il y a cinquante ans, un crime d’État à Paris
À l’occasion de la commémoration du cinquantième anniversaire des massacres d’octobre 61, l’Actualité de l’histoire a tenu à revenir sur ce qui fut l’aboutissement d’un long processus de rafles et d’exactions organisées par le préfet de Police Maurice Papon avec l’aval des autorités politiques, mais aussi à donner, longuement, la parole à des survivants de cet événement.
Contexte général
1961, c’est l’année noire pour les « FMA », les « Français Musulmans d’Algérie » résidant en France. Sous la férule du Préfet de police de Paris Maurice Papon, avec l’aval de sa hiérarchie, se multiplient les violences policières, puis les exactions. L’équation est simple : tout Algérien est potentiellement un terroriste. Les terroristes doivent être éliminés. D’avril à octobre 61 les « ratonnades » s’intensifient jusqu’à ce mardi d’octobre....
17 octobre 1961. En début de soirée, environ 30 000 Algériennes et Algériens, répondant à l’appel du Front de Libération National (FLN), manifestent pacifiquement en banlieue et dans la capitale pour protester contre le couvre-feu raciste imposé par Maurice Papon. Depuis le 5 octobre, les autorités françaises interdisent en effet aux seuls « Français musulmans d’Algérie » de « circuler la nuit dans les rues » entre 20h30 et 5h30, d’utiliser des voitures et de paraître en « petits groupes ». À cela s’ajoute la fermeture obligatoire, à partir de 19h30, des « débits de boissons tenus et fréquentés par des FMA. » Au nom de l’urgence liée aux activités du FLN en métropole, notamment, la raison d’État l’emportait sur des principes réputés essentiels et rappelés de façon solennelle par l’article 2 de la Constitution du 4 octobre 1958 ainsi rédigée : « La France […] assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. »
Du droit de circuler librement pour les « indigènes »
Ces atteintes à la libre circulation ne sont pas nouvelles ; elles furent appliquées sous différentes formes pendant des décennies par trois Républiques successives. En ces matières, il se confirme que l’exception et les discriminations demeurèrent longtemps les règles puisque toutes deux furent au fondement de nombreuses dispositions qui ne visaient que les « Arabes » des départements français d’Algérie cependant que la liberté d’aller et de venir, fort rarement accordée, fut l’exception. La singularité de cette situation nous éclaire sur la nature de cette dernière liberté, qui, relativement aux « indigènes », ne fut jamais conçue comme une véritable prérogative, moins encore comme un droit fondamental, mais comme une simple tolérance toujours susceptible d’être restreinte pour des motifs variés. Ainsi fut fait, de nouveau, après le déclenchement de la guerre, le 1er novembre 1954, qu’on appelait pudiquement des « événements ». Pour venir en métropole, les « FMA » doivent désormais fournir une « autorisation de voyage », délivrée par les autorités coloniales, et une carte d’identité. Quatre ans plus tard, des « mesures de transfèrement » fondées sur « l’ordonnance n° 58-916 du 7 octobre 1958 relative à l’assignation à résidence […] permettent au ministre de l’Intérieur de prendre à l’encontre des FMA des arrêtés les astreignant à résider en Algérie. » Entre le 11 septembre 1961 et le 7 mars 1962, c’est sur ce fondement que 5 887 personnes furent renvoyées dans leur « douar d’origine », selon la formule consacrée, et contraintes d’y rester. Ainsi se précisent les origines des mesures encore plus restrictives décidées par Maurice Papon le 5 octobre 1961, avec le soutien de son autorité de tutelle, le ministre de l’Intérieur Roger Frey, et du gouvernement que dirige alors Michel Debré.
