lundi 24 octobre 2011

Circulaire Guéant sur l'immigration professionnelle: le ras-le-bol des agents de l’Etat


Le service de la main-d'œuvre étrangère (MOE) de Paris est en train de craquer. En sous-effectif chronique, les fonctionnaires chargés d'instruire les demandes d'autorisation de travail des salariés étrangers sont en première ligne pour mettre en œuvre la circulaire du 31 mai 2011 visant à réduire l'immigration professionnelle.

Les arrivées légales doivent baisser de 20.000 par an, ne cesse de marteler le ministre de l'Intérieur, Claude Guéant, qui a cosigné ce texte avec le ministre du Travail, Xavier Bertrand. Comment faire? Mettre les agents sous pression, appliquer des quotas sans le dire et modifier les pratiques administratives en étant toujours plus pointilleux et zélés à l'encontre des employeurs et des travailleurs.

Comme stimulé par la désapprobation des représentants des grandes écoles et des universités ainsi que des patrons du CAC 40, l'instigateur de cette politique s'est récemment félicité, lors d'un déplacement à Senlis, dans l'Oise, de la baisse de 30% des titres de travail au cours des huit premiers mois de l'année. Sur près de 190.000 arrivées en 2010, l'immigration professionnelle a concerné 31.500 personnes à l'échelon national.

Devant le «service de la main d'oeuvre étrangère» de Paris... à Aubervilliers. ©CF

En raison de leur devoir de réserve, rares sont les agents qui s'expriment. A fortiori dans un service peu valorisé comme celui de la MOE, à la désignation inchangée depuis un siècle, perpétuation incongrue de la période coloniale mais révélatrice de la vision utilitariste des étrangers développée par l'État.

Sous couvert d'anonymat, et vu la dégradation des conditions de travail, l'un d'entre eux a accepté de témoigner. «Cette circulaire a modifié beaucoup de choses. C'est une rupture dans la politique de l'immigration. On nous demande de travailler différemment en ayant une lecture plus stricte qu'avant de la législation pour avoir du résultat. Avant, on était à 80% voire plus de taux d'acceptation des dossiers. Les refus, c'était à la marge. Maintenant, on a un quota de 50%. Les ordres viennent directement du préfet et du ministère de l'Intérieur. 50% de refus, c'est terrible, car la majorité des gens qui viennent ont leur place en France. Il y a beaucoup d'étudiants qui veulent changer de statut, passer du statut d'étudiant à celui de salarié. Ces personnes ont souvent bac+5 ou bac+6, elles vivent ici depuis huit ou dix ans, certaines sont fiancées. Les grands groupes sont intéressés par leur double culture ou leur côté polyglotte et leur proposent des contrats. Et maintenant, on leur dit non, vous ne pouvez pas rester. Ils ne comprennent pas.»

«En filigrane, poursuit ce fonctionnaire, le texte dit que les étrangers doivent retourner dans leur pays d'origine. Pour passer de 80 à 50% de refus, la méthode est simple. On est plus tatillons sur l'opposabilité de la situation de l'emploi. C'est-à-dire qu'on vérifie minutieusement si l'employeur qui veut recruter un étranger a diffusé au préalable une offre d'emploi, à Pôle emploi ou ailleurs, et combien de temps celle-ci a été proposée sans trouver preneur. À regarder de près, on trouve toujours quelque chose à redire.» 

«Nous refusons d'être des outils de fermeture du marché du travail»

De la bienveillance à la suspicion systématique: l'incohérence de la politique publique apparaît au grand jour avec l'abandon de l'immigration «choisie», supposée favoriser l'immigration professionnelle, au profit d'une approche restrictive. Pour les agents, ce changement de cap voulu par Nicolas Sarkozy est d'autant plus difficile à accepter qu'ils n'en peuvent plus d'appliquer des directives contradictoires dont ils ont le sentiment qu'elles servent des intérêts politiques éloignés de leur mission de service public.

