D'une décennie à l'autre, le silence de l'État à propos du massacre du 17 octobre 1961 apparaît assourdissant. Après les multiples gestes de commémoration qui ont jalonné, ce lundi 17 octobre 2011, la journée du cinquantenaire, il semble intenable.
Des silhouettes en bois symbolisant les morts de la manifestation de 1961© HV/MP
C'est symboliquement près de la préfecture de police de Paris qu'ont convergé, lundi dans la soirée, des milliers de personnes à l'issue d'une manifestation partie du boulevard Bonne Nouvelle, devant le cinéma du Grand Rex, là même où des exactions avaient été commises, pour rejoindre le pont Saint-Michel. Le tracé est le même que celui de la manifestation de 1961, appelée par la Fédération de France du FLN, qui avait mobilisé des dizaines de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants contre le couvre-feu imposé par décret aux «Français musulmans d'Algérie», selon la terminologie administrative d'alors.
Des roses ont été lancées dans la Seine, en hommage aux victimes jetées dans le fleuve par la police parisienne.
Ces Français d'Algérie, venus pour participer à la reconstruction du pays après la Seconde Guerre mondiale, sont devenus des immigrés algériens. Dans le long cortège initié par quatre associations, 17 Octobre 1961: contre l'oubli, Au Nom de la mémoire, la Ligue des Droits de l'Homme et le MRAP, ces hommes, cette aristocratie ouvrière politisée, militants communistes ou cégétistes dans la mouvance indépendantiste, ne sont plus si nombreux. Mais leurs enfants et leurs petits-enfants sont présents en masse.
Leur mémoire est vive. Ils sont là pour témoigner de ce qui s'est passé. Les drapeaux algériens flottent, des youyous se font entendre, mais les Algériens ne sont pas seuls. Des Marocains, des Tunisiens, des Turcs, des Irakiens ont fait le déplacement, des appelés en Algérie, aussi, des élus de gauche, des militants associatifs ou syndicaux, des citoyens ordinaires, enfin, étudiants, enseignants avec enfants, ingénieurs, ou autres. Voici quelques récits.
Kheira Mekki manifeste enroulée dans un drapeau algérien: «J'ai entendu parler du 17 octobre 1961 à l'âge de huit ans. J'étais encore une petite fille. C'était à Oran, c'est là qu'on vivait avec mes parents. Mon père était un lettré, c'était un résistant, un fidaï, un de ces résistants urbains militant au FLN. Ma mère aussi était militante. Ils parlaient de ça ensemble et moi j'entendais leurs histoires. À cette période, en Algérie, l'armée débarquait chez nous. Je me rappelle d'un jour, ils sont venus. Ils ont tout cassé chez moi, il y avait un capitaine qui semait la terreur. Il a braqué son revolver sur la tempe de ma mère car il cherchait la liste des fidaïn. Il a tiré, mais son arme s'est enrayée. Je tenais ma mère par la robe. Ces coups de crosse, ces humiliations, c'était permanent. C'est aussi pour cela que je suis là, en mémoire de mon père. Je ne fais pas partie d'association, ni rien. Mais je suis là, parce qu'il est inacceptable que cinquante ans plus tard l'État français refuse toujours de reconnaître sa responsabilité.»
Dans la manifestation, à Paris, dans la soirée du 17 octobre 2011© HV/MP
Jamal Ichou tient une pancarte à la mémoire d'Arabi Achour, disparu le 17 octobre 1961: «Je suis né en Seine-Saint-Denis en 1958, en pleine bataille d'Alger. Mes oncles tombaient comme des mouches. J'en ai trois qui sont morts de 1957 à 1961, ici, en France. Mon père me disait: “Nous, l'Histoire a essayé de nous mâcher, vous elle vous avalera.” Mon père est arrivé en France en 1937 et ma mère a suivi en 1945. Ils venaient de Ghazaoued. Mon père a tout fait, docker à Marseille, le textile à Lyon, les mines dans le Nord et il a atterri à Renault-Billancourt.
«Le 17 octobre 1961, c'est toute mon enfance qui revient. On en parlait dans la famille, à chaque fois qu'il y avait une crise dans le monde arabe. Moi aussi j'ai été nationaliste. La police française était d'essence et d'idéologie raciste, la ratonnade, c'était coutumier à Nanterre dans les bidonvilles. Mais il faut dire que ce qui est arrivé ce jour-là était prévisible. Le FLN savait que c'était dangereux. Un de mes oncles faisait partie de ceux qui ramassaient l'argent pour le FLN, il était armé. Ça ne rigolait pas. Ils les ont envoyés dans le mur. Dans cette manifestation, il y avait beaucoup de travailleurs algériens. Ils n'étaient pas tous militants et ils sont allés au casse-pipe. Le FLN aurait dû s'allier aux syndicats, aux associations.»
«La DST est venue chez nous car ils avaient repéré des traces d'encre»
Catherine Beaunez, sa canne de marcheuse à la main: «Je suis la fille de deux militants français qui ont soutenu l'indépendance de l'Algérie. Nous vivions à Colombes, j'avais trois ans, et il y avait beaucoup de passage chez nous. Mes parents étaient des cathos de gauche, comme on dit, ils accueillaient et hébergeaient pas mal de militants algériens, c'était leurs amis. Le 17 octobre 1961, ça fait partie de mes souvenirs. Mon père à ce moment-là était secrétaire de Claude Bourdet, élu municipal à Paris, et l'un des fondateurs de France Observateur, qui, au lendemain des événements, a fait un discours pour dénoncer le massacre. Mes parents donnaient des cours d'alphabétisation, ils étaient au PSU(parti socialiste unifié).
