jeudi 20 octobre 2011

Education: tu enseigneras dans la douleur...


Jeudi 20 octobre, cela fait juste une semaine qu'au lycée Jean-Moulin de Béziers, une enseignante de mathématiques, Lise Bonafous, 44 ans, a mis fin à ses jours en s'immolant en pleine cour de récréation. Ici, les cours n'ont pas repris et près de 2.000 personnes ont participé à la marche blanche organisée à Béziers, mardi.


Manifestation à Béziers, mardi.© (F3)

Ailleurs dans la communauté éducative, les actions, parfois très spontanées, se sont multipliées : débrayage d'une heure, minutes de silence, port de brassards blancs... Preuve d'une grande émotion partagée, ce jeudi, beaucoup d'enseignants vont marquer leur solidarité avec leur collègue. «Elle a quand même dit avant de mourir “Je le fais pour vous”, son acte a un sens», souligne, par exemple, un prof sur un forum de discussion. Un autre s'interroge:«Combien de drames va-t-on encore attendre avant de dire “Tiens, il y a des soucis dans le milieu enseignant?” Tout cela me donne la chair de poule...»

Georges Fotinos, ancien inspecteur général et auteur du rapport La qualité de vie au travail dans les lycées et collèges. Le burn-out des enseignants – exclusion des élèves (lire ici), estime que «17 % des professeurs» sont victimes de burn-out (contre 11 % dans les autres professions). Et que «près de 30 % des enseignants»interrogés pour cette enquête ont dit « songer, souvent, à quitter le métier».

Il y a quelques mois, alors que nous enquêtions sur les démissions de professeurs, nous avions rencontré Claire-Hélène Pinon, enseignante chevronnée de français. Après plus de dix ans dans des établissements classés difficiles comme la cité scolaire Henri-Bergson du XIXe arrondissement de Paris, elle avait choisi de mettre un terme à sa carrière. La tragédie de l'enseignante de Béziers lui remémore ses souffrances: la tentative de psychiatriser le cas Lise Bonafous, dont le ministre Luc Chatel a immédiatement fait une «personne en état de grande fragilité», lui rappelle le discours qu'on lui tenait à l'époque.

«La médecine du rectorat m'avait mise en arrêt maladie en précisant que mon état était "non-imputable” à mon service», raconte-t-elle. Difficile de politiser le débat sur l'enseignement quand l'institution n'a de cesse de vous renvoyer à vos «problèmes personnels». «En clair, le problème, c'est moi, et pas mes conditions de travail!» Comme pour les salariés de France Télécom. Pourtant Claire-Hélène Pinon, qui durant ces dix années a pris des antidépresseurs, constate aujourd'hui: «Depuis que j'ai quitté l'enseignement, je n'ai plus besoin d'antidépresseurs.»

Masquer à tout prix les difficultés


«Très exigeante», «à l'ancienne», le discours qui s'est peu à peu développé sur l'enseignante de Béziers, que certains parents ont aussi décrite comme «peu aimée de ces élèves», a aussi sonné familièrement chez Claire-Hélène Pinon. «Il est aujourd'hui mal vu d'être un prof exigeant, et non pas tellement par les élèves ou les familles d'ailleurs, mais par l'institution. C'est exactement ce que j'ai vécu: on me reprochait mes moyennes inférieures aux autres –je refusais de mettre la moyenne à un élève qui faisait trois fautes par phrase. On me disait que je passais trop de temps à expliquer des points de grammaire difficiles, alors que si les élèves décrochaient, il fallait passer à autre chose.»
Le plus difficile, raconte-t-elle, a été la perte progressive du sens même de sa mission d'enseignante. Les expériences pédagogiques («4e sport... la 6e expérimentale où il s'agissait d'apprendre à ces élèves à compter en maniant des ballons de foot...», détaille-t-elle acerbe) se résument selon elle à mettre dans ces classes les élèves en grande difficulté, «ceux qui ont besoin, encore plus que les autres de cadres bien structurants. Le pire, c'est que beaucoup n'avaient rien demandé et ont très mal vécu d'être mis dans “les classes de débiles”».
Devant tant d'incompréhension, peu à peu, le dialogue avec sa hiérarchie s'est étiolé. «Les chefs d'établissement ont leurs contraintes. Il ne faut surtout pas faire trop de conseils de discipline parce que cela remonte au rectorat et peut nuire à l'image de l'établissement. Pareil pour le niveau des élèves, il faut à tout prix masquer les difficultés. On passe sur tout. Le moyen de tenir pour beaucoup de mes collègues, c'était de se voiler la face. Moi je n'y arrivais plus.»
Face à ces conditions de travail de plus en plus pesantes – «Il était très difficile d'obtenir le carnet de liaison de mes élèves, demander à un élève d'enlever sa casquette pouvait faire toute une histoire» –, sa hiérarchie lui demande simplement d'être indulgente. Parallèlement, les collègues, souvent jeunes dans ces établissements difficiles où ceux qui ont un peu d'ancienneté prennent leurs jambes à leur cou, n'osent pas dire les difficultés qu'ils rencontrent.