Ex-employée de ce service, Emeline Briantais, du syndicat Sud-travail, a repéré une autre pratique dévoyant selon elle l'esprit du code du travail: «Un dossier peut être refusé si l'employeur ne respecte pas la réglementation. Avant, nous nous contentions de relever les grosses infractions, par exemple l'emploi illégal. Désormais, tout est possible. L'absence d'accord d'entreprise sur les seniors peut être relevée et se retourner contre l'étranger.»«Ce qui est inacceptable avec cette circulaire, c'est que le salarié devient redevable des conditions de travail que lui impose son employeur», insiste Julien Boeldieu, à la CGT du ministère du Travail (lire le communiqué des organisations syndicales).

Pour les agents, l'injonction gouvernementale induit un surplus de travail, dans la mesure où les décisions de refus, devant être justifiées, prennent plus de temps à rédiger. En découle un procédé pernicieux: «L'administration a deux mois pour donner sa réponse, rappelle le fonctionnaire en poste. Si on laisse traîner, cela s'appelle un refus tacite. On évite, mais comme on est débordés, on est de plus en plus amenés à le faire.»

Le service ne s'en cache pas. À la porte d'entrée est placardée une affichette à l'intention des étudiants les prévenant que «cette semaine, nous traitons les dossiers que nous a envoyés la préfecture le 17/06/2011. Toute demande reçue après cette date n'a pas encore été instruite». Le délai d'examen est passé depuis le 17 août, mais pas un mot d'excuse ni d'explication ne conclut cette note d'information.

Note d'information affichée à la porte d'entrée.

«Dans certains départements, les services demandent à l'inspection du travail de contrôler spécifiquement telle ou telle entreprise, soit pour vérifier de visu le respect de la réglementation, soit pour s'assurer de la “réalité de l'emploi” proposé, ce qui est une notion absente du code du travail», indique Julien Boeldieu, qui met en garde contre une«instrumentalisation des services de l'État en faveur d'une politique xénophobe». «Nous refusons d'être des outils de fermeture du marché du travail», ajoute-t-il, évoquant une«situation explosive». «Les agents sont pris au piège de la politique gouvernementale», enchaîne Emeline Briantais. Selon elle, les instructions circulent à l'oral, à l'occasion de réunions départementales mensuelles au cours desquelles les chefs de service se font sermonner s'ils ne remplissent pas les objectifs fixés.

«La personne chargée des étudiants est désabusée. Elle ne croit plus en rien»

Les bouleversements dans leur fonctionnement, les agents parisiens les vivent d'autant plus mal qu'ils coïncident avec le déménagement, dans la précipitation, de leurs locaux du boulevard de la Villette, dans le Xe arrondissement, à Aubervilliers en Seine-Saint-Denis.

Plus précisément, c'est sur le site du Millénaire, à quelques mètres du nouveau centre commercial, dans des locaux loués par la société immobilière Icade, qu'ils ont été délocalisés fin juillet. C'est là aussi que les «usagers» doivent se rendre, même s'ils sont domiciliés dans la capitale.

Dès 8h30 le matin, une file s'étire à la porte du service au 21, rue Madeleine-Vionnet. Rien à voir avec les nuits passées par des centaines de personnes devant des préfectures comme Bobigny ou Antony pour renouveler un titre de séjour, mais une cinquantaine d'étrangers se massent à l'extérieur à 9h30, heure de l'ouverture, ce mercredi, en plein froid et courant d'air.

En l'absence de référencement sur Internet et de signalétique sur place, on se demande comment les personnes ont trouvé leur chemin. «Le bouche à oreille», lance quelqu'un. «Une fois qu'on a repéré le bâtiment avec toutes les enseignes des magasins du centre commercial, on sait que c'est là.»
Dans le hall d'accueil du service.

Les plages horaires d'accueil ne cessent de changer. Des caméras de vidéosurveillance surplombent l'entrée. Une vingtaine de sièges sont arrimés au sol à l'intérieur. Aucune confidentialité. La liste des griefs s'allonge: «Le premier problème, indique le fonctionnaire, c'est le trajet, le Millénaire c'est loin et mal desservi. L'archivage, qui est notre base de travail, est complètement désorganisé. Il y a des courriers égarés, des dossiers qu'on ne retrouve pas. L'accueil est inadapté. On n'est identifiés nulle part. Les personnes ne sont pas appelées par leur nom, mais par un numéro. Nous les recevons dans une entrée du personnel, c'est une sorte de hall qui n'est pas prévu pour l'attente. Vers 10 heures, en période de rush, il n'y a pas assez de places assises. Les gens doivent rester debout.»