Chasse à l’homme
Dans la nuit du 17 octobre, les forces de police, agissant sous les ordres du préfet Papon, se livrent à une véritable chasse à l’homme : plus de 14 000 manifestants sont arrêtés – presque un sur deux -, frappés souvent et détenus parfois pendant plusieurs jours. En français, n’en déplaise à ceux qui ont longtemps usé ou usent encore d’un langage délicatement euphémisé dès qu’il s’agit d’atténuer les exactions commises par l’État français à cette période, de telles actions portent un nom précis : rafles. Par leur ampleur et les moyens matériels et humains mobilisés pour les mener à bien, ces rafles, soigneusement préparées et qui s’étendent sur plusieurs jours, sont sans précédent depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Décidées à tout faire pour interdire une démonstration de force des Algériens à Paris et en banlieue, les autorités politiques et policières déploient un imposant dispositif répressif, réquisitionnent plusieurs lieux dont elles savent avoir besoin pour parvenir à leurs fins, sans oublier les bus de la RATP dans lesquels les manifestants sont entassés et battus avant d’être rassemblés dans différents centres de détention de la capitale et de la région parisienne. Cela rappelle quelques souvenirs…
« Pour un coup reçu, nous en porterons dix »
Sans précédent aussi, le nombre de personnes assassinées à Paris au cours de ces journées d’octobre puisque les forces de l’ordre commettent un véritable massacre ; au vrai le plus important de l’après-guerre perpétré à l’encontre de civils puisque le nombre de victimes s’élève à plusieurs centaines, selon Jean-Luc Einaudi à qui l’on doit d’avoir exhumé des archives les faits dans un livre qui fait date, La Bataille de Paris, 17 octobre 61 (Seuil). Aucune, par contre, du côté des forces de l’ordre qui n’essuient pas un seul coup de feu contrairement aux rumeurs forgées et colportées par la police pour justifier les exécutions sommaires au moment où elles se déroulent. Des Algériens sont tués par balles, d’autres froidement assassinés dans la cour de la préfecture de police de Paris, certains jetés vivants dans la Seine ou encore frappés à mort après leur arrestation et leur transfert au palais des Sports, au parc des Expositions et au stade Coubertin devenus, pour l’occasion, autant de lieux de détention. Là, dans des conditions effroyables, des milliers de « FMA » sont parqués, battus, longtemps laissés sans nourriture et sans soin au milieu de leurs excréments. Quoi qu’ils fassent, les policiers se savent couverts par le préfet qui, peu de temps auparavant, leur avait tenu ce langage : « Pour un coup reçu, nous en porterons dix. »
Des méthodes éprouvées pendant la guerre d’Algérie
De telles méthodes ne sont pas inédites. Elles relèvent d’une terreur d’État appliquée depuis longtemps en Algérie, réactivée à la suite du déclenchement de la guerre le 1er novembre 1954 puis importée en métropole où la torture, les arrestations arbitraires, les disparitions forcées et les exécutions sommaires sont monnaie courante. En ces matières, les deux ouvrages de Paulette Péju, Les Harkis à Paris et Ratonnades à Paris (La Découverte) apportent des témoignages circonstanciés et des preuves nombreuses et concordantes. Tous révèlent ceci : ce qui a été perpétré dans la capitale ressortit à un plan concerté, organisé et mis en œuvre par les plus hautes autorités politiques et policières de la VèmeRépublique. On découvre ainsi que des hôtels, des cafés et des restaurants de Paris furent transformés en centres, plus ou moins clandestins, de séquestration et de torture, comme ce Q.G. des harkis, rue de la Goutte-d’Or.
Des balles contre des slogans
De plus, dans une note du 5 septembre 1961, adressée au Directeur du service de coordination des affaires algériennes et au Directeur général de la police municipale de Paris, Maurice Papon donne les instructions suivantes : « Les membres des groupes de choc [du FLN] surpris en flagrant crime devront être abattus sur place par les forces de l’ordre. » En ces circonstances, donc, pas de prisonniers. Il s’agit là d’une violation manifeste et grave des règles élémentaires applicables aux ennemis engagés dans un conflit conventionnel. Pour de nombreux responsables politiques et fonctionnaires de police, l’Algérien, c’est donc « le raton », « le bicot », « le fel », celui qui peut être arrêté, torturé et exécuté sommairement sans que cela soit perçu comme un crime, même lorsqu’il manifeste pacifiquement.