«Une réunion a par exemple été organisée pour parler d'une classe totalement ingérable. Or devant la direction, chacun a raconté comment, dans sa classe, tout se passait merveilleusement bien! Les profs ont complètement intégré l'idée que si cela se passe mal, c'est uniquement de leur faute.»
Dans ce contexte, celui qui dénonce des situations inacceptables finit bien vite par déranger.

Provoquer une prise de conscience

Alors qu'elle y pensait depuis plusieurs mois, un événement a précipité sa décision de quitter un métier qui était aussi une vocation. «Il y a eu ce conseil de discipline pour une élève qui avait griffé au visage un prof alors qu'il tentait de lui confisquer son portable. Un élève avait filmé la scène sans que cela semble poser de problèmes à personne. Tout le monde a ri quand je me suis étonnée qu'on ne cherche pas les responsables.»

Devant le manque de soutien de sa hiérarchie, elle claque donc bruyamment la porte.

Elle aussi voulait provoquer une prise de conscience. Ne pas partir sur la pointe des pieds, comme beaucoup d'enseignants écœurés. Une de ses anciennes collègues, consciente que la phrase résonne aujourd'hui étrangement, se souvient: «Elle nous avait dit : “Il faudrait faire un truc, je ne sais pas, on devrait peut-être s'immoler”...» A l'époque, fin décembre 2010, l'immolation du jeune Mohammed Bouazizi en Tunisie et l'immense révolte qu'elle suscite sont dans tous les esprits. L'idée du sacrifice qui réveille les consciences, Claire-Hélène, qui était alors au bord du gouffre, y a pensé. «Je me suis dit: qu'est-ce qu'il nous reste pour nous faire entendre?» Elle a finalement écrit une lettre de démission à son chef d'établissement en prenant soin de la rendre la plus publique possible.

Elle, toujours très bien notée par son inspection, toujours saluée par ses collègues comme «une excellente prof», pointe le «climat délétère qui règne dans l'établissement : incivilités, refus d'obéissance, insultes, violences à l'égard des adultes se sont banalisés au point que les élèves, se sentant dans une situation de toute-puissance, n'ont même plus conscience de la gravité de leurs actes. Un tel désordre règne dans les escaliers et les couloirs, qu'il nous est impossible de circuler sans être bousculés, raillés, invectivés, les bagarres y éclatent plus que quotidiennement. Cette situation de violence tant physique que verbale ne devrait pas être».

Et poursuit ainsi: «Je refuse de continuer à assister à la complaisance avec laquelle certains adultes confortent ces enfants dans leurs dérives au lieu de tout faire pour les aider à en sortir. Je refuse de continuer à assister, impuissante, à ce gâchis généralisé, nos élèves les plus fragiles étant les premières victimes de notre incapacité, voire notre réticence, à instaurer les conditions nécessaires à leur apprentissage. Je refuse de continuer à participer de ce spectacle affligeant que nous offrons quotidiennement à nos élèves et qui me fait honte. J'aime mon métier par-dessus tout mais il ne m'est plus possible, dans ces conditions, de continuer de l'exercer et j'ai perdu tout espoir que cela ne change. C'est pourquoi, Monsieur le Proviseur, j'ai l'immense regret de vous présenter ma démission.»

Le sentiment de gâchis était trop grand: «J'étais en train d'y laisser ma peau.» Aujourd'hui en reconversion, Claire-Hélène Pinon refait des projets. Le drame de Béziers lui a rappelé dans quelle situation vivent beaucoup de profs. En 2009, 54 suicides au sein d'un établissement scolaire ont été officiellement recensés.

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