuse et consolatrice, vivante et vaillante, qui indique aux égarés les sentiers de l'espérance, ces trois chemins saccagés ou effacés qu'il nous faudra encore frayer pour empêcher les catastrophes d'un monde qui court aveuglément à sa perte : solidarité internationale, exigence sociale, revendication démocratique. « Rosa Luxemburg vivante » : c'était déjà, en 1969, quand l'époque semblait étonnamment jeune, le titre d'un numéro de la revue Partisans, aux Éditions François Maspero, pour le cinquantième anniversaire de sa mort. Quarante ans après, d'une audacieuse à l'autre, c'est cette promesse qu'accomplit Anouk Grinberg, nous insufflant l'extraordinaire énergie de cette courageuse.
Dans ce monde bancal, Rosa Luxemburg, cette femme qui marchait en boitant, était une des rares personnes à se tenir étonnamment droit.
Par Edwy Plenel
http://blogs.mediapart.fr/blog/edwy-plenel/290909/rosa-luxemburg-vivante
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