Le 17 octobre, non pas une bavure, mais un massacre planifié
Contrairement à des représentations tenaces et convenues, la guerre d’Algérie n’est pas menée seulement sur le territoire de cette colonie. Elle se déroule aussi en métropole où les autorités policières, avec l’aval du pouvoir politique, ont recours à des pratiques couramment mises en œuvre outre-Méditerranée. Cette continuité des pratiques est parfois servie par la continuité des hommes en poste, ceci permettant de mieux comprendre cela. Avant d’être nommé préfet de police dans la capitale, Maurice Papon avait été, à partir de mai 1956, inspecteur général de l’administration en mission extraordinaire à Constantine. Sa mission : appliquer la politique des « pouvoirs spéciaux. » Lorsqu’il revient en France deux ans plus tard, pour exercer les responsabilités que l’on sait et combattre le FLN dans la région parisienne, il s’appuie sur des militaires qui, rompus à la guerre contre-révolutionnaire, ont été ses collaborateurs en Algérie. Ce contexte et ces quelques éléments permettent de comprendre que les massacres d’octobre 1961 ne sont pas une « bavure » imputable à une minorité de policiers dont les débordements seraient uniquement liés aux circonstances et aux passions de l’époque. À raisonner de la sorte, on occulte ceci : le régime imposé aux « Français musulmans d’Algérie » présents en métropole n’est pas celui la République mais celui d’un état de guerre et de police qui n’est plus assujetti à aucune autre règle que celle de la terreur mise en œuvre pour réduire ceux qui sont identifiés comme des « rebelles » et des « terroristes. »
Pour une reconnaissance du 17 comme crime contre l’humanité
Grâce aux nombreux travaux réalisés depuis plusieurs années par des chercheurs et des historiens français et étrangers, ces massacres sont aujourd’hui connus. Ils doivent être maintenus reconnus par les plus hautes autorités de ce pays, et par les femmes et les hommes qui affirment incarner une possible alternance à la politique de l’étouffoir. Responsable et coupable, l’État doit en effet réparation à celles et ceux qui ont été assassinés, et à leurs descendants.
Cela passe, entre autres, par la reconnaissance qu’un crime contre l’humanité a bien été perpétré en ces journées d’octobre 1961, puisque le Nouveau Code pénalprévoit, au chapitre II, art. 212-1, que sont considérés comme des crimes contre l’humanité « la déportation, la réduction en esclavage ou la pratique massive et systématique d’exécutions sommaires, d’enlèvement de personnes suivies de leur disparition, torture ou actes inhumains, inspirées par des motifs politiques, philosophiques, raciaux ou religieux et organisées en exécution d’un plan concerté à l’encontre d’une population civile. » En raison de leur gravité, ces crimes sont donc imprescriptibles.
Olivier Le Cour Grandmaison
L'auteur a publié notamment : Le 17 octobre 1961, un crime d'Etat à Paris (La Dispute, 2001. Ouvrage collectif sous sa direction ; Coloniser Exterminer (Fayard, 2005) ; La République impériale (Fayard, 2009) ; De l'indigénat (La Découverte/Zones, 2010).
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*Témoignages de survivants
Nombreux, à présent, les commentaires sur les massacres d’octobre 61, plus rares les témoignages dont beaucoup ont été collectés par Jean-Luc Einaudi dans l’ouvrage déjà cité. En voici trois, inédits, recueillis par Jamel Rebbani. Photographies de François-Xavier Seren.
Nom de code : « Pigalle »[1]
« Je posais des voies de chemin de fer à la SNCF. J’avais 31 ans le 17 octobre 61. En dehors du travail, je collectais des fonds dans l’Est parisien pour le compte du FLN, qui transitaient ensuite vers l’Algérie par la Suisse, pour soutenir ceux qui rejoignaient le maquis. J’avais un petit rôle. Je ne faisais pas ça à temps plein. On s’appelait toujours par nos noms de code dans le réseau, jamais de véritable identité. Mon frère faisait de la boxe dans le IXe. On le surnommait « Pigalle » et moi, son frère, le « p’tit Pigalle ». Quand il est mort, on m’a donné son surnom.
