Je vous l'ai déjà dit, mais, pour reprendre un tic verbal de mon bavard de haute lignée (1) préféré, "il faut dire, et il faut le redire" : mon banquier est un type formidable.
Bien qu'il n'ait jamais réussi à me refiler les "produits financiers" plus ou moins faisandés dont il fait commerce, il m'accueille toujours fort courtoisement. Il va même, lorsqu'aucune vitre blindée ne vient nous séparer, jusqu'à me serrer la main. Il me regarde alors avec empathie, et je suis toujours fort impressionné de l'amour pour l'humanité que je puis lire dans ses yeux délicatement cernés d'un halo dont la nuance peut se situer entre vieux rose et parme découenné.
Lors de ma dernière visite dans son établissement, où je venais faire le point sur mon compte épargnecostard sans cravate, il a tenu à me recevoir personnellement dans son bureau au mobilier ascétique, tout en design japonais du meilleur goût, sobrement décoré d'un jardin zen miniature. Il s'en était rapproché quand, à la fin de notre entrevue, je voulus faire l'aimable en faisant un mot plaisant sur la "perte volontaire" que les banques seraient amenées à consentir pour dégonfler la dette grecque. Il se mit à ratisser un peu nerveusement son jardinet sablonneux...
Le terme "volontaire" est à nuancer. Disons que le scénario alternatif, c'est la chute du gouvernement grec, la faillite du pays, et sans doute un effet domino sur d'autres États fragiles. Dans l'affaire, les banques perdraient beaucoup plus qu'avec cette décote. Donc oui, celle-ci est volontaire, mais disons que nous avons tout de même un sacré bâton entre les épaules.
Voyant que, malgré son "sacré bâton entre les épaules", il gardait son calme, je tentai de savoir si une décote de 60% l’inquiéterait.
J'en voulais, il m'en donna :
Ça me paraît beaucoup, parce que c'est une décote sur la valeur faciale de ces obligations. Si on traduit cela en terme de valeur réelle, celle qu'elles ont sur les marchés, cela peut aller jusqu'à 75%.
Puisqu'il m'envoyait de la "valeur faciale" en pleine figure, j'insistai malignement pour savoir s'il pourrait supporter un tel niveau de décote.
Devenu aussi réactif que "les marchés", il bouscula quelques cailloux avec son râteau miniature, mais se ferma comme une huitre perlière que l'on taquine trop :
Je n'ai pas les éléments pour le dire.
Comme j'avais vaguement entendu parler des réglementations bancaires internationales, je tentai de le lancer sur ce sujet, comme un vrai journaliste de Libération (2) :
Il vous sera aussi demandé d'augmenter vos fonds propres durs, y êtes-vous prêts ?
Demandai-je.
C'est alors qu'il commença à pleurnicher :
Nous regrettons que l'on change les règles du jeu pendant le jeu. Il nous est demandé de porter à 9% le ratio de fonds propres durs. Ce taux était prévu dans les règles de Bâle III (3), mais pour 2018, avec des paliers de transition. Là, nous sommes censés l'atteindre pour l'année prochaine...
Il se mit à pleurer à chaudes larmes. Le sable du joli jardin zen ne ressemblait plus à rien, comme après un tsunami. En lui tapotant l'épaule, je lui dis qu'un grand garçon comme lui aurait pu faire l'effort d'anticiper...
Et entre deux sanglots déchirants, il m'expliqua :
Le problème, c'est qu'on ne sait pas encore quelle formule sera retenue pour calculer ces 9%, celle des protocoles de Bâle II, en vigueur actuellement, ou celle, beaucoup plus stricte, de Bâle III. Un 9% selon Bâle II ne correspond qu'à 7% selon Bâle III, et les banques seraient donc amenées à faire des efforts supplémentaires.
Je commençais à trouver cela franchement drôle, mais il s'empara d'un tantō, que j'avais pris pour un coupe-papier, et menaça de s'en ouvrir le ventre en hurlant :
On en demande trop aux banques, et trop vite.
L'ensemble du personnel, y compris les automates, et moi-même, parvînmes à le calmer. Je dus notamment lui promettre de ne pas vider tout de suite mon compte épargne...
A mon départ, il parlait encore d'aller exécuter son seppuku à Bruxelles, pendant le "sommet de la dernière chance".
A lire "le fil de l'info" de cette réunion, il semble qu'il ne l'ait pas fait.
Mon banquier est un type formidable, mais pour tenir ses promesses...
Jardin zen miniature de chez bonsai-ka.
(1) J'emprunte le déploiement de cet acronyme à mon philosophe préféré, Alain Badiou, qui l'utilise dans un article, Un monde de bandits, dialogue philosophique, paru dans Libération, le 28 mars 2011. Ce texte est repris en annexe dans Le réveil de l'Histoire qui vient de paraître aux Nouvelles Éditions Lignes.
(2) Autant dire tout de suite que le vrai entretien se trouve bien dans Libération.
(3) Peut-être faut-il préciser à la diaspora des ploucs de Trifouillis, qui me lit régulièrement, que cela se prononce normalement, et non pas "triple i", car on finit par s'y perdre...
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