Pour autant, les éclats de voix sont peu fréquents. «On a un public choisi. Ils ont une attente forte, ils sont assez malléables. Ce qu'ils veulent, c'est que leur décision soit favorable, c'est tout.»

Une forme de lassitude s'exprime: «On travaille de manière isolée. Il y a quand même une souffrance. On se sent démunis, surtout que nous devons accomplir des tâches de plus en plus subalternes à cause du sous-effectif lié au non-remplacement des départs à la retraite. On était une vingtaine il y a quelques années, nous ne sommes plus que 11 ou 12 avec des agents vieillissants. À quoi ça sert de faire une décision de refus, si personne n'est là pour la saisir et l'envoyer? La personne chargée des étudiants est désabusée. Elle ne croit plus en rien. Il faut reconnaître qu'avec les grande écoles et les patrons qui se rebiffent, ça devient compliqué. Pour se rassurer, ce qu'on se dit, c'est qu'il n'y en a plus pour très longtemps. On fait le gros dos. Dans quelques mois, il y a l'élection présidentielle.»
«On a une mission à remplir en tant qu'agents de l'État, on a des instructions, même si elles sont farfelues, on doit les appliquer, c'est comme ça», ajoute cette personne. Ceux qui se considèrent en contradiction avec leurs convictions finissent toujours par quitter le service. 

«Cette circulaire nous fait un tort considérable»

À l'entrée du bâtiment, une femme en tailleur-bijoux fait les cent pas. Pour le cabinet de «conseil en mobilité internationale» France Global Relocation, elle est venue s'enquérir de la situation d'un jeune Coréen styliste qu'une société française souhaite embaucher. Son jugement sur la circulaire Guéant est sans appel: «C'est catastrophique. Ce texte nous fait un tort considérable. Nos clients sont de grosses entreprises qui recrutent des cadres ou des étudiants étrangers pour leurs compétences et leur ouverture d'esprit. Là, on est complètement déstabilisés. Ils délivrent refus sur refus. Ils font traîner les dossiers. C'est intenable, car nous, à la différence de l'administration, nous avons une obligation de résultat.»

Le site du Millénaire, octobre 2011.

Nazim Ould Ali, étudiant en musicologie de nationalité algérienne, commence aussi à s'impatienter. Travaillant à temps partiel dans une bibliothèque, il fait des allers-retours ubuesques entre la préfecture et le Millénaire: «Mon titre de séjour arrivait à échéance le 4 octobre, mais je n'ai été convoqué à la préfecture que le 17. Pour l'intervalle, il a fallu que je vienne ici prolonger de quinze jours ma carte de travail. Le 17, à la préfecture, ils m'ont remis un récépissé en attente de la vraie carte de séjour. Il faut donc que je prolonge de nouveau ma carte de travail. Quand j'aurai mon titre de séjour définitif, il faudra évidemment que je revienne, une dernière fois j'espère. Vous suivez?» «Je songe à aller m'installer ailleurs, en Grande-Bretagne ou au Canada», ajoute-t-il.

Pour obtenir le retrait de la circulaire, un collectif du 31 mai s'est constitué autour d'étrangers éconduits. La Conférence des grandes écoles (CGE) a déposé au ministère de l'Intérieur des dossiers ayant fait l'objet de refus. Quelques ministres, tels Laurent Wauquiez, à l'Enseignement supérieur et la Recherche, et Valérie Pécresse, au Budget, ont fait entendre une voix discordante. Lors d'une très récente réunion du service de la MOE, les agents ont été informés qu'ils allaient devoir «reprendre» certains dossiers... Pas sûr que cela suffise. Des centaines d'étudiants, découragés, risquent de se détourner durablement de la France.

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