Une manifestation pacifique
Avant le 17 octobre, on avait fait plusieurs manifestations à l’Opéra pour réclamer l’indépendance de l’Algérie. Puis le FLN a décidé d’organiser une manifestation pacifique contre le couvre-feu de Papon. On a reçu des ordres très précis et très stricts de nos supérieurs. On les a donnés aux participants. Les hommes étaient obligés de venir, mais interdiction de porter des armes sous peine de mort. Les femmes sont venues aussi, et même les enfants de 10, 11, 12 ans.
Le 17, je suis parti tranquillement travailler comme d’habitude. On avait rendez-vous à la gare de Villemomble. Ceux comme moi qui avaient des responsabilités ont fouillé tout le monde pour vérifier que les ordres étaient respectés. Le train était plein d’Algériens, peut-être dans les 300. Pas un seul ne portait même un tout petit canif.
On est arrivés à gare de l’Est. Après c’était impossible de compter tous les manifestants. La gare était remplie d’Algériens. On était tendus mais calmes. On a commencé à descendre le boulevard Magenta en criant : « Vive l’Algérie ! Vive l’indépendance ! » Au milieu du boulevard, j’ai senti que les CRS étaient prêts à charger mais nous on ne voulait pas reculer. Certains avaient peur parmi nous. Moi ça allait parce que j’étais engagé pour l’indépendance de l’Algérie et je savais à quoi je m’attendais. Je savais que ça pouvait tourner au massacre mais je l’acceptais pour qu’on reconnaisse nos droits.
Une charge sans pitié
Les CRS ont chargé et ils ont commencé à nous tabasser en hurlant. Ils donnaient des coups de crosse très violents dans le visage et les côtes. On se faisait arroser de coups comme la fois où les policiers nous avaient arrosés d’eau en plein hiver, quand j’avais été fait prisonnier dans le camp de triage de Vincennes, celui qu’avaient construit les Allemands pour les Juifs. Alors nous on était bien obligés de se défendre, mais qu’est-ce qu’on peut faire avec des mains nues contre des matraques et des fusils ? On donne deux ou trois coups pour se défendre et après on mets les mains sur la tête et on attend que ça passe. Tout a été très vite et en même temps c’était long. Moi j’ai eu la chance de pouvoir échapper aux policiers qui me coursaient, parce qu’ils s’arrêtaient sur ceux qui allaient le moins vite.
J’ai vu deux hommes tomber à côté de moi. Ils avaient pris des coups de pistolet. Il y en avait pleins partout avec du sang sur le pavé. Quelques Français étaient présents dans la manifestation. Pas beaucoup mais quelques-uns. Dans ces cas-là c’est chacun pour soi et Dieu pour tous. On a essayé de se sauver comme on pouvait. On était quelques-uns, on a couru le plus vite possible vers gare de l’Est en évitant des petits groupes de flics. J’ai repris le train. Quand je suis rentré chez moi, je me suis couché encore tout habillé. »
Ali. Cimetière des chiens
Ils ne savaient pas nager
« C’est grâce au curé de Saint-Jean, à Gennevilliers, que j’ai échappé à de nombreuses rafles. Il m’a caché pendant trois ans dans les sous-sols du presbytère en dehors de ses heures de travail.
Je n’étais pas revenu sous le pont de Clichy, au cimetière des chiens, depuis le 18 octobre 61. Il n’y avait pas de voie express comme aujourd’hui. C’était un immense terrain vague où les hommes jouaient aux boules. J’étais venu pour draguer les berges de Seine avec un ami à la recherche de compagnons jetés à la Seine. À l’époque, les flics jetaient les Algériens à la Seine car en général, ils ne savaient pas nager. La plage leur était interdite en Algérie. J’ai téléphoné à des copains pour nous aider à transporter quatre pauvres gars qu’on a trouvés. On a fait gaffe mais, ce jour-là, on était assez tranquilles, peut-être parce que les flics ne pensaient pas qu’on bougerait après les événements de la veille.