«Je me souviens d'une anecdote antérieure, ça s'est passé en 1956. Mon père était proche de Pierre Stibbe (un avocat qui défendait les nationalistes algériens). La DST (direction de la surveillance du territoire) est venue chez nous car ils avaient repéré des traces d'encre d'une machine à fabriquer des tracts. Il était tôt, vers les cinq heures du matin. Ma mère et moi étions levées. Il a fallu cacher une liste avec des noms d'Algériens. Ma mère l'a mise dans une motte de beurre. Elle a placé le beurre sur une assiette et me l'a passée pour que je le mette dans le frigo. Les hommes de la DST ont mis à sac la maison. Mais ils n'ont rien trouvé. Mon père a été arrêté pendant trois jours, il a été relâché grâce à ses réseaux.»
Revenue de la manifestation, Catherine Beaunez rappelle. Elle a eu le temps de consulter le cahier de notes de sa mère. «Les amis de parents venaient surtout du MNA (Mouvement national algérien, organisation rivale du FLN). Deux d'entre eux se sont fait liquider par le FLN, parce que leur mouvement était considéré comme trop modéré.»
Dans la manifestation, à Paris, dans la soirée du 17 octobre 2011© HV/MP
Meriem Did, fichue rose sur la tête, brassée de roses blanches dans les bras: «Moi aussi j'ai fait la guerre. J'étais une militante du FLN, en Algérie, là-bas. Je suis venue en France en 1967 pour rejoindre mon mari. En 1961, j'avais 21 ans, j'étais une combattante. Il n'y avait pas la télé. Mais, par la radio égyptienne, on avait des informations sur qui était mort et qui ne l'était pas, qui avait été jeté dans la Seine, qui était vivant. Bien sûr, on suivait tout ce qui ce passait. Nous devions lutter pour notre indépendance. Et on l'a eue, et je suis restée ici.»
Mohamed Ouarchekradi et Nacer El Idrissi, de l'Association des travailleurs maghrébins de France (ATMF). L'un et l'autre sont marocains. Le premier: «Je suis là pour me souvenir, pour ne pas oublier, et pour l'avenir, pour que cette histoire tragique ne se répète plus. Je souhaite que le 17 octobre soit reconnu comme crime d'État, pas seulement comme un événement séparé, mais comme un point de départ pour revoir l'ensemble des relations entre la France et l'Algérie, la France et ses anciennes colonies. J'avais 10 ans en 1961, je vivais au Maroc, et j'ai entendu parler du 17 octobre. Je suis venu en 1970. L'année d'après, on commémorait les dix ans de la tragédie. Il y avait des Algériens, mais aussi des Marocains et des Tunisiens et même des porteurs de valise, ces Français qui s'étaient ralliés à notre cause.»
Le second: «Le 17 octobre 1961, j'en ai entendu parlé alors que j'étais étudiant à Casablanca à l'Union des étudiants marocains. Aujourd'hui, il y a le mouvement des Indignés, partout dans le monde, les révolutions arabes. La France ne peut pas faire comme si elle n'entendait pas. Ce n'est plus possible. Ce n'est pas une question de repentance, mais c'est une question de faits. L'État doit admettre sa responsabilité. C'est le moment où jamais, sinon il sera trop tard, car les peuples sont en mouvement.»
Silhouettes en bois, en souvenir des morts et disparus de 1961© HV/MP
Soraya, 30 ans, consultante en informatique, porte une immense reproduction d'une image d'archive de la manifestation de 1961: «Il faut raconter cette nuit, ces morts, faire savoir, informer. Devant le Rex, il y a des gens qui m'ont demandé pourquoi on manifestait. Ils n'avaient pas entendu parler de cette date. Il faut que l'État reconnaisse cette partie de son histoire. Moi, j'ai un grand-père algérien, mon grand-père paternel, qui est disparu dans ces années-là, peut-être ce jour-là, peut-être jeté dans la Seine. On n'en sait rien, mais il a disparu, ça c'est sûr.
«Mon père m'en a parlé, un peu, c'est difficile pour lui, il est retourné en Algérie, il ne comprend pas pourquoi je lui pose des questions là-dessus. À chaque fois que j'évoque ces souvenirs, c'est comme si je le culpabilisais, comme si je lui reprochais de ne pas avoir essayé de savoir. Mais il ne pouvait pas savoir. Les gens ne savaient rien, personne ne parlait.»
Parmi les revendications des initiateurs de la manifestation, la reconnaissance par l'État, mais aussi l'ouverture complète des archives, toujours pas réalisée, malgré de récurrentes demandes.
«Ce crime couvert ou décidé par les autorités de la France»
Plus tôt dans la journée, le maire socialiste de Paris, Bertrand Delanoë, a déposé une gerbe de fleurs sur le pont Saint-Michel .«J'ai voulu que ce crime couvert ou décidé par les autorités de la France, que ce crime dont je considère qu'il est une faute politique et morale, soit au moins reconnu par la capitale de la France», a-t-il déclaré en compagnie de l'ambassadeur d'Algérie en France, Missoun Sbih.
À la Défense, en face du pont de Neuilly, des dizaines de personnes se sont également rassemblées. Mais sans le maire de droite de Neuilly-sur-Seine, Jean-Christophe Fromentin, qui continue de penser que «sa» ville «n'a jamais été associée à cet événement par le passé». Quant au ministre de l'intérieur Claude Guéant, il a estimé que la France «doit faire face à son passé» mais«certainement pas présenter des excuses».
http://www.mediapart.fr/journal/france/181011/dans-la-manif-le-17-octobre-1961-cest-mon-enfance
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