Les flics n’avaient pas pris le temps de « finir le boulot »
On était très bien habillés, en costume cravate et souliers vernis, pour éviter les contrôles de police et les rafles. Les quatre Algériens récupérés étaient tous assommés à cause de la chute du pont et des coups : ils avaient pleins de bleus sur le visage, les avant-bras. En fait, ils avaient été raflés tous en même temps la veille à la sortie du travail, bien avant de rejoindre la manifestation organisée par le FLN, ce qui prouve que la police de Papon s’était bien organisée et avait prémédité la « chasse au bicot », ou la « casse au melon. » C’est comme ça qu’ils disaient… Je ne comprends pas qu’ils ne se soient pas noyés ni comment ils ont atterris au même endroit. C’était juste à côté de l’écluse. Je reconnais l’endroit. Je l’ai mémorisé grâce au canal qu’on voit de l’autre côté.
On les a traînés sur le bord. Après, on a vérifié qu’ils étaient vivants. Par chance, ils respiraient tous les quatre. L’un d’eux nous a expliqué que les flics étaient très pressés et qu’ils n’avaient pas pris le temps de finir le boulot. On a remonté un bout du boulevard Voltaire. On a caché deux gars dans le sous-sol du restaurant qui s’appelle encore aujourd’hui L’Espoir, sauf que dans le temps c’était un café tenu par un Marocain.
Place de l’Étoile
J’ai participé à la manif du 17 à la Place de l’Étoile, que j’ai rejointe après un parcours compliqué pour éviter la gare Saint Lazare remplie de policiers. On devait être au moins 2 ou 3000. Les CRS chargeaient par vague et remplissaient les camions de la RATP garés dans l’Avenue de Friedland pour les débarquer au stade Coubertin. Les Algériens qui se faisaient avoir passaient d’abord au milieu d’un couloir de flics qui portaient des barres de fer à la place de leur « bidule », le long bâton avec lequel ils nous frappaient habituellement. Les gars se faisaient cogner avant de monter dans les cars. Ils n’étaient pas réquisitionnés, mais prêtés par la RATP. Elle mériterait un procès. C’était vraiment le chat et la souris sur la place. Quand les flics se déplaçaient, on faisait pareil et on se cachait où on pouvait. J’ai réussi à me sauver et à rentrer chez moi sans problème, grâce à ma carte militaire que j’avais toujours sur moi et qui m’avait sauvé lors d’un contrôle la veille, le 16, puisqu’il y avait eu une manif, mais pour l’indépendance celle-là.
La France, c’est notre pays
Malgré tout ça, je suis resté en France. On a beau faire, la France, c’est notre pays aussi. Les Algériens, en général, ils aiment beaucoup les Français, alors que l’inverse n’est pas vrai. Ma femme est née en France en 51. Elle a 55 ans aujourd’hui. Pour avoir la nationalité, c’est très compliqué et ça n’est pas automatique, même après 50 ans passés dans notre pays en France. En 61, nous étions des sous hommes. Aujourd’hui nous sommes des sous citoyens. »
Areski. Les camps de prisonniers à la française
Un coup de chance
« Le 17 octobre, la police française a fait une descente au 10 rue Xavier Privat dans le quartier latin, où je logeais depuis plusieurs années avec une quarantaine d’Algériens. C’était un hôtel minable. Le soir de la rafle, je revenais de Corse. Je travaillais comme cuisinier au club Méditerranée. Avec mes camarades de chambre, on a compris que le quartier était bouclé quand il y a eu des bruits de porte répétés dans l’hôtel. Ça arrivait souvent. Un policier français est entré. Il a vu des documents du Club Méd étalés sur la table. Il m’a dit : « tu fais partie du club ? » « Oui, je suis cuisinier. ». « Nom d’un chien. Moi aussi je fais partie du club. Qu’est-ce que je peux faire pour toi maintenant ? » Il s’est assis sur mon lit, m’a regardé et m’a dit : « Écoute-moi bien. Mon chef va passer derrière. Si t’as un papier qui gêne, tu le déchires et tu le jettes. Ne laisse rien de nuisible pour toi. Si t’as de l’argent, tu le caches parce que lorsqu’on va vous amener au poste, on va vous mettre en slip et on va tout vous voler. Tu gardes que ta carte d’identité dans ton portefeuille et tu le mets bien en l’air quand on te demande. Et puis surtout tu t’habilles très chaud, ça peut durer longtemps. »
Des cages du Panthéon au camp de Mourmelon
Dix minutes plus tard le chef est passé. La police nous a embarqués au poste de police du Panthéon dans les paniers à salades. On était quarante cinq. Ils nous ont mis dans une cage de trois mètres sur quatre. Comme on était trop, on a été obligés de se tenir debout sur un pied pour faire de la place. Puis on a attendu là pendant quarante huit heures, sans manger et sans boire. Ils nous ont emmenés dans une salle des fêtes rue Japy, à Jaurès et ensuite à Vincennes, au centre de tri où il devait y avoir dans les quatre ou cinq cents personnes. On est restés pendant quinze jours. Certains ont été relâchés et les autres ont été mis au dépôt de la Villette, une sorte de hangar en tôle. On dormait par terre sur des cartons ou sur le ciment. Pour se tenir chaud avec les copains, on avait pris l’habitude de dormir dos à dos. À part ça, on n’était pas vraiment mal traités. Nous, on n’a pas reçu de coups en tous cas, mais des fois les CRS qui nous gardaient nous envoyaient un coup de jet d’eau, comme ça, gratuitement. Sinon, on n’avait rien à faire, rien pour se distraire, sauf qu’on pouvait parfois discuter avec les CRS qui étaient plus gentils, ou des inspecteurs de la DST qui venaient aussi nous garder. Il y avait un que je connaissais, et qui buvait le coup avec les clochards rue de Lappe. Je lui ai dit : « j’ai six enfants à nourrir en Algérie. Vous faites crever les gens de faim là-bas, et vous faites enrager ceux qui sont ici. » J’ai attendu là jusque vers Noël. Manque de chance, ça ne s’est pas arrêté là. J’ai reçu un numéro de prisonnier, j’ai été transféré à Mourmelon pendant dix mois, avec mille autres Algériens et ensuite dans une vieille caserne de cavalerie dans le Larzac. Ces camps étaient très bien gardés, avec des miradors, sur le modèle des camps de concentration. Là, on était environ trois ou quatre mille. À Mourmelon et dans le Larzac, on s’organisait comme si on était des prisonniers, mais on n’avait pas d’uniforme de détenu et nous étions bien traités. Même les CRS qui nous gardaient n’entraient pas dans les chambrées sans autorisation. Ils avaient peur parce qu’on était nombreux. Du coup, on était comme des rois, si on peut dire.
En fait, dans ces camps, la police française essayait de nous faire signer des documents comme quoi on appartenait corps et âme au FLN. Moi j’ai jamais signé. J’avais trop peur de prendre une balle perdue. D’autres prisonniers étaient renvoyés en Algérie. Puis j’ai été relâché le 12 décembre 59, sans avoir pu soutenir financièrement ma famille en Algérie pendant tout ce temps-là.
Faits comme des rats
Comme beaucoup d’Algériens j’ai participé à la manifestation pacifique organisée le 17 octobre. Le FLN voulait dénoncer le couvre-feu de Papon, mais je pense aussi qu’ils voulaient prouver que le peuple était derrière le FLN et réclamait l’indépendance parce qu’il devait y avoir quelques temps après une rencontre à l’ONU. Le FLN comptait faire connaître au monde entier les souffrances du peuple algérien. Ce qui était le cas de la grande majorité d’entre nous. J’ai rejoint un groupe vers Opéra. On devait passer par les Grands boulevards jusqu’à Madeleine, puis Concorde, et les Champs-Élysées jusqu’à la place de l’Étoile, notre lieu de ralliement. Le groupe a commencé à grossir d’un coup, vers les 21 heures. J’étais en tête de cortège. On était des milliers à crier : « Vive l’Algérie ! Vive l’indépendance ! » En plus du bruit des slogans, il faisait noir à cette heure-là en plein mois d’octobre. On n’a pas entendu les premiers claquements des fusils. On savait que la police était là, mais on ne pensait pas qu’ils auraient tiré puisqu’on n’avait pas d’arme et que c’était une marche pacifique. Autour de moi, pas très loin du cinéma Rex, une femme est tombée, un enfant, puis une autre femme et des hommes aussi. Tout le monde a compris d’un coup. Les flics tiraient à vue sur nous. Pourtant, personne parmi nous n’avait d’arme. Nous nous sommes tous dispersés dans un désordre complet pendant que les CRS continuaient à nous canarder. J’ai vu une dizaine de corps à terre. Pendant que je courais, j’ai senti une brûlure au mollet gauche. J’entendais des cris derrière moi : « pas de quartier ! Tirez ! Tirez ! » Je n’ai pas pris la peine de vérifier ce que j’avais à la jambe. Il y avait des gens affolés partout. D’autres qui donnaient des conseils et criaient : « ne prenez pas le métro ! » Évidemment, si on passait par là, on était faits comme des rats. J’ai continué à courir, courir, courir. Tout d’un coup, j’ai pris un violent coup sur le crâne.
200 morts, ou plus ?
Ç’a été le noir complet. Je me suis réveillé dans un hôpital. J’étais bandé au mollet et j’avais un énorme pansement à la tête. Je n’ai même pas eu le temps de demander à l’infirmière où j’étais. Elle m’a dit dès que j’ai ouvert les yeux : « Monsieur ! Sauvez-vous ! Les policiers sont capables de venir vous finir ici ! » Je suis parti et j’ai rejoint ma chambre d’hôtel par les petites rues. Il faisait encore nuit noire. Quand je suis arrivé chez moi, j’ai vu que j’avais pris une balle dans le mollet, et j’ai compris pourquoi j’avais si mal à la tête. J’avais seize points de suture en travers du crâne. Et je ne sais même pas aujourd’hui qui m’a sauvé la vie.
Dans les jours qui ont suivi, j’ai essayé de me renseigner pour voir si des gens avaient disparu. Rien que dans les Algériens que je connaissais, cinq manquaient à l’appel. Alors quand on dit aujourd’hui que le massacre a fait deux cents morts, ça me fait rigoler. Évidemment que c’est beaucoup plus.
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*L’histoire à l’épreuve de la fiction
Cinquante années après le 17 octobre 61, des livres de témoignages, des essais, mais aussi quelques œuvres cinématographiques ou littéraires se sont emparées des massacres policiers de la « nuit noire », titre du téléfilm d’Alain Tasma, pour leur donner un écho renouvelé par le biais de la fiction. Le roman qui y consacre, sur fond d’enquête policière, les premières pages, est de Didier Daeninckx :Meurtres pour mémoires, paru chez Gallimard en 1984.
Parmi eux, celui d’Éric Michel, Algérie ! Algérie !, publié en octobre 2007 aux Presses de la Renaissance, mérite d’être mentionné en ce qu’il est une grande fresque historique remarquablement documentée sur la guerre d’Algérie, depuis son commencement le 1er novembre 54, jusqu’aux massacres d’octobre 61 à Paris, vers lesquels toutes les intrigues convergent. Massacres qui constituent, selon l’expression de l’auteur, « le pic des relations dégradées entre Français et Algériens durant la guerre ».
« Parce que le travail de l’historien est globalement mené à bien, rappelle Éric Michel, la littérature doit aujourd’hui prendre le relais sur le sujet brûlant de la guerre d’Algérie. Elle ne peut pas être dégagée de tout débat contextuel, garantie de l’intrusion historique, mais doit être un levier pour contribuer à l’évolution des mentalités. En un mot, la littérature doit avoir le souci du monde. »
Un roman qui ne tait aucun aspect de la guerre
Animé par cette conviction, l’auteur d’Algérie !Algérie ! traite de la guerre d’Algérie et de ses conséquences en France : porteurs de valises, guerre intestine entre le FLN et le MNA, usage de la torture encouragée par le pouvoir au prétexte de la raison d’État, démission du pouvoir politique et transfert des prérogatives de police à l’armée, question harkie, conditions de vie des immigrés, notamment dans le bidonville de Nanterre, OAS... Une place capitale est enfin consacrée aux massacres du 17 octobre 1961, ainsi qu’au rôle déterminant de Maurice Papon dans le dernier pogrom en date sur le sol français.
Le parti-pris est algérien, « voix trop souvent absente, avance le romancier, au mieux mise en sourdine dans les romans français consacrés aux colonies. » Choix pertinent pour raconter cette guerre longtemps « sans nom » car la violence à une source identifiée, elle est française. Le livre revient en effet sur la responsabilité de la France dans l’engrenage de la guerre à tous les niveaux, cherchant à contribuer à un apaisement des passions, et non, comme les détracteurs du travail de mémoire veulent le faire croire, à la haine de soi.
« Roman vérité »
Son intérêt tient encore en ce qu’il rappelle avec un soin scrupuleux du détail des faits avérés – l’auteur a consacré plusieurs années de recherches à son sujet.Algérie ! Algérie ! est ce qu’on pourrait appeler un « roman vérité ». Loin de l’histoire officielle, nous sommes entraînés sur 500 pages des maquis de Kabylie aux rues d’Alger, jusqu’à Lyon puis Paris. Mais, si les dates et les événements lui servent de point d’appui, il a su leur donner le relief qu’un tel sujet méritait. Algérie ! Algérie !dissèque ainsi l’entreprise de la colonisation dans ses aspects les plus noirs et ses pages sur la torture, notamment, sont bouleversantes. Pour autant, si l’auteur a pris le point de vue algérien pour narrer l’histoire de son héroïne, Nedjma, une femme de tête qui fuit l’Algérie en flammes et s’engage avec les porteurs de valises, il n’en tait pas moins les exactions qui, des deux côtés, plongèrent la France et l’Algérie dans un gouffre d’horreur. De la même façon, les personnages les plus détestables sont, d’une certaine manière, traités avec égards.
Un roman incontournable sur la guerre d’Algérie
En cela, le livre touche à l’universel et, grâce à un montage parallèle habile, il se rapproche de ces fresques américaines qui s’attachent à faire pénétrer le lecteur dans les arcanes du pouvoir et de ses mystifications. C’est que « la littérature, quand elle ambitionne d’embrasser l’Histoire, démonte forcément les mythologies nationales élaborées pour fédérer les peuples autour de contes de fées, dit encore l’auteur. Car l’histoire et sa relecture sont question d’enjeu politique, et c’est le rôle du romancier que de se démarquer des assertions toutes faites pour contribuer au travail de mémoire, afin de se saisir honnêtement de l’ensemble de l’héritage qui donne à la France son visage d’aujourd’hui : les Lumières, et les ténèbres. »
Au total, Algérie ! Algérie ! est un roman frontal, brut, qu’on garde en mémoire après avoir tourné la dernière page, un incontournable sur la guerre d’Algérie. Et si les massacres d’octobre 61, ses causes et leur déroulement précis, ne sont pas édulcorés, c’est que l’on n’écrit pas sur la guerre en offrant au lecteur un bouquet de fleurs...
Noël Muxonat
Algérie ! Algérie !, Éric Michel, Presses de la Renaissance, 2007. 492 p. 24 euros
éditions Talantikit pour l’Algérie
En librairie ou sur commande à la librairie Résistances, 4 villa compoint, 75 017 Paris
[1] Pour les deux autres témoins, « Ali » et « Areski » sont des prénoms d’emprunt pour garantir, à leur demande, leur anonymat.
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